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samedi 27 février 2010

Le Charançon Libéré

posté à 20h51, par JBB
20 commentaires

« Force de Frappe » de Peter Watkins : les 9 jours qui n’ébranlèrent pas le monde
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C’est un film méconnu, presque disparu dans les limbes. Après un accueil critique négatif et à peine sorti (en 1977), « Force de Frappe » a rejoint ce cimetière où viennent mourir les œuvres sans public. Son réalisateur - le passionnant Peter Watkins - a beau en avoir l’habitude, c’est dommage : le film n’a guère vieilli et touche plutôt juste. À ton pop-corn, ami, j’ai décidé de t’en parler.

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Ce film, il y a peu de chances que tu l’aies vu. En partie parce que Peter Watkins, son réalisateur, est tout le contraire d’un cinéaste à succès : le bonhomme reste plutôt confidentiel, même s’il s’est taillé une jolie réputation de cinéaste rebelle et de contempteur des médias de masse (je te renvoie ici au très complet billet que Benjamin a rédigé sur le personnage et son travail : Peter Watkins, une bouffée d’oxygène dans la pollution audiovisuelle). Et surtout parce que Force de Frappe - Evening Land en version originale - , sorti en 1977 et désormais distribué (à petite échelle) en DVD1, a connu une diffusion réduite à sa plus simple expression. À en croire la jaquette du DVD : « À sa sortie en 1977, le film, traitant de sujets politiquement sensibles, a été vivement critiqué et n’a plus jamais été projeté depuis. » Oui, c’est vague… Wikipedia se montre à peine plus disert : « Le film est mal reçu par la critique (« Quand Watkins cessera-t-il d’effrayer le public ? », s’insurge un chroniqueur), mais aussi par les marxistes, qui lui reprochent d’être plus proche des « terroristes » que des ouvriers. Il ne sera plus présenté ensuite. » Et ? Et c’est tout, si ce n’est quelques vagues résumés et brèves notices sur le net. Mystère…

Censuré, Force de Frappe ? Non. Le film - très loin d’être l’un des plus obscurs de Peter Watkins - a sans doute plutôt été victime de l’attitude de « franc-tireur » de son réalisateur : l’homme y aligne pour le compte le syndicalisme, montré sous un jour bien peu flatteur, renvoie dos-à-dos le militarisme de l’Otan et son pendant soviétique ou dénonce le faux-semblant de la démocratie, société qui abreuve « l’individu de lieux communs sur (s)a liberté » mais ne craint rien autant que le voir s’émanciper ; il ne place - enfin - le peuple au centre de son film que pour mieux démontrer combien les militants anonymes, les activistes idéalistes et les ouvriers combatifs ne comptent pour rien face à un système (médiatique, politique et syndical) qui n’a d’autre ambition que les asservir. Un tableau plutôt bien vu, tu dis ? Oui. Et c’est d’ailleurs tout le paradoxe de Force de Frappe : clairement daté (il a été réalisé il y a un peu plus de 30 ans et ça se voit) , le film semble pourtant très actuel.

L’échec de Force de Frappe, en 1977, doit sans doute beaucoup au mode de traitement choisi par son réalisateur : petit budget, acteurs amateurs et volonté de se faire le plus réaliste possible. C’est là le credo de Watkins, faire accroire à la réalité tout en montrant clairement qu’il n’en est rien, jouer sur cette ambivalence qui existe entre la fiction et le (faux) documentaire, exacerber la vérité du monde pour décrire ce qu’il porte en germe : la réduction des libertés, la mise-au-pas de la contestation et l’annihilation de l’individu. « Annihilation » aux sens propre et figuré : ce qui donne corps au scénario est la menace atomique, nucléarisation du monde en toile de fond et logique des blocs poussée à l’extrême. Une angoisse de la bombe réelle - le sujet est traité de façon encore plus frontale dans La Bombe, film de Watkins consacré aux effets d’un éventuel conflit nucléaire - et symbolique - l’État démocratique moderne porte en lui les germes d’un anéantissement total de nos existences, aussi dévastateur pour les libertés qu’une Bombe A.

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Je sens quand même qu’il faut que je te dise un petit mot du scénario. Adonques, le film se déroule à la fin des années 1970 au Danemark, et démarre avec un mouvement de grève lancé aux Chantiers navals de Copenhague. Apprenant que leur entreprise est sur le point de décrocher un important contrat avec une force militaire européenne, les 2 500 ouvriers et 500 employés des chantiers cessent le travail, refusant de participer à la folle militarisation du monde. Malgré les appels à la « raison » d’un gouvernement de centre-gauche et d’une Centrale syndicale acoquinée avec le patronat, les grévistes font front et maintiennent leur mouvement, encore plus décidés quand ils apprennent qu’il s’agit de construire quatre sous-marins nucléaires pour la France. De là, Peter Watkins décrit - sur une trame temporelle de neuf jours - la façon dont le système se met en branle et s’impose, forces politiques, policières, économiques et médiatiques mobilisées pour mettre bas le mouvement de grève. Après l’euphorie ouvrière des premiers jours et la belle perspective d’une paralysie générale du pays, la répression s’affirme et la Réaction s’impose. À compter du 7e jour, le Danemark bascule dans un régime d’exception : militants arrêtés, manifestants matraqués, mobilisation des forces policières et militaires, État fort et sans pitié. Au 9e jour, tout est fini : l’Ordre règne.

En parallèle de ce mouvement de grève, Peter Watkins campe aussi une prise d’otage, celle du ministre des Finances et des affaires étrangères par un groupe de « militants non-violents » souhaitant faire obstacle à la course à l’armement. Là-aussi, la tension monte au fil des jours : l’enlèvement est l’occasion rêvée, pour les médias comme pour les politiques, de transformer les ouvriers en alliés du « terrorisme ». Au grand dépit de l’un des grévistes : « Ce qui nous distingue des terroristes, nous, au Comité de grève, c’est que là où nous essayons d’organiser une action de masse ; eux agissent individuellement. Ça n’aide en rien le Comité de grève, ni le mouvement ouvrier. Au contraire, ils nous transforment en spectateurs… »
Qu’importe, la prise d’otage est prétexte. À discréditer les grévistes dans l’opinion, avec le soutien actif et conscient des médias. À intensifier le maillage policier et militaire. Et à réduire les libertés individuelles. Mais attention : ne va pas en déduire que Peter Watkins oppose la grève à l’enlèvement, prend fait et cause pour l’un ou l’autre des moyens d’action. Non : il raconte, simplement. Et met en parallèle l’échec des deux mouvements, la défaite des grévistes et la « neutralisation » des preneurs d’otage. Pour seuls gagnants ? La répression et le patronat.

Nucléaire et lutte armée : Force de Frappe pourrait sembler daté, derechef. Tout le contraire : ce sont des problématiques tristement actuelles que Peter Watkins met à jour. La collusion syndicats-patronat. La manipulation de l’opinion grâce aux mass-médias. La montée en puissance de la terrorisation démocratique2, celle-là même qui construit l’ennemi intérieur pour justifier l’arasement des libertés individuelles - « Ce que nous voyons, c’est la faillite de la démocratie. La démocratie est par définition obligée d’admettre la dictature des riches  », constate l’un des personnages du film. La disproportion des forces en présence, enfin, les contestataires ne pesant que de peu de poids face à un système tout-puissant. Las ? Oui. Et même : trois fois las. Reste que le film est bon ; c’est déjà ça.

Pour conclusion, cette voix proche des preneurs d’otage : « Ils nous ont nourri de lieux communs sur la liberté de l’individu et sur la possibilité pour l’individu de se réaliser. Mais ce n’est pas possible dans ce système. Tout ce qu’ils veulent, c’est que les gens restent assis devant leurs machines, sans penser.
Les machines, la maison et la télévision.

La sociale-démocratie a toujours pratiqué la collaboration entre les classes. Ce qui veut dire que les ouvriers n’ont aucune possibilité de protester contre, par exemple, la production de matériel de guerre. (…) Cette collaboration entre les classes est tout simplement la mort de tout un chacun. »



1 Il est édité par Doriane Films, tu peux le trouver ICI.

2 Copyright Claude Guillon.


COMMENTAIRES

 


  • y a pas trop de lien avec l article mais je voulais juste partager cette info. attaques sur une femme sans papier d’origine arabo musulmane. c est de l’acharnement ! on dirait candide ou les infortunes de la vertu ! si vous avez des infos sur une manif ou des actions pour elle merci de faire partager...
    http://sanspapiers.blogs.liberation...

    désolé d avoir pourri ton article, j’étais juste trop chamboulé pour pas parler...

    • Cette semaine le parlement allemand vient de voter par ( 586 députés présents) 429 voix contre 111 et 46 abstentions, l’envoi de 850 soldats supplémentaires en Afganistan. Ces troupes iront renforcer les 4500 soldats allemands déployés dans le nord de l’Afganistan.

      En analysant le décompte des voix et en comparant au nombre d’élus par parti au Bundestag, nous ne pouvons que constater que de nombreux sociaux démocrates ont voté pour l’envoi de troupe ou se sont abstenus.

      De plus, la Chancelière Merkel a reçu un soutien de poids, celui de l’ancien ministre écologiste des Affaires étrangères, Joshua Fischer. Celui-ci a déclaré « Un retrait prématuré d’Afganistan rapprocherait la ligne de confrontation vers l’Europe ».

      En France Sarkosy prend seul la décision d’envoyer des renforts en Afganistan.
      Pourtant s’il faisait voter le parlement, le résultat serait proche de celui du Bundestag.

      Puissance et Force tel est le crédo des politiciens.
      Pour avoir de la puissance et de la force de frappe, il faut une industrie de l’armement performante,
      plus un bon consensus entre syndicat, patronat et État, plus une bonne couverture médiatique. C’est bien ce que démontrait Watkins dans son film et qui se trouve toujours d’actualité 33 ans plus tard.

      Pour ceux qui ne peuvent supporter ni le bruit des bottes, ni le silence des pantoufles, nous avons la solution d’aller pieds nus.

      Composition actuelle du Bundestag :
      CDU/CSU : 239 sièges
      FDP : 93 sièges

      SPD : 146 sièges
      La Gauche : 76 sièges
      Alliance/Verts : 68 sièges

      • @ pablito : ne soit surtout pas désolé. Toute digression est bienvenue, bien entendu :-)

        Et je comprends que tu sois « chamboulé » : cette histoire est juste dégueulasse. Une de plus à mettre à crédit de cette clique rancie qui nous gouverne.

        @ kunique : merci pour l’info. La déclaration de Fischer est en elle-même sidérante : « Un retrait prématuré d’Afganistan rapprocherait la ligne de confrontation vers l’Europe ». Faut quand même oser…
        Sinon, je ne peux que partager ton analyse : les parlementaires français auraient-ils voté que les résultats eussent été comparables. Et les sociaux-démocrates auraient été les premiers à approuver le choix de la guerre et des bombes, comme à chaque fois.

        « Pour ceux qui ne peuvent supporter ni le bruit des bottes, ni le silence des pantoufles, nous avons la solution d’aller pieds nus. »

         :-)



  • Un film qu’il faudrait montrer aux cégétistes de GIAT industrie qu’on a vu un jour lointain débouler à Carcassonne pour manifester sous les fenêtres du château occupé par Chirac-Aznar en grande conférence gastronomique. Ils gueulaient contre l’arrêt de la fabrication de mines dites anti-personnel si je me souviens bien.

    Ils avaient affrété trois autobus qui étaient escortés par des CRS à moto, deux bleus à roulette par bus.
    Ça nous a foutu un coup d’abord, après on les a agoni d’injures les traitres. Ils sont descendu pour nous la casser en grand et c’est les bleus à roulette qui nous ont protégé. Ben oui, y a des jours vaudrait mieux rester au page que de voir ça, arf..........

    • « Ils gueulaient contre l’arrêt de la fabrication de mines dites anti-personnel si je me souviens bien. »

      Waouh… Il y a vraiment des gens qui n’ont peur de rien, hein…

      « Ils sont descendu pour nous la casser en grand et c’est les bleus à roulette qui nous ont protégé. »

       :-)
      (Ça a quand même dû être méchamment tendu…)



  • C’est un exemple de division pour mieux régner : le chômage et le chantage à l’emploi font qu’il n’y aurait pas une grève pour des motifs pareils maintenant.
    Par exemple la grève de Caterpillar en 2009 pour négocier le plan de licenciement : compte tenu d’une partie de ce que fabrique Caterpillar ça peut paraitre difficile à défendre.
    De quoi croire que les raisons de faire grève sont moins « nobles » aujourd’hui.

    Mais cette « contradiction » peut être résolue car l’ennemi est le même dans tous les cas : les intérêts du lobby militaro industriel dans l’économie mondialisée (des fois il fabrique, comme dans ce reportage, et d’autres fois il licencie...). Mais c’est toujours ce lobby qui mène le jeu pour le moment.

    • « compte tenu d’une partie de ce que fabrique Caterpillar ça peut paraitre difficile à défendre. »

      Là, je confesse mon ignorance : je croyais que c’était essentiellement une marque d’habillement et d’équipement en travaux publics. Ils font autre chose ?

      « le chômage et le chantage à l’emploi font qu’il n’y aurait pas une grève pour des motifs pareils maintenant. »

      C’est clair. Ça paraîtrait totalement anachronique, alors même qu’il n’est guère de meilleure raison de se mettre en grève. En trente ans, le pacifisme militant a incroyablement reculé, c’est assez désolant.



  • dimanche 28 février 2010 à 19h04, par Jérôme Leroy

    Merci pour cet article. Depuis Punishment Park vu par hasard un soir sur Arte, à chaque fois que je découvre un film de Watkins, c’est l’éblouissement. L’innovation formelle n’est jamais gratuite. Je conseillerai donc de toute urgence La Bombe et La Commune ainsi que Gladiators que je viens juste de voir, (crédité comme film suédois ?) et qui raconte en 69 comment pour éviter la guerre nucléaire entre les Grands, on a recours à la téléréalité. En 69...

    • « Merci pour cet article. »

      Tout le plaisir a été pour moi :-)

      « Je conseillerai donc de toute urgence La Bombe et La Commune »

      Et tu as tout à fait raison. Ben, qui participe à A.11 et est un grand fan de Watkins, t’approuvera avec force, pour peu qu’il passe dans ces parages.

      « En 69... »

      C’est ça, le truc : Watkins a un côté salutairement visionnaire.



  • La démocratie est par définition obligée d’admettre la dictature des riches

    Non contente de l’admettre, elle la promeut jours après jours.

    Tout ce qu’ils veulent, c’est que les gens restent assis devant leurs machines, sans penser

    C’est ce qui est plus terrible, cette servitude qui semble tant confortable à leurs yeux et qu’ils défendent becs et ongles.

    • « cette servitude qui semble tant confortable à leurs yeux »

      Oui. Heureusement qu’il en restera toujours pour secouer les chaînes :

      Toujours en est-il certains qui, plus fiers et mieux inspirés que les autres, sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer ; qui ne se soumettent jamais à la sujétion (...) Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir l’avenir. Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramèneraient ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât.



  • Dur de trouver le film sur internet pour se faire un avis.

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