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mercredi 30 septembre 2009

Le Charançon Libéré

posté à 14h28, par JBB
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Face aux bouffons, la nécessité de l’outrance : hommage (incomplet) à Pierre Falardeau
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En son « Temps des bouffons », bref documentaire autant que jouissif pamphlet, Pierre Falardeau étend pour le compte les convives du banquet du Beaver Club, financiers, politiciens et héritiers festoyant pour célébrer leur domination passée et présente. Plus qu’un film : un splendide uppercut social. Petit hommage, alors que le cinéaste - tout juste décédé - vient d’être mis KO à son tour.

"Vous faites mentir les miroirs
Vous êtes puissants au point de vous refléter tels que vous êtes
Cravatés, envisonnés,
Empapaoutés de morgue et d’ennui dans l’eau verte qui descend des montagnes et que vous vous êtes arrangés pour soumettre
À un point donné
À heure fixe
Pour vos narcissiques partouzes
Vous vous regardez et vous ne pouvez même plus vous reconnaître
Tellement vous êtes beaux
Et vous comptez vos sous…
"
(Léo Ferré, Il n’y a plus rien1)
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C’était il y a quelques jours, une soirée Trois petits films contre le grand capital, organisée en soutien en Fakir2 dans un cinéma Utopia de banlieue. En projection, l’un des films réalisés par Pierre Carles pour le compte de l’émission Strip-Tease3, ainsi qu’un documentaire tristement révélateur sur la préparation de jeunes loups sans scrupules aux concours des écoles de commerces (L’initiation, de Boris Carré et François-Xavier Drouet). Et puis, surtout…

Surtout, il y avait Le temps des bouffons, bref film documentaire réalisé par le québécois Pierre Falardeau. Inculte que je suis, je ne connaissais ni le cinéaste, ni le film. Je te laisse - donc - imaginer la très agréable surprise que fut ce spectacle d’un banquet organisé pour les 200 ans du Beaver Club, cercle montréalais fondé en 1785 et dont l’admission était à l’époque réservée aux anciens de la traite des fourrures. Pas tellement pour les images, classique vision de grands bourgeois se gobergeant, riches négociants, anciens ministres, courtiers et actionnaires, industriels et politiciens rivalisant dans le coup de fourchettes et festoyant gaiement pour l’anniversaire de leur petit club très huppé. Pas pour les images, donc, mais pour le texte lu par-dessus, voix de Pierre Falardeau s’en prenant avec une violence jubilatoire à ces gens de peu et à leur grand pouvoir de nuisance, dégommant - avec un texte ciselé comme les machines infernales d’Émile Henry, en tellement plus efficace - l’ego et la prétendue puissance des convives, réduisant en charpie leur apparat et explosant leur suffisance. Un pamphlet magnifique, charge contre la colonisation anglaise symbolisée par ce banquet-anniversaire, mais qui fonctionne en fait contre toutes les colonisations et tous les asservissements. Vérifie donc :

Ce passage, notamment, je ne m’en lasse pas :

Toute la rapace est là. Les boss et puis les femmes de boss, les barons de la finance, les rois de la pizza congelée, les mafiosos de l’immobilier, toute la gangue des bienfaiteurs de l’humanité, les charognes à qui on élève des monuments, les profiteurs qui passent pour des philanthropes, les pauvres types amis du régime déguisés en sénateurs séniles, les bonnes femmes aux culs serrés, les petites pin-ups qui sucent pour monter jusqu’au top, les journalistes rampants habillés en éditorialistes serviles, les avocats véreux costumés en juges à 100 000 par année, les lèches-culs qui se prennent pour artistes, toute la gangue est là, un beau ramassis d’insignifiants, chromés, médaillés, cravatés, vulgaires et grossiers avec leurs costumes chics et leurs bijoux de luxe, ils puent le parfum cher, sont riches et sont beaux, affreusement beaux avec leurs dents affreusement blanche et leur peau affreusement rouge, et ils fêtent.

« C’est toute l’histoire du Québec en raccourci, toute l’histoire du Québec vue à la loupe » que ce banquet des « maîtres qui fêtent le bon vieux temps », cette soirée de fête de dominants qui « crient leur droit au profit, leur droit à l’exploitation, leur droit à la sueur des autres » , dit Pierre Falardeau. Plus que ça : c’est toute l’histoire tout court.

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Nonobstant, il se trouve que Pierre Falardeau vient de mourir. Comme ça, pouf, il y a quatre jours. Je le découvre un mardi, il décède le vendredi suivant : si ce n’est pas une fâcheuse coïncidence, ça…
Tu comprendras, donc, que je ne puisse te parler d’Elvis Gratton, autre travail-culte de Falardeau, trois court-métrages tournant autour d’un péquenaud québécois n’ayant d’autre ambition que de devenir le meilleur imitateur d’Elvis et enfilant les lieux communs libéraux comme à la parade4. Que je ne puisse non plus évoquer le reste de l’œuvre de Pierre Falardeau, de même que l’obstination du cinéaste à remuer dans les brancards, à provoquer et à refuser les honneurs, toutes qualités soulignées par les dépêches de presse. Et - enfin - que je ne te parle pas de son engagement forcené pour l’indépendance du Québec, combat constat qui (je dois bien l’avouer) ne me touche guère. M’en fiche : Le Temps des bouffons est suffisamment jubilatoire, je ne demande rien d’autre.

Pour finir ce billet décousu, je te laisse avec Pierre Falardeau. Voici quelques morceaux choisis d’un entretien au cours duquel il revient sur la réalisation du Temps des bouffons5 :

« Quand je regarde la société québécoise, je cherche toujours quoi filmer de significatif. J’avais entendu parler de la party du Beaver Club, et je me disais : « Il se passe là quelque chose de fondamental, qu’il faut filmer. » C’est ce que le grand sociologue français Marcel Mauss appelle « un fait social global » : souvent, dans une société, il y a des moments où tout est résumé, où tout est clair. Ça n’arrive pas souvent. »

« Une fois que le montage sonore a été fait, je l’ai montré aux patrons de l’Office national du film et leur ai dit : « Là-dessus, je voudrais mettre un commentaire le plus violent possible ». Ils m’ont dit : « Non, non, non, pas besoin d’un commentaire violent, on comprend très bien. » Alors qu’il me semble que s’il y a juste les images sur ce film-là, tu ne comprends pas grand chose… Et puis, ils m’ont dit : « Ok, tu peux faire un commentaire, mais pourquoi tu ne ferais pas un commentaire neutre, comme on en fait habituellement dans les documentaires ? » Moi je me disais, c’est une œuvre d’art, pourquoi l’art devrait être neutre ? L’art, ce n’est pas neutre, on a le droit de choquer, d’être enragé. Ça a donné « Le Temps des bouffons », qui a aussi été curieusement influencé par certaines œuvres de Léo Ferré (je pense à un poème qui s’appelle « Il n’y a plus rien », dans lequel Ferré exprime sa rage). »

« Quand j’ai fait ça, je me rappelle, ma productrice me disait : « Avec le commentaire qu’il y a dessus, jamais tu ne pourras distribuer ça à la TV, dans les cinémathèques, ou nulle part. » Moi, je pensais, l’important n’est pas qu’il paraisse mais qu’il existe. (…) C’est à partir de là que, pour le distribuer, je me suis fait imprimer une centaine de cassettes, à mes frais, sur lesquelles il y avait un petit collage proclamant : « Ce film appartient à tout le monde, il doit circuler comme une bouteille à la mer. Volez-le, copiez-le, distribuez-le ! » (…) Et puis, assez curieusement, ce film s’est mis à circuler, assez rapidement, et il s’est créé autour de lui une sorte de mythe prétendant qu’il avait été interdit. Alors que personne ne l’avait interdit, ils ne savaient même pas qu’il existait…(…) C’est aussi ce qui a fait la richesse du film, sa rareté : tout le monde voulait le voir et il n’y avait pas de copie. De sorte que j’ai vendu les cent premières copies, que j’en ai fait imprimer cent autres… J’en ai fait imprimer des centaines, ce qui est assez merveilleux. (…) C’est un film qui s’est promené et qui continue à se promener à travers le monde. »

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1 Cité par Pierre falardeau sur son site.

2 Fakir dont - je te le signale en passant - le numéro trois est sorti. Hop !

3 Désarroi Esthétique, ou l’incroyable vie indolente et inutile d’un pubard égocentrique. Le film est disponible sur Dailymotion, ICI, et je ne saurais que trop te le conseiller, si tu ne l’as pas déjà vu et que tu as un petit quart d’heure devant toi.

4 Descendus par la critique, les trois court-métrages ont été un gros succès populaire. Tu en trouveras des extraits ICI, ICI et ICI pour le premier ; ainsi que , et pour le deuxième ; et enfin, ICI et pour le troisième.

5 Le fichier audio dans sa totalité est disponible sur le site de Pierre Falardeau, ICI.


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