mercredi 20 avril 2011
Le Cri du Gonze
posté à 15h13, par
8 commentaires
A priori, peu de points communs entre l’écrivain suisse Nicolas Bouvier et le musicologue américain Alan Lomax. Le premier a écrit le Voyage comme personne. Le deuxième a consacré sa vie a enregistrer des voix en jachère. Deux belles trajectoires qui pourraient ne jamais se croiser. Sauf que... En creusant, des mélodies communes émergent, une même soif de sons oubliés. Parallèle.
Tous les deux ans, environ, quand la poésie déserte les alentours, je me replonge dans L’Usage du monde. Un genre de pèlerinage perso. Il faut parfois emprunter d’autres yeux pour retrouver les siens. Ceux de Nicolas Bouvier sont – avec Michaux et Brautigan – ce qui se fait de mieux en la matière, des joyaux nichés sous un cerveau lumineux. Si j’étais conservateur du grand musée-bunker des merveilles de l’Humanité post-apocalypse, nul doute qu’on y trouverait dès la première salle ces reliques oculaires baignant dans le formol, avec cette pancarte : « Ce qu’il faut retenir de la Suisse. » Mais je m’égare. Bref, hier soir, je relisais ce récit voyageur de Bouvier2 en me demandant quel serait l’équivalent contemporain d’une 2CV globe-trotteuse millésime 1953, bramant intérieurement contre les temps modernes qui aplatissent le monde. Autoroutes du progrès, mon cul. Ceci dit, point ne cédais à l’affliction : doigts de pied en éventail, olives périmées, pastis éventé – coq en pâte spirit. Cerise sur le yahou, je venais de dégotter un disque intitulé Prison Songs, enregistré par Alan Lomax dans les années 1940, et, à plein volume, il se mêlait étrangement bien à la plume du voyageur si leste.
Certains grands ouvrage ne peuvent se lire accompagné de musique, ne sont pas solubles dans les mélodies extérieures – quelle musique pour guider la lecture de Primo Levi ? D’autres s’harmonisent parfaitement avec l’intrusion sonore, mais nécessitent un choix avisé, l’hérésie guette : gaffe à la fausse note – Joy Division pour Kafka, Billie Holiday pour Hugues Pagan, Satie pour Artaud, Brel pour René Fallet, Franky Vincent pour Philippe Delerm, and so on. Dans le cas de Bouvier, il n’y a pas à pinailler, seuls les vieux blues fonctionnent : Robert Johnson, Skip James, Bukka White,J.B. Lenoir à la rigueur. Une histoire d’alchimie, d’évidence subjective, posée en oukase indiscutable : c’est comme ça. Reste que, malgré toute ma conviction, je n’avais jamais vraiment mis le doigt sur le fil reliant Bouvier au blues, en restais à des considérations d’atmosphère, de style. Et puis hier, soudain, la révélation, bing : ALAN LOMAX (et son père John).
Alan Lomax est une sorte de saint (ou plutôt : d’apôtre) du Blues, un type qui a bataillé toute sa vie pour que la culture noire opprimée ne disparaisse pas, pour que l’idiome musical développé au cours de siècles d’esclavages se perpétue – aux États-Unis, certains le posent en précurseur des Cultural Studies. Son père, John Lomax, avait tracé la voie : musicologue, folkloriste, daddy Lomax fut un des tous premiers à collecter des musiques pour le compte des archives sonores de la Bibliothèque du Congrès. Alan reprit le flambeau dans les années 1930, sillonnant les États-Unis à la recherche de perles ignorées, enregistrant dans les champs, dans les prisons, dans les tavernes, à une époque où les cultures noires n’intéressaient pas grand monde. Muni de son matériel d’enregistrement, Lomax courait les États du Sud – Mississippi, Louisiane, Tennessee, Kentucky, Texas – aux aguets de la moindre mélodie à sauver de l’oubli, avec un enthousiasme babillant qui, semble-t-il, ne s’émoussa jamais. On le croise parfois au détour d’un livre consacré au blues, ou au fil du témoignage d’un vieux bluesman, et toujours le même portrait en ressort : un jeune type enthousiaste et dégingandé, capable de faire 500 kilomètres pour aller enregistrer un vieux paysan gratouillant des merveilles dans sa cabane. Chercheur de trésors ; rarement bredouille. C’est à lui qu’on doit – entre autres – la découverte de Muddy Waters et Leadbelly.
Retour à Bouvier. Dans L’Usage du monde, la musique n’est jamais loin, elle surgit des tavernes crasseuses, des caravansérails poussiéreux, des vieillards attablés qui poussent la chansonnette. Comme Lomax père et fils, Bouvier et son compadre de dérive, Thierry Vernet, ont un enregistreur avec eux, toujours prêts à capturer un morceau, à saisir l’instant de grâce, au vol. Play : « Ici [en Macédoine], comme en Serbie, la musique est une passion. C’est aussi un ’sésame’ pour l’étranger : s’il l’aime, il aura des amis. S’il enregistre, tout le monde, même la police, s’emploiera à lui racoler des musiciens. Ainsi, à quelques jours du départ, le professeur de chant est venu de bon matin crier sous nos fenêtres qu’il avait pu enfermer dans sa classe le meilleur cornemusier du pays. Nous lui avons emboîté le pas, un peu gênés tout de même. Nous n’en demandions pas tant, mais la prise avait l’air de taille : c’était un vieux borgne et déplumé, l’œil mouillé de malice, qui somnolait sous le tableau noir, sa cornemuse entre les genoux. […] Lorsqu’il attaqua la danse finale : un caquetage impérieux sorti du fond des âges, la salle était noire de monde et tous les derrières, tous les orteils du café étaient en mouvement. » Ce sont souvent les vieux aux visages parchemin qui font guincher, chez Bouvier – comme chez Lomax. Dépositaires de la mémoire collective, ils font revivre d’autres temps, perpétuent une culture qui, déjà à l’époque, est mise à mal, rognée, des nuages mondialisés s’annoncent. Bouvier comme Lomax se battent, chacun à leur manière, pour que les voix en voie d’extinction s’élèvent de nouveau – le premier via des livres, le deuxième avec des disques (impossible de recenser le nombre d’enregistrements que Lomax supervisa : un Himalaya de vinyles). Leur enthousiasme est si puissant, viscéral, qu’ils se doivent de le partager. Voilà pourquoi la musique n’est jamais loin dans L’Usage du monde, pourquoi chaque étape comprend un concert improvisé par une vieille tsigane ou un vieux brigand édenté, un intermède mélodique, un opéra social : ouvrir les yeux, c’est ouvrir les oreilles. Même dans la misère la plus crasse, la plus violente, même quand le périple se fait fardeau - Robert Johnson : « Il y a des pierres sur mon chemin, et ma route semble noire comme la nuit3 » -, une mélodie peut surgir, une voix s’élever pour combattre les dures réalités, les moquer. Dans le bayou comme dans le désert. Bouvier dixit : « Moi, par-dessus tout, c’est la gaieté qui m’en impose. »
Dans les chants de prisonniers enregistrés par Lomax, dans les blues de la pauvreté et de la misère, on retrouve cette gaieté qui surnage malgré tout, plus forte que les avanies. A la fin des années 1970, Lomax, qui était revenu aux États-Unis après un long interlude en Europe5, renoua avec les lieux de ses premiers amours, le Delta du Mississippi, troquant l’enregistreur pour une caméra. Il en fit un film, The Land where the blue began (visible ici), multipliant les prises, de La Nouvelle Orléans à Memphis. En fouinant dans ses archives (certaines sont consultables ici), on tombe sur des pépites, des trognes chiffonnées qui survolent la poussière : Belton Sutherland et son vieux clopiaud mâchonné, yeux creusés comme des ravines ; Joe Savage et ses dents manquantes, ses mots avalés dans les plis du visage, le tord-boyaux qu’on devine derrière les rires ; Sam Chatmon et sa barbe de prophète chantant une vieille histoire de prêtre et d’ours, sérieux comme un pape. En les visionnant (ci-dessous), il est facile de faire le rapprochement avec Bouvier, avec les mots qu’il utilise pour décrire les musiciens croisés sur la route. Lomax filme, et on imagine très bien l’écrivain suisse niché sur son épaules, collant ses mots sur la scène, ses enthousiasmes frissonnants. Compagnonnage fantasmé. Et tant pis si tous deux ont largué les amarres (Lomax en 2002, Bouvier en 1998) : ils ont légué assez d’enregistrements pour combler tous les fossés du monde.
1 I got to keep moving, I got to keep moving Blues falling down like hail, blues falling down like hail
2 Pour ceux qui ne l’ont pas lu : il y décrit un long et lent voyage en 2CV effectué en 1953-54, de Genève à l’Afghanistan, en compagnie de son ami Thierry Vernet.
3 I got stones in my passway, and my road seem dark as night, « Stones in my passway »
4 Thierry Vernet, illustration pour L’Usage du monde. Autre spécimen :

.
5 Après la guerre, Lomax le gauchiste fut forcé de s’exiler en Europe, Mccarthysme oblige.