ARTICLE11
 
 

samedi 6 juin 2009

Le Cri du Gonze

posté à 11h24, par Lémi
19 commentaires

Les Monologues d’Annette
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Marre de l’underground qui n’en est pas vraiment, des recensions d’artistes que tout le monde connaît ? Je partage ton avis lecteur, en tout cas aujourd’hui. Du coup, en exclusivité, je te propose le visionnage d’une vidéo « plus underground tu meurs », faite par un ami qui n’y connait rien et égaye son quotidien de veilleur de nuit en filmant les mains d’une certaine Annette. Tu l’as bien cherché...

Je n’ai jamais rencontré Annette. Parfois, Manu en parle, il a l’air de bien l’aimer, il l’évoque toujours avec le sourire, c’est récurrent, et puis il ne l’aurait pas filmée pendant huit minutes comme ça si ce n’était pas le cas. Manu, outre qu’il joue dans le boy’s band préféré d’Article 11, « I will prefer not to » (borborygmes bartlebytiens sur fond de synthé disco), est veilleur de nuit dans un hôtel du XVIe arrondissement. Aux dernières nouvelles, il s’ennuyait ferme, c’est compréhensible. Il n’y a que les visites impromptues d’Annette qui mettent un peu de vin dans son vinaigre professionnel. Elle débarque, il ne sait pas trop pourquoi, elle s’installe dans un fauteuil et elle parle. Pendant des heures. Intarissable qu’elle est. A la voir gesticuler ainsi sur cette vidéo, il semble qu’elle y mette du cœur, que ce ne soit pas des paroles en l’air, chuchotées pour elle-même.

Il y en a beaucoup des comme elle dans le métro ou dans les rues, particulièrement à Paris. Un jour, il faudra que quelqu’un m’explique pourquoi Paname détient le record du monde de gens qui parlent tout seul au mètre carré : pas moyen de bouger un orteil sans tomber sur un vieux qui déblatère dans sa moustache en citant les résultats du tiercé ou une dame bien mise à l’allure d’institutrice 3e République qui récite des cantiques entrecoupés de « merde ! » sonores. Personnellement, ça ne me dérange pas, je les regarde même avec bienveillance, mais il y en a qui ne supportent pas, ça les fait crisser intérieurement (crétins).

Et donc Annette appartient à cette grande fratrie et, d’après le petit veilleur de nuit, elle a un cœur d’or. Comme lui itou est doté d’un cœur volumineux et doré, il n’a pas le cœur (faudrait savoir) de la virer ou de lui faire des remontrances. Du coup elle en profite, elle parle toute la nuit pendant que lui somnole. Parfois, des ébauches de conversations, filaments rationnels, prennent leur essor. Mais ça finit toujours pareil : elle parle seule sur le fauteuil de la réception, avec des grands mouvements de mouette, les bras comme des ailes pour survoler ce décor un peu tristounet, et lui la surveille du coin de l’œil en finissant son 153e solitaire de la soirée, parfois il écoute parfois non, on ne peut pas lui en demander trop non plus. Ce n’est pas parce qu’Annette descend d’une famille très argentée et que du sang bleu parcourt ses veines fripées par le temps qu’il se doit d’écouter impérativement toutes ses envolées.

Donc j’en étais resté là de ma connaissance d’Annette et des nuits folles dudit Manu, quand je reçois un mail en provenance direct du XVIe, estampillé monologues d’Annette. À l’intérieur d’icelui, une adresse Internet, à l’intérieur d’icelle, la vidéo ci-dessus. C’est tout ce que je sais. Le reste n’est que suppositions, mais c’est mieux comme ça. Comme le veilleur de nuit n’est pas un pédant estampillé « péteux art contemporain avec écharpe rouge mais pas celle de Christophe Barbier, une plus voyante encore », je ne lui ferais pas l’injure de comparer ce qu’il fait à d’illustres prédécesseurs genre Warhol et son homme qui dort filmé pendant 12 heures, il vaut beaucoup mieux que ça et il n’a pas de moumoute blanche, pas encore en tout cas. Je ne parlerais même pas technique, je ne crois pas qu’il y connaisse grand-chose et comme je sais de source sûre que le « montage » est de lui et qu’il y connaît peau d’chique, ça me dispensera de dire des âneries, le Cahier du Cinéma très peu pour moi, d’ailleurs ils ne veulent pas de moi. Donc, je suppose que techniquement la vidéo en question est une bouse.

Mais quand même. Je sais bien que la plupart d’entre vous vont bailler et n’iront pas au bout de la vidéo (j’entends déjà les bramements de JBB criant au sabotage du site), et pourtant, il y a dans ces images quelque chose qui m’émeut. Possible que je sois un peu partial, sur le coup, je ne m’en cache pas, mais je crois qu’il y a autre chose, je connais bien mon cerveau, servile mais pas trop, il n’irait pas regarder trois fois une vidéo juste pour dire à l’ami veilleur qu’il a bien regardé le truc dans son ensemble et pouvoir lui prouver quand il reviendra s’empoisonner en mon antre à coups de lardons carbonisés sauce chips (oui, je sais recevoir) qu’il a bien étudié le truc en long en large et en travelling, ça te tient pas debout, je ne mange pas de ce pain-là.

C’est plutôt dans l’étrange conjonction entre les moulinets de volatile d’Anna et la musique de Godspeed You Black Emperor (tu auras reconnu de toi-même, lecteur, mais je le dis au cas où quelques béotiens se seraient glissés dans la salle) que réside cet instant de grâce que je tente de pointer, maladroitement, je te l’accorde.

Car, sur ces images, Anna danse. Elle est folle, peut-être, un peu, beaucoup, mais elle danse. En accéléré. Dans ce décor sans âme, elle sautille des avant-bras. C’est indéniable. Elle se lève, elle crachote, elle s’agite, lève le poing, avec grâce. Et avec elle, c’est tout le peuple des légèrement dézingués du ciboulot parlant tout seul (qui ont sûrement de bonnes raisons pour ça) qui s’agite gracieusement sur le canapé, armée de muets sortis tous droits des rêves de Maurice Béjart.

En lui coupant le sifflet au montage, en abrasant ce qui pointait ses troubles, en lui substituant les lentes montées dramatiques des canadiens de Godspeed You Black Emperor, notre veilleur-réalisateur souligne la beauté d’Anna, ses envolées enthousiastes. Du coup, c’est n’est plus Annette « la vieille qui parle tout seul et n’a rien d’autre à foutre de sa vie qu’entretenir des conversations unilatérales avec un veilleur qui n’est même pas Andy Warhol », c’est Annette la ballerine des mains, la magicienne des contorsions. Ce pourrait être Anna Karina ridée ou Jeanne Moreau alcoolique, car de son ancienne peau il ne reste plus que les gestes si vivants, le cinéma s’ouvre à elle. Entre ici, Annette Von Thümen, tu es des nôtres, tu impressionnes la pellicule (numérique) et mon cerveau comme une vrai pro.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 6 juin 2009 à 14h24, par joseph

    C’est vrai que ça marche bien.. un côté émouvant, et tragique aussi

    Par contre c’est « Godspeed You », avec un D comme dans God (qui veut dire gode je crois)..

    • samedi 6 juin 2009 à 15h02, par JBB

      Oups… Lémi ayant en ce moment un accès limité au net, je corrige à sa place. Merci

      (Et je suis sûr qu’il ne saurait manquer d’avoir profondément honte de cette erreur impardonnable…)

      • dimanche 7 juin 2009 à 11h33, par lémi

        @ joseph,
        Merci de la correction. Comme JBB est intervenu avant moi, je sais pas quelle était l’erreur, mais nul doute qu’elle faisait tache en ces lieux connus pour leur excellence syntaxique....

        @ Jbb
        Peuh, « erreur impardonnable » ? Pour un mec qui croit qu’Eagle Eye Cherry est le renouveau du rock, tu la ramènes un peu trop, je trouve...

        • dimanche 7 juin 2009 à 13h11, par JBB

          Ouais, ouais, tente de baver… :-)

          Tu ferais mieux d’aller lire la fiche EBM sur Wikipedia, tu pourrais apprendre quelques trucs…



  • samedi 6 juin 2009 à 18h05, par pièce détachée

    À part la musique (trop dégoulinante à mon goût), c’est très, très beau.

    Pour l’invitation, d’apèrs le générique ce serait plutôt « entre ici, Annette von Thümen » (ce nom est beau, lui aussi).

    • dimanche 7 juin 2009 à 11h41, par lémi

      Je vois ce que tu veux dire pour le « dégoulinant ». Ma passion passée pour Godspeed est désormais un vieux souvenir. Ceci dit, en les réécoutant via la vidéo, je dois avouer qu’il subsiste en moi une part de niaiserie toute prête à succomber à leurs schémas musicaux miello/larmoyants...
      Je file vite corriger cette faute (bigre, tu as l’oeil !)



  • samedi 6 juin 2009 à 20h42, par Margot K.

    Qu’est-ce que ça donnerai sur un grand écran !!!
    La réverbération du miroir et le contraste saturé... de la sensibilité pure (au diable les experts, vive l’intuition !)
    c’est vraiment beau, Manu... Chapeau bas.

    • dimanche 7 juin 2009 à 01h15, par pièce détachée

      « La réverbération du miroir et le contraste saturé.. » Je ne savais pas comment le dire. Merci Margot.

      As-tu remarqué que dans la réverbération on voit sa tête, mais pas ses mains ?

      • dimanche 7 juin 2009 à 11h48, par lémi

        @ Margot K
        Ledit Manu ne saura manquer de réceptionner ce lancer de chapeaux pour en faire bon usage. Ton enthousiasme fait plaisir à lire, en tout cas. Et, tout comme Pièce Détachée, je m’incline : « La réverbération du miroir et le contraste saturé.. » Exactement les mots que je cherchais et n’ai pas su trouver...

        • mercredi 10 juin 2009 à 18h05, par Margot K

          J’espère. Le bonhomme a bien du talent.

          C’est chouette d’avoir du beau à transmettre et de trouver le bon tournevis pour le faire.

      • mercredi 10 juin 2009 à 18h02, par Margot K

        Oui je l’avais remarqué. Ce qui est beau c’est qu’on ait du coup deux dimensions, deux facettes, un peu magiques, presque irréelles. Ces mains qui virevoltent et ce presque visage. Elle quoi. Et ça brille.

        • mercredi 10 juin 2009 à 18h07, par Margot K

          Le message au-dessus était destiné à Pièce Détachée... Je m’a gouré !



  • dimanche 7 juin 2009 à 10h30, par Isatis

    Oui, l’effet miroir, c’est bat !

    Pour la qualité, je trouve plutôt bon et on s’en fout, l’essentiel est de savoir si c’est émouvant ou pas ; ça l’est.

    Ce qui m’étonne c’est que j’ai tout de suite eu en tête des mots de son monologue, pas les siens bien sûr mais des mots, des phrases.........

    Le veilleur a inventé le contraire du roman. Quand on lit, on a forcément une idée très personnelle du physique des protagonistes de l’histoire, ici on a la même idée mais pour les mots ; Enfin, ce que j’en écris, c’est l’effet que ça m’a fait. Vachement bien !

    • dimanche 7 juin 2009 à 11h54, par lémi

      « L’essentiel est de savoir si c’est émouvant ou pas ; ça l’est. » : exactement ce que je me suis dis en découvrant la chose. J’avais un peu peur que personne ne partage cet enthousiasme, que ce dont tu parles (les mots qu’on devine et invente, son silence qui se peuple de nos propres mots) soit trop personnel, me voilà rassuré. En fait, je ferais un très bon découvreur de talents (en même temps, le talent dudit Manu dans d’autres domaines artistiques n’est plus à prouver...)

      • dimanche 7 juin 2009 à 20h54, par pièce détachée

        Oui, c’est exactement ça : les mots absents, en creux entre les parenthèses des mains, font que, loin de vouloir à toute force « tout dire » de façon « parlante », bien loin d’être « trop personnel », ce qu’on voit ici est au contraire universel.

        Ça me fait penser au dernier plan fixe d’un documentaire de Depardon (Urgences, si je ne me trompe) : une femme grosse, vieille, quelconque, entre et s’allonge sur un lit d’hôpital toute habillée et chaussée, et pleure, pleure, pleure enfin. Sans mots, là aussi.



  • dimanche 7 juin 2009 à 15h00, par Guimouzo

    Oh c’est vraiment un beau film ! On se perd dedans, on contemple.

    Mais en silence. La musique de Godspeed est chouette, mais c’est vrai qu’elle devient « dégoulinante » associée à des images. J’ai coupé le son au bout de 10 secondes et j’ai vu un portrait magnifique.



  • vendredi 12 juin 2009 à 16h42, par un-e anonyme

    c’est beau sans avoir lu le texte, et après avoir lu le texte ça l’est encore plus



  • samedi 13 juin 2009 à 04h47, par H.C.

    C’est « I WOULD prefer not to » et non « will »... :-)



  • dimanche 14 juin 2009 à 21h54, par krop

    le vide ne rencontrant rien, il se heurte au« x » neant !

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