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vendredi 20 mai 2011

Le Cri du Gonze

posté à 18h45, par Lémi
8 commentaires

« L’Alcool et la nostalgie » – et le fantôme de Cendrars
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«  Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais / D’autres se perdent en route. » Le regretté Blaise Cendrars et le contemporain Mathias Enard eussent normalement dû faire de même : ne jamais se rencontrer. Las, le second s’est piqué de se lancer sur les traces de l’auteur de La Prose du Transsibérien, revisitant son épopée ferroviaire en un récent ouvrage. Opération (littéraire) suicide ? Sacrilège ?

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«  (…) Les livres (…) sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu’ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler. » Mathias Enard

Il manque pas d’air, Mathias Enard. Se lancer comme ça, sans filet, sur les traces du Cendrars le plus lumineux, celui de La Prose du Transsibérien... pfff, mission suicide. On ne s’accoude pas impunément avec Blaise au comptoir de l’express pour le grand grand Est. Surtout, on ne ressuscite pas le « grand christ rouge  » et «  la petite Jeanne de France » sans courir le risque de patauger dans l’hérésie. Fulminations : dès la première page de L’Alcool et la nostalgie, j’en suis déjà à me demander où je pourrais bien trouver goudron et plumes en quantité suffisante pour raccompagner l’envahisseur Enard hors des frontières de Cendrarsopolis. On ne badine pas avec Blaise.

« Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.
1 »

Si Cendrars lui-même éclairait des voies anciennes et se disait mauvais poète, que penser - alors - de celui qui se frotte à son œuvre quasiment un siècle à rebours (La Prose du Transsibérien date de 1913), tout ça (argh) sur invitation du ministère de la Culture ? Trahison.
J’imagine fort bien l’équipée ferroviaire, ces écrivains en goguette, suffisants et pseudo-habités, singeant luxueusement, subventions en étendard, le grand Voyage dans la steppe. Cantonniers de la littérature : les voies anciennes sont désormais voies antiques, fossilisées, autoroutes battues et rebattues par des cohortes d’apprentis romantiques en quête de frisson slave et de résurrection poétique. Pourquoi y revenir, chaussé de gros sabots contemporains ? Tout a été dit, et de quelle manière... D’ailleurs, Cendrars et son Transsibérien ont déjà trouvé la meilleure des accompagnatrices, celle qui mit en forme et peinture l’œuvre : Sonia Delaunay, la vaillante ordonnatrice graphique du plus grand poème du monde2. Comme Tardi avec Céline3 ou Alechinsky avec le même Cendrars4, il y a fusion - Blaise Delaunay et Sonia Cendras. On ne sait pas vraiment comment, on hésite à pointer les convergences, mais l’œuvre a trouvé son jumeau pictural, son double imagé. Inutile d’y revenir, ce serait déflorer la perfection.
Et donc, Monsieur Enard, je ne sais comment vous osez vous y mesurer, par quelle fatuité vous vous autorisez à courir après le fantôme du Transsibérien, après les « millions de charognes » croisées par Blaise dans son périple, après « la faim, le froid, la peste, le choléra  », après ce ciel « comme la tente déchirée d’un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs  », après la perfection absolue des 400 vers de Cendrars.

«  Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais
D’autres se perdent en route.
 »

Mais je suis méchant. Trop. Je médis dans le vide, ou presque. Bien sûr, l’ombre étouffante de Cendrars plane sur le livre, et l’auteur ne se gène pas pour en raviver le souvenir, parsemant son récit de fines infusions de Blaise ; mais ce n’est pas le seul combustible des pages en question – fort belles au demeurant. Alors, avant de revenir au chassé croisé Cendrars/Enard, autant donner quelques éléments sur le livre de l’envahisseur, sorti il y a peu (éditions Inculte, 2010).
L’Alcool et la nostalgie, court récit d’une centaine de pages, conte le voyage désabusé de Mathias escortant de Moscou à Novossibirsk - via le Transsibérien - le corps de son meilleur ami, Vladimir. En chemin, il se remémore ce qui l’a lié au défunt. Il se souvient de son amour pour Jeanne, partie pour la Russie, envolée vers Vladimir, ce rieur sous vodka. De leur complicité qui suivit la jalousie quand il les rejoignit à Moscou. Du triangle amical/amoureux qui se construisit. De la Russie dont tous trois se gavèrent avec appétit, et vice-versa : « J’ai compris que la Russie nous mangeait comme un ogre. Tous ces récits, tous ces contes, toutes ces chansons. » De ce qui n’est plus et lui manque terriblement : l’amour de Jeanne, l’amitié de Vladimir, leur trio alchimique sous perfusion d’enthousiasme russophile.
Alors qu’il voyage avec le corps de son ami, tout est perdu, amour envolé et amitié défunte, et les gares traversées résonnent de cette perte irréparable. Ne restent plus pour consoler Mathias que l’alcool et la nostalgie5. Piètres consolations. Picoler de la vodka dans un wagon en pensant à sa jeunesse enfuie, ce n’est pas la même chose que de faire le voyage à 16 ans6, quand l’enthousiasme rue dans le cortex, nez collé à la vitre. Glue ferroviaire : finies les envolées (Cendrars : «  Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues / [...] Le train retombe toujours sur toutes ses roues.  »), place au convoi lancinant, au rythme accablant des paysages décharnés observés d’un œil triste : «  Ce train est interminable, nous ne sommes qu’au début du trajet et déjà le bruit des roues me dégouline des oreilles comme l’huile sainte des icônes.  » C’est en ratant le voyage, en le trouvant triste comme un jour sans Jeanne, qu’Enard évite le plagiat mou, esquive le piège Cendrars. Pirouette sous prozac.

« Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jeanne de France
 »

Mhh. C’est étonnant, quand même ce plan Barbarossa critique. Lémi la girouette. Sur le coup, le procédé me choque, et puis je m’esbaudis. Monsieur Enard a déjà fait le coup avec Zone , clin d’œil à Apollinaire7. Pour ce dernier, bon, pourquoi pas, je ne suis pas chatouilleux. Mais pour le Transsibérien, argh, ma première réaction est logiquement viscérale : scandale ! Pas touche ! Cochons dans la confiture ! On est peu enclin à la mansuétude quand on veille sur un trésor comme Picsou sur son or.
D’autant que le sieur Enard ne se gène par pour multiplier les clins d’œil : la Cupidone de Mathias s’appelle Jeanne, comme la petite prostituée du Transsibérien qui ne cesse de psalmodier « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?  ». Mathias, son « héros » éponyme, a rejoint Jeanne en vendant un exemplaire dédicacé de Panama8, le poème que Cendrars écrivit en 1914, juste après le Transsibérien. Et puis, au détour des phrases, on croise des citations cachées (« Le Grand Christ rouge de la Révolution, il est encore là ; on en voit les traces tout au long du chemin  »), des références, des clins d’œil. Noyés dans l’ensemble mais bien présents pour qui a englouti le poème de Cendrars. Bref, impossible de faire abstraction du grand aîné, il surgit au détour des pages, invité envahissant.

«  Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne
Et les moulins à vent sont les béquilles qu’un mendiant fait tournoyer
Nous sommes les culs-de-jatte de l’espace
Nous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes
 »

Et c’est en ça que, finalement, je tire mon chapeau à Mister Enard. Invoquer un si grand texte sans le dénaturer, l’adapter sans faire dans le pataud, dans le recopiage balourd, c’est une performance de taille. Une fois le sentiment d’hérésie retombé, c’est autre chose qui l’emporte, un enthousiasme pour l’écriture et la subtilité qui l’habitent, pour cette langue tendue et hachée. Les gros sabots attendus au tournant se font bottes de sept lieues.
Si bien que le constat final oscille un tantinet, on ne sait pas trop si c’est du l’art ou du cochon. Hésitations. Tergiversations. C’est quoi ce livre, pressenti comme insipide et hérétique, qui, du haut de sa maîtrise, me force à encenser un auteur célébré partout (il paraît qu’aux States on considère Enard comme le nouveau Joyce) ? Depuis quand les récipiendaires de prix littéraires écrivent des bouquins potables - voire mieux ? Et surtout, par quel miracle l’invité subventionné d’une réunion tupperwaro-ferroviaire pour écrivains établis peut-il empoigner Cendrars sans le mutiler ? Mhh, quelque chose cloche, ne tourne pas rond, fin des haricots en goguette. Saint Bukowski, priez pour nous...

«  Un gramophone grasseye une marche tzigane.
Et le monde, comme l’horloge du quartier juif de Prague, tourne éperdument à rebours.
 »


1 Les citations déposées entre les paragraphes de ce billet sont toutes extraites du poème de Cendrars : Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France.

2

Sonia Delaunay réalisa un accompagnement graphique pour la première édition du poème, en accord avec l’auteur. Chacun de ces manuscrits imprimé (très peu, moins de 100) faisait, déplié, deux mètres de haut.

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3 Lire, relire, rerelire Casse pipe, joyau méconnu, dans l’édition Futuropolis illustrée par Tardi :

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4 Pour s’en convaincre, se procurer fissa La Légende de Novgorode illustré par le peintre belge et édité par Fata Morgana. Merveille :

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5 Le titre du livre fait référence à une phrase de Tchekhov : « Cette fameuse âme russe n’existe pas. Les seules choses tangibles en sont l’alcool, la nostalgie et les courses de chevaux. »

6 Cendrars, premières phrases de Prose du Transsibérien : « En ce temps là, j’étais en mon adolescence / J’avais à peine 16 ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance. »

7 Dans Alcools d’Apollinaire, publié la même année (tiens tiens) que La Prose du transsibérien (1913), on trouve un poème qui s’intitule « Zone ». La versification sans ponctuation adoptée par Enard dans son roman correspond également à la démarche du poète trépané.

8 Titre entier, Le Panama, ou les aventures de mes sept oncles.


COMMENTAIRES

 


  • lundi 23 mai 2011 à 12h38, par un-e anonyme

    Tous les lundi matin,culture Emilien

    Aujourd’hui j’ai eu peur.

    Mais non,à Mathias Enard tout est pardonné.

    Est ce parce qu’il a tout imaginé dans les Hautes Vosges, terreau fertile par excellence comme chacun sait.Et déjà berceau d’esprits brillants...

    La tourbière de Machey sous la pluie c’est vraiment la Sibérie
    et les rochenats c’est plutot des mongoliens

    Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais.. Pour Lemi et Enard ,c’est encore possible mais la première occasion a déjà été manquée.

    cyrano

    • mercredi 25 mai 2011 à 23h14, par Lémi

      Cher Cyrano,

      Je vois que vous connaissez bien nos sauvages contrées (« les rochenats c’est plutôt des mongoliens », remarque pleine de bon sens...) et je vous soupçonne d’en savoir beaucoup trop sur mon compte : seriez-vous des RG ? Voire pire, du clan quasi mafieux de la familia des hautes vosges ? ...

      Ceci dit, vous avez de saines lectures (tous les lundi matin, culture Emilien, faut être courageux...) et une tendance au vosgocentrisme plutôt sympathique (si Mister Enard a bien séjourné dans les Vosges pour taquiner la muse - j’ai de bons indics -, il semble que cet ouvrage ait plutôt été écrit ailleurs, sacrilège).

      Je vous salue bien bas, péninsule nasale



  • mardi 24 mai 2011 à 14h24, par Isatis

    Ah bon ? Mince alors !! J’en suis sidérée ! Quelqu’un de cher m’a offert un truc de cet écrivain donc j’ai finis le bouquin par amour fraternel mais quelle daube nom d’une pipe ! Je ne me souviens même plus du titre...... j’dois mal vieillir :-)

    • mercredi 25 mai 2011 à 23h16, par Lémi

      j’dois mal vieillir. Ou alors c’est moi.

      Ou alors, c’est juste que tu n’es pas tombé sur le bon (je crois que son dernier, celui qui a eu le prix Goncourt Lycéen, oublié le nom aussi mais y’a éléphant dans le titre, est plutôt décevant)



  • vendredi 27 mai 2011 à 19h40, par ubifaciunt

    Donc, honte à moi, je ne connaissais de Cendrars que l’Or, lu il y a une paie.

    Et le Enard, filé par Lémi, alors que je n’avais même pas lu son billet, m’a sidéré. Vraiment. Quel style, bordel.

    Du coup, je me dis que lis le billet en rentrant. Ce que je fais.

    Et donc, j’enchaîne en lisant la prose du Transsibérien (rohhhhh que c’est beau !)

    Et que je rouvre le Enard, du coup.

    Et je trouve que tout va bien, très bien, et que Lémi, touchant à une de ses références, est un peu chatouilleux, mais prêt à basculer.

    Très beaux textes, donc.

    Les deux.

    (Et si quelqu’un a l’original de Delaunay à m’offrir pour mon chémwa, je veux bien me sacrifier...)



  • jeudi 2 juin 2011 à 03h55, par pièce détachée

    Honte si l’on veut à moi aussi, relisant Moravagine l’hiver dernier, à trente-cinq ans d’intervalle : négligent ! lourdingue ! complaisant ! ah que pouah je relirai pas les autres ! Plutôt des conneries traduites d’un chinois vulgaire du VIIIe siècle ! — Genre : parfois les comptables des Enfers bouddhistes se trompent de colonne et renvoient tel macchabée enregistré par erreur... c’est sans doute ce qui m’arrive... cette persistance, loin dans le printemps, du cadavre froid sur les épaules... sa bave consanguine sur ce qu’il appelle mon âme toute pure... brr...

    Et puis hier, je reviens vers Article XI (j’assure pas, c’est pas ma place, j’ose pas...), et voilà : Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein [1]. Oui. C’est bien la première fois qu’Article XI devient un déversoir électronique où même « nous » (?) devenons hystériques du clavier, ou peut s’en faut, malgré tous les outils formels très raffinés, je m’en rends compte à nouveau, qu’offre ce site à ses commentateurs pour donner à chacun son temps d’écrire ses conneries. C’est dire d’où il nous faudra aussi guetter notre douleur mortifère, portée à bout de bras par M.-A. Boutoleau, et très fort par GoG (Monsieur GoG, je vous aime). [2]

    Bon ! D’accord, Prophète Lémi, sautons dans le Transsibérien ! En attendant, une citation presque arbitraire qui, comme toute la littérature et nous, ne sert (à) rien :

    « [...] les forces de l’ordre sont par définition soupçonneuses. Elles se méfient, justement, de ceux qui passent inaperçus. Elles les traquent. Le quidam, le lambda, l’inconnu dans la foule. Elles savent que c’est de lui que vient le danger. Ce qu’il faut, Virgilio, c’est justement se faire remarquer. Avoir quelque chose à se reprocher. » (Mathias Énard, Bréviaire des artificiers).

    Bon, c’est sûr, chacun de nous a sa confiture d’auteurs intimes, et quand d’autres mettent la main dans le pot, on craint le pire (moi par exemple, je n’aime pas qu’on soulève la langue toute noire de la Bovary avec une spatule jetable en bi-matière). Tout de même, il faudra bien concevoir que la littérature, ça se culbute, et que pour la faire il faut la lire. C’était déjà dans le code de Hammourabi, prophète Lémi ; c’est dire à quel point c’est passé dans les mœurs. Je te soupçonne de savoiir déjà tout ça.

    Amour éternel.

    Pièce.

    __

    [1] « Et quand Narcisse vit le néant, ses entrailles en furent saisies. »

    [2] Oui, Lémi, j’ai choisi avec soin le billet d’Article XI où j’allais déposer ce paragraphe hors-sujet, et ce billet-ci, pour faire bref, m’a semblé parfait.

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