ARTICLE11
 
 

mardi 9 mars 2010

Littérature

posté à 23h58, par Lémi
15 commentaires

De quelques idées reçues sur le métier d’éditeur
JPEG - 15 ko

Par l’autre bout de la lorgnette. Martine Prosper, auteur d’Édition, l’envers du décor, a choisi d’aborder une question que l’on connait finalement peu : celle des réalités du métier d’éditeur. Derrière le mythe poussiéreux hérité du 19e siècle, une profession depuis longtemps rattrapée par les techniques de gestion moderne et pas vraiment à la pointe du combat syndical.

C’est d’abord l’histoire d’un mythe trompeur solidement agrafé à la profession, celui de l’éditeur du 19e siècle, entrepreneur lettré et charismatique, figure indéracinable du VIe arrondissement parisien. Soit Louis Hachette et Gaston Gallimard, Ernest Flammarion et Bernard Grasset, types extraordinaires qui à la seule force de leur cerveau auraient échafaudé des empires de lettres, des pyramides de livres. Tout ça par amour des idées et de la littérature. Des mecs au cerveaux si étincelants qu’ils en auraient marqué pour toujours l’esprit de la profession, auraient façonné pour l’éternité le métier d’éditeur, entre paternalisme bienveillant (ce gentil et patient « Gastounet »1 tant moqué par Céline) et dévouement à la littérature. Pipeau, évidemment. L’édition est depuis longtemps entrée dans une ère moderne et économiquement décomplexée.

Le mythe a pourtant la peau dure : «  La chose extraordinaire, c’est que ce mythe ait à ce point perduré et irrigue encore les représentations du métier, alors que des années lumière séparent la réalité d’aujourd’hui de celle d’hier  », explique Martine Prosper, elle-même éditrice et auteur du très recommandé Édition, l’envers du décor (chez Lignes).

JPEG - 21.7 ko

Pour tout te dire, j’en ai personnellement croisé pas mal, de ces aspirants éditeurs courant après une vision fantasmée de la profession. J’ai même vu une partie de ceux-ci tomber de haut, une fois confrontés à la réalité du métier. Tous, ils débarquaient dans la place en piaillant d’aise, des étoiles plein les yeux. Ils voulaient être Christian Bourgois, François Maspero, Jérôme Lindon ou Jean-Jacques Pauvert. Et se retrouvaient soutiers chez Hachette ou en stage (leur cinquième) non rénuméré chez XO ou Le Rocher. Rude…
Puisque j’ai un temps suivi une formation joliment intitulée « Métiers du livre » et que j’ai enquillé quelques stages, j’ai pu scruter jusque dans mon propre cerveau le poids de l’image déformante qu’on associe au secteur. Mirages : éditeur, je me disais, quel métier fantastique ! Le matin, tu reçois les auteurs à la bonne franquette ; au déjeuner, tu relis quelques épreuves tout en savourant cet excellent petit blanc qu’ils servent aux Deux Magots ; l’après-midi, tu digères un tantinet en tournant paresseusement les pages des manuscrits reçus par La Poste ; avant de finir ta journée en dictant quelques lettres à la délicieuse Samantha, secrétaire cunilingue. En résumé : un délice professionnel. Loin du compte, j’étais.
Dans l’immense majorité des cas, le métier d’éditeur n’a rien de particulièrement sexy, si ce n’est que – magie ! - il a trait aux livres, à la sacro-sainte chose écrite. Et c’est là que le bât blesse. Le prestige qu’on continue à accoler à la profession fabrique des tonnes de crétins dans mon genre, si éblouis par la sainte mission littéraire qu’ils en oublient d’ouvrir les yeux. Et s’ils le font, s’ils s’imaginent pouvoir réclamer quelque chose, on les rappelle bien vite à la dure réalité : « Quoi, vous voulez une augmentation de salaire, des meilleurs honoraires, des droits plus élevés, une plus forte remise ??? Allons, pas de ça entre nous, cher ami ! Imaginez la chance que vous avez d’être de ce monde-ci  », résume très bien Martine Prosper. Un constat assez proche de celui tiré par Anne et Martine Rambach dans Les Intellos précaires2, ouvrage qui mettait en avant la précarité toujours plus grande des métiers dits intellectuels, de cette matière grise bipède corvéable à merci et devant déjà s’estimer heureuse de bosser avec ses neurones.

Bien sûr, il serait stupide de tomber dans la caricature inverse. D’avoir fréquenté certaines maisons - de taille modeste mais de production enthousiasmante - , je sais bien que le métier d’éditeur peut mériter cette part de prestige. En chier, ok, mais le résultat en vaut la peine. Même, je te le dis tout de go : « Pour un flirt avec les éditions Christian Bourgois, je ferais n’importe quoi  ». Aujourd’hui encore.
Il n’empêche, l’édition accumule les tares au niveau des avancées social. Un des secteurs professionnels comptant le moins de syndiqués. Un métier profondément sexiste où les femmes restent très souvent cantonnées aux basses tâches, quand les hommes grimpent dans la hiérarchie (« Les femmes occupent très majoritairement les fonctions du cœur du métier, mais jusqu’à un certain niveau seulement : c’est encore le ’plafond de verre’ des équipes dirigeantes qui restent très masculines, même si quelques francs-tireuses ont réussi dernièrement à se hisser au premier rang. »). Un boulot mal payé, avec toujours plus de précaires et de free-lance gravitant autour des maisons (« pas de charges sociales et une flexibilité totale », l’employé parfait…). Et un métier souvent dépassionné, régi par les mêmes règles de rentabilité que celles régnant dans toute entreprise. Pour quelques chanceux trouvant un poste passionnant dans une maison de littérature (cette dernière ne concernant que 25% du chiffre d’affaire de l’édition), combien d’abonnés aux relectures de livres de bricolages ou de codes Dalloz payés des clopinettes à s’esquinter les yeux dans une ambiance détestable3 ?

Rien de dramatique là-dedans (la plupart du temps, en tout cas), mais un décalage avec le mythe qui fait de beaucoup d’aspirants éditeurs des dépressifs en puissance. D’autant que les revendications sociales collectives sont quasiment inexistantes dans le milieu. Martine Prosper :

Cette radinerie inhérente à la profession pourrait se comprendre si le livre était une activité sinistrée, ce qui n’est pas le cas, et les éditeurs des gagne-petits, ce qu’ils sont loin d’être tous. De tous les aspects du mythe, c’est de loin le moins sympathique. Exploiter son prochain sous couvert d’intellect, ce n’est guère glorieux pour une profession « humaniste »… Alors, à ceux - nombreux - qui entrent dans le métier par « amour du livre », il est temps de dire qu’ils ne sont pas obligés d’y croire.

L’édition, contrairement à ce que colporte le poussiéreux mythe, est depuis longtemps entrée dans un âge de rentabilité. Quoi de plus normal sachant que, comme le rappelle l’auteur, « le livre est le premier bien culturel en terme de chiffres d’affaires, devant le jeu vidéo, les DVD et autres CD ?  » Le milieu de l’édition a simplement suivi son époque : les petits hommes gris (contrôleurs de gestion) ont envahi les maisons rachetées au cours de la grande course à la concentration éditoriale4 tandis que l’obsession du best-seller et de la rentabilité à tout prix ont grandement vidé le métier de sa substance mystérieuse. Le livre, un produit comme les autres, qu’on fabrique comme les autres, avec des ressources humaines essorées au maximum. Le phénomène ne touche d’ailleurs pas que les éditeurs, mais s’applique par extension aux auteurs (souvent beaucoup plus mal payés qu’on ne l’imagine, excepté quelques locomotives éditoriales isolées), traducteurs, diffuseurs, distributeurs et même libraires.

Le livre de Martine Prosper, par ailleurs éditrice et secrétaire générale du syndicat CFDT Livre-édition, met à bas pas mal de fantasmes sur la profession, malmène cette aura trompeuse qui l’entoure. Précieux. Il se penche également sur les évolutions de l’édition en général, de la concentration éditoriale à la révolution numérique qui s’annonce (ou pas), sujets que j’ai volontairement délaissés. C’est qu’Article11 ne devrait pas tarder à revenir sur le sujet, via une série d’entretiens avec des éditeurs (indépendants pour la plupart) directement concernés par ces questions. Parce que si le tableau d’ensemble peut sembler sombre, ils sont nombreux à ne pas s’inscrire dans ces logiques. A suivre, donc.



1 Gaston Gallimard.

2 Fayard, 2001.

3 Le milieu de l’édition étant un milieu très individualiste et ultra concurrentiel (peu d’élus), certaines maisons dégagent une atmosphère pour le moins singulière…

4 Cf. l’entretien d’Article11 avec André Schiffrin, autour de l’uniformisation du monde du livre.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 10 mars 2010 à 00h11, par #FF0000

    Je me souvenais pas de l’entretien avec André Schiffrin, j’allais balancé les références du bonhomme ici-même, ce que je vais donc éviter de faire. :-)

    Beau tableau, qui correspond pas mal à la petite expérience que j’ai du milieu (surtout en terme de corvéabilité à souhait). Maintenant y a un monde entre les grosses boites d’éditions (Hachette et compagnie) et la myriades de (moyens et) petits éditeurs, dont la plupart seraient bien incapables d’embaucher, sans se foutre rapidement dans la merde. Sans parler de ceux qui font ça sur leur temps libre, pour diffuser ce qu’ils croient devoir diffuser, sans espérer autre chose que de rentrer dans leurs frais : le mec qui gérait les éditions Acratie par exemple, qui bossait chez un imprimeur et faisait tout lui même — du choix des textes à l’impression en passant par la mise en page, etc. —, si je me souviens bien.

    • mercredi 10 mars 2010 à 14h35, par lémi

      Maintenant y a un monde entre les grosses boites d’éditions (Hachette et compagnie) et la myriades de (moyens et) petits éditeurs, dont la plupart seraient bien incapables d’embaucher, sans se foutre rapidement dans la merde. : C ’est sûr, mais ils ne représentent proportionnellement qu’une infime partie des employés de l’édition. Et pour les petits, cette situation financière dont tu parles les obligent souvent à fonctionner avec pléthore de stagiaires et des salaires riquiquis (mais bon, ça n’a rien à voir : entre s’échiner pour une maison à taille humaine qui fabrique des livres auxquels tu peux t’identifier et rampouiller - ?- dans les arcanes d’une machine à bouquins uniformes, y’aura jamais photo).

      Et oui, Schiffrin reste assez indispensable pour comprendre les évolutions du milieu : je rappelle pour ceux qui connaîtraient pas, deux livres essentiels publiés par La Fabrique : « L’édition sans éditeurs » et « Le contrôle de la Parole ». A vos libraires !



  • mercredi 10 mars 2010 à 09h06, par kaos

    Pour connaître des gens dans les basses castes de l’édition, le mythe était déjà brisé pour moi, mais pour la plupart, ils continuent de croire à la littérature, pour la simple raison qu’aller se faire exploiter ailleurs les enchante beaucoup moins, mais vu leur position (stagiaires, pour la plupart), la syndicalisation est pas l’ordre du jour, si tant est qu’ils peuvent trouver un responsable syndical sans se faire mal voir (ou même le trouver tout court), avant même de parler de cotiser... Bref, pas la gloire...

    Sinon, je connais une éditrice bi-média (en ligne et sur papier) qui a ouvert sa maison l’année dernière, si sa démarche vous intéresse pour une interview.

    • mercredi 10 mars 2010 à 14h38, par lémi

      Merci pour proposition : balance le lien de la maison, je te ferais signe si on pense pouvoir en faire quelque chose (mais j’en ai déjà quelques-uns sur le feu...)

      Pour la simple raison qu’aller se faire exploiter ailleurs les enchante beaucoup moins, : ça, je comprends farpaitement. Quitte à trimer en tirant la langue, autant que ce soit pour la bonne cause...

      • mercredi 10 mars 2010 à 15h10, par kaos

        rue-des-promenades.com. Je ne peux que recommander la guide pratique de mauvaise foi qui sera bientôt édité en papier.

        Il y a un système de prêt sur le site (en dehors de la vente de pdf mis en page), pour pouvoir passer un bouquin sympa à des copains (qui ne peuvent pas le reprêter par contre), si tu veux jeter un oeil à la production, il te faut juste un compte, et je t’en prête.



  • mercredi 10 mars 2010 à 11h27, par De Guello

    « secrétaire cunilingue ».....magnifique,je me suis tout de suite imaginé la scène.

    Sérieusement,si j’ai bien compris,c’est une secrétaire qui lèche les timbres avant de les coller sur des enveloppes ?

    • mercredi 10 mars 2010 à 14h43, par lémi

      Il faut que je te fasse un aveu : je suis quasiment certain que l’expression (dont j’aimerais bien être l’inventeur) provient d’une chanson d’Hubert Félix Thiéfaine. Quant à te dire laquelle... Mais bon, on va dire qu’elle sera mienne si Hubert Félix ne vienne pas en revendiquer la paternité dans les un an et un jour...



  • mercredi 10 mars 2010 à 13h45, par pablito

    sur les femmes dans l’édition, il y a aussi le livre hebdo de y a deux semaines. sinon article intéressant, ça ressemble assez à ce que je vois (pas mal de personnes dont moi travaillent dans ce milieu). en plus, j ai fait la meme formation métiers du livre que jbb... commencer par là enlève pas mal d’illusion quand même !

    • mercredi 10 mars 2010 à 14h47, par lémi

      Héhé, ce n’est pas JBB qui a pataugé en « Métiers du livre », mais bibi, aka Lémi, auteur de ce billet...
      Et c’est vrai que c’est plutôt désillusionnant comme formation...

      Je savais pas pour ce numéro de Livres-Hebdo, il va falloir que j’aille regarder, ça fait belle lurette que je ne m’y suis plus plongé.

  • Répondre à cet article