ARTICLE11
 
 

samedi 17 septembre 2011

Le Cri du Gonze

posté à 17h22, par Lémi
11 commentaires

Robert Lee Burnside : blues explosion
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D’un bluesman mythique du Mississippi qui a passé l’essentiel de sa vie à tricoter un country blues aussi dépouillé que scintillant, on attend qu’il continue sur sa lancée quand déboulent les vieux jours. Pour R. L. Burnside, rien de tout ça. Une fois les cheveux blancs majoritaires, il a viré bruyant et électrifié. Boum boum boum, chantait John Lee Hooker. Tout pareil.

J’aurais aimé être là – en embuscade – ce jour fatidique où un sagouin en blouse blanche se permit l’impensable : suggérer à l’immense Robert Lee Burnside – qui comptabilisait alors sept décennies de printemps au compteur – qu’il devrait cesser de picoler, sous peine d’ici peu trépasser. L’empaffé. Présent, j’aurais stoppé l’irréparable, coupé la chique au petit homme en blanc, tendu une jarre de whisky au grand Robert Lee, imploré tant et plus pour stopper le processus. J’aurais été prêt à tout, au parricide, à l’attentat suicide – que sais-je encore ? Las : j’étais pas là, j’avais yoga. Et Burnside, pauvre homme, cessa de boire... et de jouer de la musique. Comme le dernier grand bluesman à l’ancienne l’expliqua peu avant sa mort (il alla conter fleurette aux pâquerettes en 2005) : « Le jour où j’ai arrêté de boire, j’ai cessé de jouer du blues. » Logique : ainsi que le chantait un très vieil homme à la voix râpeuse dont je ne me rappelle plus le nom : « If the blues was whiskey, I’d stay drunk all the time » (Si le blues était du whisky, je serais bourré jour et nuit)1. Enlevez au bluesman son tord-boyaux, il dépérit, se fane musicalement. Tout le monde sait ça. Quand ledit crétin en blouse blanche se présentera devant le très Haut, quel qu’il soit, m’étonnerait pas qu’il se fasse salement sermonner - «  go straight to hell, boy ».

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Burnside est le type même du bluesman qui a passé sa vie à trimer comme un damné, n’empoignant sa guitare qu’en petit comité, le week-end ou entre deux journées de boulot, country blues en infusion. Né dans le Mississippi (1926), mort dans le Mississippi, à l’écart de tout (sauf du grand bluesman Freddie McDowell, son quasi voisin). Il tenta bien de poser ses valises en famille à Chicago, dans les années 1960, mais ne tarda pas à rebrousser chemin, trop dur, trop violent : en l’espace d’un an, cinq membres de sa famille, dont son père et deux de ses frères, furent assassinés2. Burnisde raconte cet épisode dans « Hard Times Killing Floor » (ci-dessous), version remaniée de la pépite signée Skip James, enregistrée en 2000 sur l’album Wish I Was In Heaven Sitting Down. Bad.

R.L. Burnside

Avant cela, il y avait eu la découverte de la musique d’un certain John Lee Hooker, et notamment du monstrueux Boogie Chillen (le même disque qui, dit-on, est à l’origine de la révélation musicale de Muddy Waters), millésime 1948. Réaction immédiate de Burnside : il se met à la guitare, commence à distordre les notes à sa manière, crue et répétitive, presque tribale. Il enregistre quelques albums, acoustiques ou électriques, sur des petits labels. De grands albums, à l’image de First Recordings, sorti en 1960, dont sont issus « Poor Black Mattie » (à écouter en début d’article) ou « Just Like a bird without a feather » («  Comme un oiseau sans plumage  », ci-dessous), mais qui font peu de vagues.

Alors que certains bluesmen (Skip James, Muddy Waters, John Lee Hooker, Howlin’ Wolf) atteignent une certaine notoriété (toute relative) dans les sixties et seventies, lui reste dans son Mississippi natal, englué dans un anonymat qui le perturbe peu. Delta force. Paradoxalement, c’est dans les années 1990 qu’il émerge soudain au grand jour, sous le patronage d’un label taré, Fat Possum Records. Si James Crumley avait dirigé une maison de disque, ça aurait surement ressemblé à Fat Possum – bibine au soleil, violence latente, décadence classieuse à tous les étages3. C’est alors que Burnside quitte ses habits de country-man rural pour endosser une combinaison musicale soluble dans l’air du temps, plus criarde et bruyante. Le génie de Fat Possum a frappé : fini le country blues gratouillé, place au blues burnsidien martelé, notamment en compagnie des jeunots du John Spencer Blues Explosion. A Ass pocket of whiskey, enregistré en 1996 avec lesdits faiseurs d’explosions, envoie la purée de bout en bout. Si j’étais conducteur de trucks en Arizona, je n’écouterais rien d’autre en fonçant dans la nuit noire une pin-up texane à mes côtés, bourré d’amphétamines et de pensées salaces.

Les puristes en ont mangé leur chapeau. Surtout quand Fat Possum a sorti trois albums de remix des chansons de Burnside : Come On In, Wish I Was in Heaven Sitting Down et A Bothered Mind. Sacrilège ? D’un côté, oui : prendre un archétype du blues du delta, un grand-père sacré, pour le tremper dans une solution à base de hip-hop et d’électro, fallait oser. De l’autre, que dalle : ça tient la route, et même ça se mange sans fin. D’où diffusion à un public moins restreint, moins spécialisé. Comme l’expliquait Burnside au journaliste venu l’interviewer en terre Mississippi peu avant sa mort : «  Au début, je n’aimais pas trop ces albums. Et puis, j’ai vu qu’ils me rapportaient beaucoup d’argent et je me suis mis à vraiment les apprécier.  »

Surtout, il faut reconnaitre à Fat Possum Records une grande qualité : désembourber le blues de son côté poussiéreux et patrimonial, musique pour vieux cons sentencieux plongés dans leurs grimoires musicaux. Pas étonnant que plusieurs compilations du label soient sortis sous l’appellation Not The Same Old Blues Crap (Rien à voir avec les habituelles vieilleries bluesy). Le blues vit encore, bordel, et il se marie très bien à l’air pollué du temps. La prochaine fois je te parle de T-Model Ford, autre cramé du Mississippi. 90 printemps, une gniaque musicale de maboul. Boum boum boum.



1 Jolie variante au splendide « If the sea was whiskey, I’d dive to the bottom » de Willie Dixon ; soit : « Si l’océan était du whisky, je plongerais tout au fond ».

2 À noter que lui-même fut emprisonné six mois en 1959, pour l’assassinat d’un homme au cours d’une partie de dés. Plus tard, il déclara : « Je ne voulais tuer personne. Je voulais juste abattre ce fils de pute d’une balle dans la tête. » Bam. Coup de bol, son patron ayant besoin de ses talents de conducteur de tracteur, il négocia avec le juge une peine modeste. La justice made in South rural n’a pas que des désavantages.

3 Pour les anglophiles, ce papier fou furieux du Guardian montre qu’il existe encore un journalisme musical. En Angleterre.


COMMENTAIRES

 


  • dimanche 18 septembre 2011 à 07h24, par Varan des Khlongs

    Lémi, ces chroniques musicales, c’est vraiment trop jouissif à lire. Je voulais te le dire, juste comme çà (et histoire que ça continue, cela va sans dire).

    • samedi 22 octobre 2011 à 18h25, par Lémi

      Ca continuera, pas le choix : plus je creuse dans le terreau blues, plus les pépites cliquètent dans mon escarcelle. Il faut bien que je les entrepose quelque part... Smiley Komodo



  • lundi 19 septembre 2011 à 10h11, par Alunk

    C’est pas possible que je sois passé à coté d’un type comme ça ! Merci Lemi pour la découverte, j’écoute quasi en boucle...

    • samedi 22 octobre 2011 à 18h26, par Lémi

      C’est pas possible que je sois passé à coté d’un type comme ça ! : J’ai rugi la même exclamation il y a à peine un mois...



  • lundi 19 septembre 2011 à 10h56, par Julien B.

    Il n’y a pas si longtemps, ce même cher Lémi nous parlait d’Alan Lomax.
    En 78, ce monsieur filmait RL Burnside chez lui, à Independence, Mississippi. En chemise à fleurs, godillots de cuir râpé et rythmique locomotive, See My Jumper Hanging On the Line.

    • samedi 22 octobre 2011 à 18h27, par Lémi

      Tiens, j’avais vu cette réjouissante vidéo sans savoir qu’elle était signée Lomax. Pas mise sur le billet à cause de la chemise à fleurs...
      Ravi de savoir que se télescopent sur ces images deux bienfaiteurs de l’humanité bluesy. Merci !



  • lundi 19 septembre 2011 à 15h19, par wuwei

    Encore un beau et bon moment musical. Robert Lee et toi êtes confondus dans ce plaisir !

    • lundi 19 septembre 2011 à 20h27, par un-e anonyme

      j’allais le dire, j’aime beaucoup l’article de Lémi.

      On voit bien que c’est pas l’amour parfait.

      Il n’a pas oublié tous les errements qu’il y a eu.

      • samedi 22 octobre 2011 à 18h27, par Lémi

        @ Wu Wei

        Robert Lee et toi êtes confondus dans ce plaisir ! Attention, ça sonne presque tendancieux... Merci !

        @ Anonyme

        Il n’a pas oublié tous les errements qu’il y a eu. ??????



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h28, par vento

    Faudra pas oublier Robert Pete Williams.



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h29, par Varan des khlongs

    Pour les anglophiles, ce papier fou furieux du Guardian montre qu’il existe encore un journalisme musical. En Angleterre.

    Cet article ? Oui, c’est bien de la folie. Je le garde précieusement tiens !, même si c’est le genre de papiers qu’on oublie pas facilement.

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