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jeudi 19 mars 2009

Littérature

posté à 10h07, par Herr Grimaud
7 commentaires

Des sorcières aux autonomes : les hérétiques, de l’Antiquité à nos jours
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Un lien entre le traitement fait aux supposés tenants de la sorcellerie, dans le passé, et celui réservé aux prétendus membres de la mouvance anarcho-autonome, aujourd’hui ? Allons donc, faut pas pousser mémé dans les orties… Pourtant : si. Et je vous le prouve, au long d’un rappel historique s’appuyant sur le travail de Norman Cohn. Sortez vos balais et vos chapeaux pointus, fini de rire !

Retour aux sources : cette bonne vieille Antiquité

La sorcellerie telle qu’elle est conçue et imaginée au Moyen-âge est un héritage de l’Antiquité. Les accusations de démonolâtrie et d’infanticides rituels sont prononcés pour la première fois à l’encontre des chrétiens, à l’époque une secte dissidente du judaïsme refermée sur elle-même et qui prétend que son Dieu est le seul labellisé 100% divin. C’est l’aspect mystérieux et confidentiel de cette secte, la confusion par rapport à l’Eucharistie (manger le corps du christ sous forme de pain) et à l’Agape (nom donné au repas que prenaient les premiers chrétiens pour commémorer la cène et pendant lequel ils échangeaient le baiser de la paix) qui conduisent de nombreux observateurs de l’époque à décrire les chrétiens comme participant à des orgies incestueuses et cannibales et à des sacrifices rituels. Certaines descriptions carrément grotesques en deviennent comiques, notamment l’accusation d’adorer un Dieu à tête d’âne et de lui baiser l’anus (dans le monde antique, si certains dieux ont effectivement des parties animales, peu sont aussi mal considérés que l’âne). Les chrétiens étant une secte marginale, ils servent de boucs émissaires et agrègent tous les fantasmes morbides de l’époque.

Le système religieux romain est une concrétion à même d’assurer l’unité de l’empire et la « pax romana ». Au fur et à mesure que l’empire s’étend, les Dieux et les peuples sont pareillement intégrés. Parallèlement, la société romaine évolue vers une déification de l’empereur. A ce stade, le monothéisme des premiers chrétiens est considéré comme une atteinte à la société dans son ensemble, d’où les persécutions dont ils sont victimes.

La religion catholique finit par sortir de son ornière et, bien entendu, il n’est plus question de ces accusations lorsque la religion chrétienne, prosélyte et universelle, devient religion d’empire.

Paradoxe historique

L’évolution que connait l’idée de sorcellerie au cours du Moyen-âge est parallèle à la diabolisation des hérétiques. En pratique, il s’opère un retournement historique audacieux : les chrétiens accusent ceux qui dévient du dogme de ce qu’on leur reprochait à l’origine. D’où : ces accusations sont toujours une manière d’exclure les personnes incriminées de la société humaine en les accusant de transgresser l’ensemble des tabous communément admis (inceste, partouze, manger les bébés, zoophilie…). C’est valable pour les Vaudois, les Cathares et les Fraticelli. Ça a également été le cas pour les Templiers, qui n’ont eu d’autre tort que d’avoir une immense fortune aiguisant l’appétit de ce psychopathe de Phillipe le Bel. Ces affaires démontrent l’utilisation machiavélique qui a pu être faite de ce type d’accusations.

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Par la suite, il s’opère une confusion entre la perception paysanne de la sorcellerie (qui s’exerce sous forme de « malleficum » : maléfices ayant pour objet de nuire à quelqu’un), la conception du magicien (lettré qui fait appel à des forces démoniaques sur la base de rituels établis par écrits) et ces hérésies dont les adeptes, par la force des choses, ont une pratique collective et secrète de leur foi. Si le fait de transformer ces derniers en adorateurs du démon bons pour le feu relève incontestablement de la manipulation, une grande part des procès individuels et collectifs dans les villages relèvent du fanatisme religieux, de l’obscurantisme et de la connerie humaine. Avec ce constat : les personnes taxées de sorcellerie s’étaient souvent, au cours des années, mis une grande part de la population du village à dos ; cette accusation matérialisait ainsi un consensus villageois pour se débarrasser de quelqu’un.

Méthode inquisitoriale

En ce qui concerne la justice, la méthode inquisitoriale est une innovation intéressante de la période. Auparavant, le procédé de droit utilisé était largement issu du droit germain : la méthode accusatoire imposait au plaignant d’engager personnellement sa responsabilité dans la plainte déposée. Et s’il n’apportait pas la preuve matérielle de ses accusations, c’est lui qui se mangeait un châtiment équivalent. Ce système avait l’avantage de limiter les procédures aux cas où les personnes étaient prêtes à prendre ce risque considérable pour obtenir justice.

A contrario, la méthode inquisitoriale consiste en une mise en accusation par la puissance publique. Cette dernière se charge d’obtenir des aveux par la torture et de brûler l’accusé s’il revient sur ses aveux. Pratique, n’est-ce pas ? D’où la possibilité d’obtenir ce qu’on veut de qui ont veut, de suggérer et de voir immédiatement la personne contresigner.
(Pour information, la raison qui sous-tendait l’utilisation de la torture dans les procès en sorcellerie est la suivante : les personnes étant sous l’emprise du démon, seule une torture bien menée pouvait permettre de rompre le lien entre la victime et les puissances infernales ; la torture était donc vivement recommandée par Dieu lui-même, puisque les aveux pouvaient permettre de sauver l’âme du pauvre pêcheur(resse).)

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La grande chasse au sorcière des XVIe et XVIIe siècles, et les procès de masse qui ont eu lieu, proviennent de l’exigence de délation de la part des autorités, persuadées d’avoir affaire à une force occulte organisée. Sous la torture, les gens dénonçaient n’importe qui. Pour exemple, dans la petite ville de Wiesensteig, en Allemagne, 63 femmes ont été brûlées pour la seule année 1562 ; et en une année, des villages ont perdus prés de 10 % de leur population.

Ésotérisme et falsification historique

Question : y avait-il une organisation structurée de sorciers ? L’auteur de Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen-Âge, fantasmes et réalités, Norman Cohn, pose que l’amalgame opéré entre hérésie et sorcellerie, entre des pratiques individuelles et des pratiques collectives, a conduit de nombreux auteurs modernes à verser dans cette erreur historique postulant l’existence de « covens », ces sociétés secrètes de sorciers(ères) se livrant à des sabbats, réunions périodique comportant leur lot d’activités plus ludiques les unes que les autres. Telles qu’invocation du démon ou du diable en personne, grosse partouze et dévoration de bébés…

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Les principales sources d’information à ce sujet sont les comptes-rendus de procès d’inquisition. Au vu des méthodes employées, on peut se poser des questions sur la crédibilité de ces témoignages. Et supposer que ces compte-rendus sont surtout des projections d’inquisiteurs obsédés par leurs propres démons. Ainsi de cet abbé persuadé que des diablotins s’acharnaient sur lui, lui donnant des gaz et le faisant dormir pendant la messe…

Ce qui est amusant, c’est que l’ouvrage de référence en la matière, celui de madame Murray, publié au début XXe siècle, a conduit à la renaissance du mouvement païen et à la constitution de la Wicca, néo-paganisme moderne né dans les années 30 sous l’influence de l’ouvrage de Murray et d’un individu nommé Gardner. Pourtant, aucune preuve historique sérieuse n’existe pour confirmer ce postulat de l’existence d’une société secrète de sorciers. Par ailleurs, sa théorie se fonde largement sur l’oeuvre d’ethnologie de Frazier, le « Rameau d’Or », qui ramène la plupart des croyances antiques à la fertilité. Pour Murray, les cercles de sorcières étaient des cercles de femmes adorant une sorte de religion primitive de la terre et de la fertilité, en opposition au patriarcat du catholicisme.

A la suite de Murray, de nombreuses théories historiquement invérifiables ont été échafaudées, comme celle de Michelet, postulant que les cercles de sorciers étaient en fait des réunions de personnes en rébellion contre l’autorité de la religion et des seigneurs. Il est intéressant de constater que ces théories suivent très fidèlement le Zeitgeist du moment : celle de Michelet par son enthousiasme pour l’émancipation des classes laborieuses et le féminisme naissant ; celle de Murray par Frazier ; enfin, celle de Rose par l’époque psychédélique (il postule de grandes réunions de défonces à base de décoctions de plantes et des orgies avec des gens déguisés en animaux).

Les liens à établir avec notre époque, maintenant, chez nous

D’après Norman Cohn, les historiens ont gravement sous-estimé les capacités de l’imagination humaine : les récits de sorcellerie sont manifestement des compilations de faux documents et de délires montés de toute pièce. Il en ressort aussi un archétype au sens Jungien1 de la société secrète, que l’on retrouve dans l’antisémitisme au XXe siècle (notamment à travers le Protocole des sages de Sion), mais également dans le traitement du terrorisme et la paranoïa sécuritaire actuelle.

La continuité est de deux ordres.

 × Sur la forme : le traitement fait aux « terroristes » présumés dans les prisons israëliennes ou américaines est du même ordre que celui réservé aux hérétiques du Moyen-âge ; de même, alors qu’au Moyen-âge existaient des manuels de la « question » pour faire avouer l’hérétique, des manuels de torture ont été réalisés à destination des marines américains.
On peut constater aussi que la procédure inquisitoriale a déteint sur la conception juridique actuelle, en tout cas en matière de lois antiterroristes. Une des principales caractéristique de la procédure inquisitoriale comme des lois antiterroristes est l’absence presque totale de protection de l’accusé. La puissance publique accuse, cherche les preuves, condamne et applique la sentence. En pratique, elle part de sa propre conviction, sans qu’elle soit motivée par une plainte ou une dénonciation (comme c’est le cas en droit romain, par exemple), et cherche ce qui peut étayer sa thèse. Pour moi, les hérétiques du XXe siècle sont les personnes suspectées de terrorisme (étant donné qu’une infime part de ces dernières sont effectivement des terroristes actifs).

 × Sur le fond : il apparaît clairement que le fantasme terroriste, bien qu’il soit en partie fondé sur la réalité, est largement amplifié et manipulé par les autorités capitalistes, occidentales et impérialistes (pas de raisons d’exclure le gouvernement chinois du cercle très ouvert des enfoirés). Sans revenir sur les différentes théories qui font du terrorisme une manipulation d’Etat, l’opportunité de l’ennemi intérieur et extérieur est évidente dans une situation de contestation politique grandissante et généralisée. Les masses terrorisées se concentrent alors sur le danger le plus immédiat : celui qu’on leur fait manger à l’heure du journal télévisé en accompagnement des petits pois.

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D’une certaine manière, les membres de la mouvance anarcho-autonome incarnent les sorciers du XXIe siècle, et il est difficile de dire si l’acharnement dont elle est victime (si tant est qu’elle soit autre chose qu’un fantasme du pouvoir) est de la manipulation ou du fanatisme dogmatique. Dans l’affaire de Tarnac, on a pu voir la preuve de cette procédure inquisitoriale dans la recherche de pièces à conviction : harnais, horaires de trains et, pour montrer que Julien Coupat était le chef de la « bande », ce qui justifie encore son incarcération, un dessin d’enfant sur lequel il figure au-dessus (tout simplement parce-que l’enfant l’avait tout d’abord oublié).
Et si la soi-disant mouvance anarcho-autonome représente la sorcellerie du XXIe siècle, il n’y pas loin à chercher pour trouver l’Eglise prosélyte et universaliste, avec ses conciles (G8) et ses instances prétendant gouverner le monde (OTAN, ONU, FMI, OMC), par la force s’il le faut. Si au niveau franco-français, les autonomes font une bel épouvantail, à l’échelle du monde c’est l’ensemble des mouvements alternatifs et de contestation qui sont régulièrement attaqués.

La dérive sécuritaire paranoïaque me paraît n’être rien de plus qu’une énorme baudruche remplie de ces gaz fétides que produisent la peur et le fanatisme. Ça me fait bien marrer quand des gens disent : « Ça n’arriverait pas chez nous, on est pas des barbares »… Alors que « chez nous », on revient à grand pas aux bonnes vieilles méthodes médiévales de traitement de la contestation.



1 Soit une « image primordiale » renfermant un thème universel, commun à toutes les cultures humaines mais figuré sous des formes symboliques diverses, et structurant la psyché inconsciente

2 Affiche de Matt Mahlen.


COMMENTAIRES

 


  • (pas de raisons d’exclure le gouvernement chinois du cercle très ouvert des enfoirés).
    Aucunement en effet. D’autant que la liste des postulants devrait s’agrandir proportionnellement avec la contestation.

    Pour le parallèle entre sorcières et autonomes : clap, clap,clap !



  • Ca n’a peut-être rien à voir, mais on peut retrouver par exemple dans la bouche d’un éditorialiste la qualification de « sorciers » pour illustrer les « anti-capitalistes » :

    http://www.lille43000.com/index.php?option=com_content&task=view&id=173&Itemid=139

    Un nouveau maccarthisme ? mais sans URSS



  • D’abord merci d’avoir lu et réagi.
    Ensuite, effectivement on assiste à une stigmatisation forcenée basée sur des délires paranoiaques. Les mots sont rarement innocents.
    Ce dont je donne un exemple immédiat : J-B, je te suce le cul.



  • A witch ! We’ve found a witch ! A witch ! A witch ! A witch ! A witch ! We’ve got a witch !

    Voir en ligne : She’s a Witch



  • vendredi 27 mars 2009 à 17h17, par pièce détachée

    Oui, les « inspirés » (sorciers, prophètes, magiciens, visionnaires) qui ne veulent / peuvent pas manger au râtelier forment charnière avec les fonctionnaires (laïcs ou religieux) de l’institution ventrue. C’est l’opposition entre prophète et prêtre de Max Weber, que je suis justement en train de relire au lieu de baguenauder en jaspinant sur des blogs délétères.

    Un exemple, relativement récent, de cette charnière où l’on se coince les doigts pour la plus grande gloire des règlements de compte juteux en tous genres : « [Les] adeptes [du « mage d’Aron », actif en Mayenne vers 1965] semblent avoir été d’abord fascinés par le mépris que professait le « mage » pour le travail et pour les biens matériels, y compris pour le patrimoine foncier ; ensuite, par l’engagement de vouer son existence à secourir les gens dans le malheur [...]. Dans une région où le souverain bien est pensé sous la seule forme de l’accroissement du patrimoine et où l’indifférence aux non-parents est une vertu cardinale, ces préceptes devaient mobiliser ceux des déviants locaux qui, ailleurs, auraient été des militants chrétiens d’avant-garde. / C’est ainsi que [le « mage »] recruta rapidement une centaine d’adeptes, souvent parmi les jeunes agriculteurs et les chrétiens d’élite. »
    — Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1977 (Folio Essais n°3, p. 384). (Sur le même sujet, un autre livre tout aussi magnifique et qui décoiffe : J. Favret-Saada et Josée Contreras, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, 1981 [Folio Essais n° 222]).

    Il est donc on ne peut plus pertinent de relever, comme le fait FX, la qualification de « sorciers » appliquée aux dissidents anti-capitalistes.

    N.B. Ô Belzébuth aux noires grimaces, cesse, je te l’ordonne, de jeter du sable aux yeux bigleux de ce Herr Grimaud, ou bien j’appelle Frédéric Lefebvre ! L’auteur du Rameau d’Or s’appelle James Frazer, pas Frazier.

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