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mercredi 18 novembre 2009

Littérature

posté à 18h44, par Lémi
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Les monstres de Jean Meckert : « Plus d’hommes, plus de cerveaux, plus de cœurs ! … Des crétins ! »
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Narcisse était dupe jusque là. Pion dans un pensionnat alpin, il méprisait les gosses, préférant la compagnie de ses pensées à celle de ses congénères. Et puis, un jour, un mioche est assassiné par d’autres, et... son univers s’écroule. Pour Narcisse, il est désormais temps de prendre à bras le corps ce monde si déprimant, de ruer dans les brancards existentiels. La genèse de la révolte selon Jean Meckert.

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« Ils se rangent sous la bannière avec des hochements approbateurs et des mines de café du commerce… Là ! Devant moi !… Ça se passe là. Je suis parfaitement éveillé et ça se joue là ! Je le vois, je l’entends ! Ça existe !… Je les vois se métamorphoser en crétins ! Il suffit de transposer le drame humain en termes politiques ! Plus d’hommes, plus de cerveaux, plus de cœurs !… Des crétins ! Trois ans d’âge mental !… Des lecteurs de journaux ! Des popotins ! » (Jean Meckert)

Il est étrange, ce livre. Après quelques pages, tu t’es cru dans un genre de Guerre des Boutons (Louis Pergaud, 1913), de Silbermann (Jacques de Lacrettelle, 1922) ou de Le Grand Meaulnes (Alain Fournier, 1913). Tu t’es figuré l’une de ces histoires à la mode troisième République, façon grands gosses émotifs et cruels, à l’écart des filles de leur âge, qui jouent aux durs mais ne rêvent que de rencontrer l’âme sœur amicale. Tu t’es imaginé ces ambiances de pensionnat où s’affrontent des clans antagonistes « jouant » à reproduire les guerres des adultes. Un tantinet désuet et poussiéreux, cadre narratif que tu aurais plutôt associé aux bibliothèques de grand-maman (Cet ouvrage a été offert à Mlle Micheline Michu en récompense de son prix d’excellence en arithmétique). Pour un peu - même - tu l’aurais reposé, ce roman de Jean Meckert, tant les premières pages ne t’inspiraient pas confiance : cette histoire d’école de plein air en Savoie racontée par un certain Narcisse, étudiant lettré transformé en éducateur le temps d’un été, mouaip, tu ne la sentais pas trop. D’avoir souvent entendu parler en bien de Jean Meckert, alias Jean Amila (son pseudo, entre autres, d’auteur de polar à la Série Noire) t’as encouragé à tenir bon. Tu as finalement décidé de continuer. Sage décision. Je Suis un monstre est un grand livre.

Très vite, le décor anodin se change en lieu de drame. Quelques gosses en massacrent un autre, Boucheret, qui avait le tort de se revendiquer communiste à une époque (années 1950) où la chose faisait encore peur. Meurtre à coups de pierres, violence explosive venue d’on ne sait où (ou plutôt si, on sait : du monde des adultes). Le petit Boucheret expire à l’hôpital, devient martyre de la guerre que se livrent les gosses, entre communistes et « popotins » (anti-coco). Et Narcisse, tout détaché qu’il était au départ, ne peut faire autrement que réagir, prendre position, s’engager.

C’est que Narcisse est le seul à connaitre la vérité : Boucheret n’est pas mort en chutant bêtement d’une falaise, il a été mis à mort. Progressivement, devant l’apathie des autres (pions, direction) qui ne veulent pas entendre ce qui s’est passé, bouchent leurs oreilles quand il aborde le sujet, il se range du côté des gosses outragés, prend la tête d’une croisade contre les adolescents meurtriers, refusant de camoufler le meurtre en accident.

Question dévouement à son prochain, Narcisse partait pourtant de loin. « Que les éducateurs professionnels se voilent la face, pour moi j’étais dans cette boîte avec l’intention de préparer mes propres examens et je n’avais aucune sympathie pour ces petits connards prétentieux. On peut parler d’indifférence, mais quand c’est joint, comme chez moi, à une certaine curiosité d’esprit, on appelle ça de l’objectivité. Je n’ai jamais désiré passer pour un grand sentimental ».
Adoncques, au début, drame ou pas drame, Narcisse se fout royalement des gosses sur lesquels il est censé veiller. A 19 ans, il est là pour gagner de quoi continuer ses études, pas pour pactiser avec les morveux. Comme il le dit d’un de ses soi-disant protégés : «  Je me sentais gêné avec lui, comme avec la plupart des gosses ; aussi étranger que le hanneton qui croise une larve. »

Depuis son arrivée, Narcisse regarde les mioches avec mépris. Il préfére se regarder lui-même, fidèle à son surnom, se pencher avec grandiloquence sur ses travaux intellectuels, et notamment cet essai sur la fatigue qu’il aime à développer perché sur les hauteurs1. Aussi, quand le monde extérieur le rattrape, il renâcle : sa position est beaucoup trop confortable pour qu’il accepte d’en changer comme ça, d’un claquement de doigt. Les autres ne veulent pas entendre parler du meurtre (rapport au barouf que ça ferait), tant mieux. Ou tant pis. Ça lui convient.
Et puis, peu à peu, lentement, Narcisse se rebelle contre sa position. Bascule du côté de la révolte, du refus. Gourzon, aka le Grand Condor, stupide directeur arc-bouté à sa respectabilité lui inspire un tel dégoût, ses camarades pions itou, les normes aseptisées le dépriment tellement – « (…) c’est drôle, on entre chez les gens, ils sont décor pour moi, je suis décor pour eux, la solitude humaine continue, il ne reste que la politesse… » – qu’il finit par exploser.

Explosion bizarre, il faut bien le dire. Narcisse s’enfuit d’abord dans la montagne après avoir monté les gosses les uns contre les autres. Puis tombe amoureux de l’un des enfants, Jacquot –14 ans et une pureté pour lui fascinante –, s’emmêle les pédales et se fait repousser : « Je me disais voilà, il se trouve que pour la première fois je veux sortir de mon désert, (…) et on m’a comparé à un curé vicieux. » Sa révolte prend d’abord des voies de traverse, trébuche. Il se sent monstre en découvrant son homosexualité, se sent monstre en ne rompant pas assez vite avec ce qui l’entoure, monstres partout, justice nulle part. Trop de liens encore le maintiennent bloqué parmi les vrai monstres, ceux qui ruminent en paix et se rangent sous la bannière avec des hochements approbateurs.

C’est dans la fuite finale, les gosses révoltés à ses côtés, que Narcisse trouve finalement la rédemption : « La fuite du Bastion avait tiré un trait définitif là-dessus ; il y avait eu naissance. » Ils campent dans les hauteurs, s’improvisent Robinson, rejouent aux majestés des mouches, vont tout droit à la catastrophe, mais le fiasco ne compte pas, car Narcisse s’est levé, et eux avec lui. « Et nous étions là tous à vivre une jeunesse. C’était rude et cruel, c’était neuf, sans sclérose. » Le reste suit naturellement : les baraquements flambent, les gosses sourient, Narcisse itou. Il y avait eu naissance.

Au final, Meckert mène avec style un travail lumineux pour retracer la genèse de la révolte chez son héros. Pour devenir homme agissant plutôt que légume contemplateur, Narcisse doit en passer par plusieurs étapes, pas forcément faciles. Il n’est pas soudainement illuminé, conscient, il doit se battre pour se raccrocher à ce qui finira par le guider. Bataille que traversent dans le même temps les gosses qui n’acceptent pas la mort de leur camarade et se heurtent à la discipline ambiante : « Je sentais le malaise s’installer chez les gars. De formidables justiciers, voilà qu’on les ravalait au rang de briseurs de carreaux ; un condensé de la révolution revue par les historiens bien-pensants. »

Je m’étendrais volontiers davantage sur Jean Meckert, mais – comme c’est le premier livre de lui que je lis – je ne vais pas te faire l’injure de paraphraser sa notice Wikipédia. Juste, sache que, loin d’être poussiéreux, cet ouvrage de Meckert se révèle explosif et limpide, doté d’un art du dialogue et de la mise en scène terriblement réjouissants. Et puisqu’il me faut une conclusion, je me contenterai de citer cette répartie d’un gosse, devant toute la troupe révoltée et lors de leur première nuit en vadrouille loin de l’horrible bastion ; elle correspond passablement bien à mes propres conclusions :

« Et puis quand on aura des ronds on fabriquera une bombe atomique pour foutre sur la gueule aux ricains et comme ça il y aura la paix sur le monde entier, et on ferait nommer Narcisse président du monde et nous on serait ses ministres. Et pour commencer on pourrait peut-être dire qu’on ne fait plus partie de la France, comme ça on nous foutra la paix ! »

Et pour commencer on pourrait peut-être dire qu’on ne fait plus partie de la France, comme ça on nous foutra la paix ! Limpide, je te dis.



1 Comme l’écrivent Stéfanie Delestré & Hervé Delouche en introduction : « À Narcisse qui s’abimait dans la contemplation de son image d’être pensant, l’eau a renvoyé un reflet trouble, celui d’un intellectuel velléitaire et lâche qui par son silence contribue au règne d’un ordre que par ailleurs il méprise. »


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