ARTICLE11
 
 

samedi 9 mai 2009

Le Cri du Gonze

posté à 02h54, par Lémi
18 commentaires

Les mains de Victor Jara
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Ce n’est pas forcément notre tasse de thé, un peu trop Joan Baez à notre goût, trop hippisant. Pourtant, il y a dans la musique du chilien Victor Jara quelque chose de poignant. Une rencontre entre un destin de martyr et une sincérité jamais démentie. En tuant le chantre de l’Unité populaire d’Allende, ses bourreaux ont raté leur coup, ancrant à jamais sa voix dans l’histoire.

11 septembre 1973, Allende est renversé par le général Pinochet, le Chili sombre dans la dictature. Dans la foulée, le régime emprisonne et tue à tour de bras. Tout ce qui ressemble à un opposant est impitoyablement torturé, bien souvent mis à mort. Le chanteur Victor Jara, égérie du régime d’Allende, chantre de l’Unité Populaire et poète de la révolution, est de ceux là. Dès le 11 septembre, il est capturé par les sbires de Pinochet. Le 16 septembre, dans le sinistre stade National du Chili, il est mis à mort. L’écrivain Miguel Cabezas, présent ce jour là, a raconté la scène.

On amena Victor et on lui ordonna de mettre les mains sur la table. Dans celles de l’officier, une hache apparut. D’un coup sec il coupa les doigts de la main gauche, puis d’un autre coup, ceux de la main droite. On entendit les doigts tomber sur le sol en bois. Le corps de Victor s’écroula lourdement. On entendit le hurlement collectif de 6000 détenus. L’officier se précipita sur le corps du chanteur-guitariste en criant : « Chante maintenant pour ta putain de mère », et il continua à le rouer de coups. Tout d’un coup Victor essaya péniblement de se lever et comme un somnambule, se dirigea vers les gradins, ses pas mal assurés, et l’on entendit sa voix qui nous interpellait : « On va faire plaisir au commandant. » Levant ses mains dégoulinantes de sang, d’une voix angoissée, il commença à chanter l’hymne de l’Unité populaire, que tout le monde reprit en chœur. C’en était trop pour les militaires ; on tira une rafale et Victor se plia en avant. D’autres rafales se firent entendre, destinées celles-là à ceux qui avaient chanté avec Victor. Il y eut un véritable écroulement de corps, tombant criblés de balles. Les cris des blessés étaient épouvantables. Mais Victor ne les entendait pas. Il était mort.

Ok, l’histoire est connue, archi-connue. Ok, ceux qui voulurent lui rendre hommage ne se sont pas forcément montrés des plus inspirés, soit qu’ils étaient nazes à la base (Calexico avec « Victor Jara Hands », version live ici, c’est tout nul) soit qu’ils moulinaient en plein passage à vide (Les Clash époque Sandinista, dans « Wasington Bullets », ici : « Please remember Victor Jara, / In the Santiago Stadium / Es verdad - those Washington Bullets again »). Même Julos Beaucarne lui a rendu hommage dans sa Lettre à Kissinger, mais c’est introuvable sur Internet, hormis si on se reporte sur l’interprétation d’un certain Jules Poulos, joliment barbu, en concert privé dans sa chambre ici.

Ceux qui lui ont rendu hommage s’y sont donc plutôt mal pris, c’est un fait, mais ça ne change pas grand-chose au final. Si Victor Jara a pris une telle importance dans l’imaginaire mondial de la résistance, exerce une telle fascination, c’est qu’il s’est intégralement matérialisé dans sa fin tragique. Et pourtant, ce n’est pas une simple vignette à coller sur l’album Panini de la révolution stylisée (Je t’échange mon Che au cigare contre un Jim Morrison en cuir et une Rosa Luxembourg dans son canal), plutôt un homme qui a fait preuve tout au long de sa vie, jusqu’à son horrible supplice final, d’une détermination impressionnante à rester du bon côté, à ne rien céder. Et qui dans ce supplice apothéose, gagne une auréole de saint révolutionnaire. Le poète assassiné ne meurt pas, ses vers gagnent en puissance. Comme l’a écrit Pablo Neruda, autre icône de la révolution chilienne, dans son autobiographie lumineuse, « J’avoue que j’ai vécu » :

La poésie est toujours un acte de paix. Le poète naît de la paix comme le pain nait de la farine. Les incendiaires, les guerriers, les loups, cherchent le poète pour le brûler, pour le tuer, pour le mordre. Un spadassin a blessé Pouchkine à mort parmi les arbres d’un parc épais. Les chevaux de poudre ont galopé affolés sur le corps sans vie de Petöfi. En luttant contre la guerre, Byron est mort en Grèce. Les fascistes espagnols ont commencé leur guerre en assassinant le plus grand poète de leur pays [Frederico Garcia Lorca]. (…) Mais la poésie n’est pas morte, la poésie à la vie dure. On la malmène, on la traîne dans la rue, on la couvre de crachats et de quolibets, on la confine pour l’étouffer, on l’exile, on l’emprisonne, on tire trois ou quatre fois sur elle, et elle ressort de tous ces épisodes le visage bien lavé, avec un sourire de riz.

« Et elle ressort de tout ces épisodes, le visage bien lavé, avec un sourire de riz. ». C’est exactement ça. Alors, même si c’est un peu daté, même si tes oreilles préfèrent le bruit et la fureur, tu vas me faire le plaisir d’ouïr et visionner trois autres chansons de Victor Jara1 :

El Derecho de vivir en paz : ça pourrait être Joan Baez, c’est un peu niais, mais c’est malgré tout une des plus belles chansons pacifistes de l’époque. Après l’avoir écrite contre la guerre du Vietnam en 1971, il la chantera immanquablement lors de ses tournées - notamment aux États Unis - en tant qu’ambassadeur culturel du gouvernement Allende. A cette époque, Jara a abandonné ses velléités théâtrales (sa première passion) pour se consacrer à la chanson, domaine dans lequel il se considère comme le plus utile au régime d’Allende.

La Zamba del Che : Jara a chanté Pancho Villa et Camillo Torres, mais on ne trouve évidemment sur Internet que ses hommages au Che. Pas grave, la chanson est belle.

Manifiesto : souvent vue comme son testament musical, le morceau symbolise bien l’œuvre de Jara, à mi chemin entre sentimentalisme larmoyant et justesse tire-larmes. « Je ne chante pas parce que j’aime ça / Ni parce que j’ai une belle voix / Je chante parce que ma guitare a des sentiments et une raison / qu’elle a un cœur de terre et des ailes de colombe2. »



1 Là, je voulais faire une blague : « pas question de s’en laver les mains, du chanteur chilien, il n’en a plus », mais je la sens plus trop en fait...

2 Traduction approximative de votre serviteur, piètre hispanophone. L’original : Yo no canto por cantar ni por tener buena voz canto porque la guitarra tiene sentido y razon, tiene corazon de tierra y alas de palomita.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 9 mai 2009 à 10h22, par ubifaciunt

    Tiens, ça me fait penser à cette histoire de Barbara parlant de Brassens et disant de lui qu’il « gratte les cordes de sa guitare comme on secoue les barreaux d’une prison ».

    Voilà.

    • samedi 9 mai 2009 à 11h29, par Lémi

      Ce commentaire n’est qu’à demi hors sujet, il y a progrès (smiley mirabelle). Je me contenterais de le compléter en disant que Barbara parlait beaucoup mieux que Brassens ne chantait (ce n’est pas qu’il me déplait, c’est qu’il m’ennuie). Et qu’elle grattait ses cordes vocales comme on secoue les barreaux d’un frisson. C’est beaucoup plus fort.

      • samedi 9 mai 2009 à 11h35, par ubifaciunt

        Je te promets (smiley Johnny Halliday) un putain de billet sur Barbara.

        Un jour.

        (Ou peut-être une...)

        • samedi 9 mai 2009 à 16h45, par lémi

          Je me tiens donc aux aguets, l’oreille frémissante, en attente de l’aigle noir.

      • samedi 9 mai 2009 à 23h38, par Nau Kofi

        « Brassens m’ennuie »...

        Ça discrédite un peu toute future (ou passée, d’ailleurs) critique musicale, non ?

        • dimanche 10 mai 2009 à 00h08, par lémi

          @ Nau Kofi
          Stupide. J’ai dit qu’il m’ennuyait, pas qu’il était nul. Et je revendique, c’est heureux, une totale subjectivité en la matière. Les figures imposées, ça me gave. Je ne ressens rien en écoutant Brassens, c’est comme ça, même si je trouve ses textes très bons.

          • dimanche 10 mai 2009 à 01h08, par Nau Kofi

            Je ne ressens rien en écoutant Brassens, c’est comme ça, même si je trouve ses textes très bons.

            Vous voulez dire que Brassens chante tellement mal qu’il rend ennuyeux de très bons textes ?

            Mais il est tard, Monsieur, il faut que je rentre chez moi, et que je vous laisse à votre subjectivité.

            Revendiquée.

            • dimanche 10 mai 2009 à 09h37, par lémi

              Bordel, je ne dis pas non plus qu’il « chante mal ». Je parle juste d’une réaction personnelle. Je suis sûr que vous n’arrivez pas toujours à mettre le doigt non plus sur ce qui vous fait frissonner dans une musique, non ? Le goût n’est pas affaire de logique ou de mathématique. On peut apprécier certaines choses sans qu’elles vous transportent. Et à l’inverse être bouleversé par quelque chose que le « bon goût » dominant considérera comme bon pour la poubelle. Cette subjectivité dont je parle est affaire de sincérité, c’est tout. Je pourrais parler pendant des heures de Brel, par exemple, en empilant les adjectifs adulateurs, ce n’est pas le cas avec Brassens.

    • samedi 9 mai 2009 à 23h49, par fan

      Ben... je crois que nougaro a dit de Brassens que « c’est dur d’être un poète, de posséder tout un peuple accroché à sa voix », et ça ramène à ce victor jara que je découvre, et qui me semble excellent chanteur et guitariste (pas très connaisseur en musique sud-américaine, par contre). Il n’y a pas de mal à croire que si les paroles sont au niveau du reste, et qu’il ait été porté par la vague du Chili à ce moment là, il ait eu « tout un peuple accroché à sa voix ». Donc l’armée coupe les mains puis assassine un peuple à travers lui.

      • dimanche 10 mai 2009 à 00h21, par lémi

        Encore plus que Brassens, Jara avait « tout un peuple accroché à sa voix. » Je ne fais pas une hiérarchie, mais les conditions historiques, et le fait que Jara ait été pendant 3 ans la voix poétique d’un régime qui a fait naître tant d’espoir, a fait de lui une figure incontournable, presque écrasante, de la culture chilienne. Brassens reste présent, c’est vrai, mais je crois que c’est sans commune mesure (toute considération subjective mise à part, l’un me parlant, l’autre pas trop).



  • samedi 9 mai 2009 à 16h16, par Gilles Poulou

    Bonjour,

    J’aurais aimé un peu moins de mépris dans le commentaire sur « Lettre à Kissinger ». J’ai juste chanté ,modestement-cette chanson avec l’aval du copain Julos -Je suis dessinateur et non chanteur- Mon ami Michel Bühler a lui ,fait une superbe « Chanson pour Victor Jara » (Chansons tétues-2004).
    Quant aux réflexions sur mon physique, j’aimerais bien voir la gueule de celui qui tient de tels propos.
    Le « barbu » Gilles Poulou

    Voir en ligne : Au sujet de « Lettre à Kissinger »

    • samedi 9 mai 2009 à 16h44, par lémi

      Bonjour,
      si je fournis le lien de votre vidéo, c’est que je considère implicitement qu’elle a un certain intérêt,
      et si je me permets ce genre de remarque, c’est plutôt dans le cadre d’une manière d’écrire - que vous êtes libre de ne pas apprécier - que dans un dénigrement de fait. D’ailleurs, les termes utilisés n’ont rien d’injurieux.
      La tête de l’auteur est en effet bien pire, je dirais proche d’Antoine après que sa mère lui ait coupé les cheveux, un désastre.
      Désolé, si je vous ai vexé. Et puis paf, je suis de bonne humeur, je modifie le texte (notez le « joliment barbu », j’espère que vous n’y verrez pas ombrage. Je tiens à préciser que je n’ai rien contre les barbes et les barbus).

      Salutations
      Le tonsuré Lémi

      • samedi 9 mai 2009 à 17h08, par Gilles Poulou

        Merci de votre réponse.
        J’aurais trouvé dommage que l’on se tire dans les pattes alors que sur le fond (Jara) nous sommes d’accord.
        Sans rancune.
        Cordialement.
        Gilles

        Voir en ligne : Réponse



  • dimanche 10 mai 2009 à 01h30, par un-e anonyme

    Chaque fois que j’entends ses paroles ses mélodies se détachent de mon coeur un sentiment si triste.

    Victor es en nuestro corazon por siempre.

    • dimanche 10 mai 2009 à 09h35, par Kouskhir

      ===> està en nuestro corazon....

      La dernier fois que j’ai entendu « El derecho de vivir en paz » , c’était dans un stade, celui de Pamplune début 90.
      L’artiste , assez connu là bas, se nommait « Firmin Muguruza » , il était accompagné de Manu Chao son ami.

      À un moment du spectacle , les artistes se sont mis à gueuler Gora ETA, déclenchant la levée de plusieurs dizaine de milliers de poings levés, accompagnés des voix répétant le slogan.

      ma compagne et moi avons eu peur.
      Peur jusqu’à la nausée.
      Nous sommes partis.

      Ce fut d’ailleur mon dernier office sponsorisé par caca cala.
      Peace aux quatre coins du monde.



  • vendredi 15 mai 2009 à 00h04, par un-e anonyme

    Il y a une chanson de Gilles Servat sur la mort de Victor Jara. Une chanson magnifique. C’est dans une langue que l’on parle dans l’extrême ouest de la France. On trouve cela chez les antiquaires qui vendent des rondelles de vinyl. Chais pas si on peut trouver en cédé ou chez mame internet.

    Kenavo

    Ar Ray

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