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samedi 11 avril 2009

Littérature

posté à 09h04, par PT
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« D’autres vies que la mienne » : la noirceur est source de lumière
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Du « Nouvel Obs » à « Technikart », la critique est unanime : une bonne raison de se méfier, mais un motif insuffisant pour se priver de la lecture du dernier livre d’Emmanuel Carrère, « D’autres vies que la mienne », œuvre bouleversante et prégnante qui fournit la preuve que la littérature a encore un rôle à tenir dans nos existences en pointillé.

La littérature française, si souvent égotique, boursouflée et hors d’haleine, a encore de beaux jours devant elle. On n’osait plus le penser avant de s’atteler au dernier livre d’Emmanuel Carrère, une œuvre magistrale comme il s’en produit peu dans le paysage, anti-roman aux accents de rédemption pour un auteur sombre et vertigineux, coupable des années auparavant d’avoir peuplé nos cauchemars les plus violents en retraçant avec « L’adversaire » l’imposture tragique de Jean-Claude Romand, ce faux-médecin dont la trajectoire criminelle fit beaucoup pour la chronique « fait divers ».

De Jean-Claude Romand, il est du reste fréquemment fait mention dans « D’autres vies que la mienne ». A cette différence que nos instincts les plus morbides sont cette fois priés d’aller se faire voir : la mort campe mêmement entre les lignes, mais c’est pour mieux nous rappeler ce que nous devons à la vie, même infichue de ne pas émietter les destins.

Longtemps, Emmanuel Carrère s’est regardé le nombril pour servir une écriture âpre et dure au mal, et nous parler de lui, de ceux qui l’entourent, ce qui l’entoure, en un « je » de rôle aux tonalités intimistes, impudiques et dérangeantes. Avec « Un roman russe », sa précédente livraison, il brossait un portrait de famille peu reluisant, de ceux qu’à l’accoutumée on conserve au secret des tiroirs, en verrouillant la serrure à double tour. « Soumette « Un roman russe » à l’approbation de ma mère (…) serait revenu à le jeter tout droit au feu », écrit-il dans les dernières pages.

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« D’autres vies que la mienne », au contraire, est un livre de commande, suggéré par ses « héros », tous rescapés magnifiques et émouvants, revenus du sordide comme on revient des enfers : éreinté, brûlé de trop de douleurs, mais prêt à repartir au feu de la vie, puisque d’alternative il n’existe pas.

Un livre nécessaire, qui prend racine au Sri Lanka où Emmanuel Carrère et sa tribu en délitement séjournent en vacances, dont on imagine qu’elles seront peut-être les dernières coulées ensemble. Son couple bat de l’aile, de sorte que les heures s’étendent sans autres vues que de le conduire, Hélène et lui, droit dans le mur.

On est en décembre 2004, bientôt les JT, les journaux, les radios, internet prêteront relais, à grand renfort d’effroi, à une catastrophe nommée tsunami. En témoin « privilégié » de cette tragédie, Emmanuel Carrère voit tout, dit tout : les corps qui encombrent les couloirs d’hôpitaux, l’épuisement des médecins impuissants, la détresse qui déferle de partout, indifférente aux bonheurs fragiles qui logeaient là, dans un décor de carte postale désormais ravagé. A preuve : Delphine et Philippe, un couple français qui réside dans le même hôtel, perdront leur petite fille, Juliette, autour de laquelle ils avaient bâti un îlot de vie paisible, et d’apparence imprenable.

Delphine a hurlé, Jérôme non. Il a pris Delphine dans ses bras, il l’a serrée contre lui aussi fort qu’il pouvait tandis qu’elle hurlait, hurlait, hurlait, et à partir de cet instant il a mis en place le programme : je ne peux plus rien pour ma fille, alors je sauve ma femme. Je n’ai pas assisté à la scène, que je raconte d’après le récit de Philippe, mais j’ai vu ce programme tourner.

On est de retour en France, Hélène, la compagne d’Emmanuel, apprend que la maladie est en train de ronger sa sœur, Juliette (coïncidence désarmante), jeune femme de robuste vertu, juge de son état, spécialisée dans les affaires de surendettement. Juliette est la mère de trois petites filles, mariée à Jérôme, auteur de bandes dessinées lunaire et utopiste enragé, dont on suit le redressement volontaire, si tant est que l’on puisse se relever de l’absence définitive et brutale.

La question, sans le choquer, le laissait songeur. Peut-être que Juliette avait raison, peut-être qu’il referait sa vie avec une altermondialiste cool et sympa, pourquoi pas ? C’est ce qui lui pendait au nez. Mais une des choses qu’il avait aimées chez Juliette, c’est qu’elle n’était pas la femme avec qui il aurait dû être normalement. Elle l’avait bousculé, sorti de son sillon. Elle était la différence, l’inattendu, le miracle, ce qui n’arrive qu’une fois dans une vie et encore, si on a beaucoup de chance. C’est pour ça que je ne vais pas me plaindre, conclut Patrice : j’ai eu cette chance.

Des ces deux tragédies étrangères l’une à l’autre, de leurs entremêlements sauvages et violents, de la petite musique du pire qu’elles diffusent froidement, Emmanuel Carrère tire un livre prête-voix tissé à la première personne du singulier, un livre pluriel, qui résonne longuement en nous, un livre éprouvant qui fuit la tentation misérabiliste, un livre social aussi quand il aborde, et longuement, richement documenté, les luttes conjointes de deux juges éclopés, adversaires désignés de l’arrogance des organismes de crédit qui dynamitent les foyers les moins gaillards.

Une histoire d’adversités et de résistances, c’est bien cela.

Une ode aux combats, sous toutes ses formes.


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