ARTICLE11
 
 

vendredi 14 mai 2010

Le Cri du Gonze

posté à 23h59, par Lémi
4 commentaires

Empailler Chevillard
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La lecture de Palafox, troisième roman d’Eric Chevillard, peut mener l’imprudent lecteur à de bien étranges extrémités. Ode au mouvant règne animal - ce parfait « gibier à métaphores » - Palafox et sa prose sautillante appellent une réaction adaptée quoique radicale : la taxidermie appliquée à l’auteur, seule manière de s’assurer que cet univers là ne disparaisse jamais.

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« Si l’océan gèle, on y verra les hippocampes encore mieux que dans leurs presses-papiers  », Éric Chevillard, Mourir m’enrhume, 1987

Un jour, forcément, il sera trop tard, on regrettera. Demain c’est aujourd’hui. Déjà, on tremble à l’idée. Pas de souvenirs, pas de traces, ni portraits ni cadres, ni même le moindre petit autographe gentillet – « à Lémi, tendrement, Eric C / PS : avez-vous reçu la caisse de Chablis millésimé ?  » Rien. Peanuts. C’est Mémé sans son album photo dédicacé par les petits-enfants, John Wayne sans sa bouteille, Johnny sans son déambulateur. Une catastrophe. On pourrait penser que rien ne presse, mais. Aujourd’hui, il est vif et joueur, il court, il s’ébroue, mi-tigre, Minuit. Sauf que. Demain ? Par précaution, parce que décidément il ne faudrait pas risquer la perte irrémédiable – pas seulement l’accident (Eric Chevillard passe sur un pont, de son allure martiale et décidée (on a connu des armées moins trépidantes), le pont s’écroule), mais aussi la perte d’inspiration (Eric Chevillard délaisse Michaux pour Angot, largue Beckett pour Beigbeder, ses sveltes lectures se changent en plomb, il choit des neurones), voire la trahison (on offre à Eric Chevillard un pont d’or pour rejoindre Grasset ou XO, il accepte) – et qu’un monde sans Chevillard, franchement, hein, on a connu perspective plus ragoutante. Le constat s’impose, péremptoire comme un marteau de commissaire-priseur égaré dans un congrès de bouchers sauce Rungis. Empaillons Chevillard, voilà tout.

Il faut dire, rendons à Chevillard ce qui est à Chevillard, que c’est lui-même qui m’a soufflé la solution, alors que je m’éreintais en vain à ne pas frémir d’angoisse à la pensée de son éventuelle disparition. Dans un de ses premiers livres, son troisième pour être précis (à l’image de ce billet, scientifique et rationnel), le divin Palafox2, cuvée 1990, il attend la toute dernière ligne pour bazarder la solution à la vulnérabilité palafoxienne – car cette petite bête gigantesque (Palafox), croisement entre le mammouth et la punaise d’eau, le dauphin et le poussin dodo, va disparaître, s’éteindre, il faut penser à la suite – , solution qui tinte encore à mes oreilles au moment où j’écris cette ligne. Évidence : « c’est même une excellente idée, Olympie, empaillons Palafox. » Je dirais même plus, c’est une excellente idée, Olympie, empaillons Chevillard, des pieds au jabot, des nageoires à l’occiput.

Ceci dit, pas d’erreur, pas d’approximation, la taxidermie est un sport de combat, soyons fermes et précis. Toi, mon scalpel, ne tremble pas. Toi, mon formol, ne me fais pas défaut. Pas question de défigurer Chevillard. Le taxidermiste amateur se ramasserait méchamment, dans les grandes largeurs, accoucherait d’un Frankenstein hirsute et bien peu sympathique, mi Raymond Barre, mi loutre. C’est toute une bibliographie foisonnante et mouvante qu’il s’agit de ramasser en une seule forme. Ensuite, nous l’arroserons régulièrement, collectivement, et de là germeront surement de meilleures horizons pour ce début de siècle bien peu chevillardien3, des excroissances colorées gorgées de yahou, mais je m’emballe.

Le lecteur mou du bulbe s’étonnera. Pourquoi empailler Chevillard ? Question stupide. Pourquoi pas ? Qui d’autre si ce n’est Chevillard ? Voudriez-vous empailler Camille Laurens ? Imaginez un peu. Vous rentrez chez vous après une rude journée de travail, un 15 février, tout est gris, il pleut, il bruine, il concasse météorologiquement, vous ne rêvez que d’une chose, vous blottir près du feu avec votre animal de compagnie préféré, empaillé comme il se doit. Et paf : Camille Laurens. La gueule de la conversation : «  Je m’suis tapé le livreur de pizza, mon chou, t’veux que j’te raconte ?  » Ou bien Houellebecq, ce crapaud, qui gromellerait à votre oreille : « Le monde me hait, je le lui rends bien. » Désespoir domestique ; auprès de mon écrivain empaillé, je vivais malheureux. Alors que Chevillard, pardon, ce serait d’une autre classe. Vous tomberiez sur le canapé en décapsulant une Brauburger, il partirait au quart de tour : « La baleine échouée sur le sable n’avait qu’à pas boire la mer4. » Ou bien, au détour d’une conversation à bâtons rompus, il s’exclamerait : « On voudrait pouvoir inventer autre chose. Quoi ? Eh bien justement : rien. Le rien. Quelle légèreté soudain ! Quel essor ! Tous nos fardeaux à bas. La langue alors comme pure extase, jubilation, danse, harmonie, et réforme radicale des lois de ce monde, y compris et surtout de ses lois physiques5. »

Et puis Chevillard, même empaillé, serait à coup sûr la diversité personnifiée. Tiens – c’est une manie – il me fait penser à Palafox, ce dinosaure ongulé mâtiné de cloporte chatoyant dont il décrit ainsi le chant : « Un matin au réveil, il fit entendre son cri, comment dire, une espèce de piaillement, ou plutôt de miaulement, ou plutôt d’aboiement, ou plutôt de mugissement, nous y sommes presque, de rugissement, ou plus exactement de barrissement, oui, c’est le mot, une espèce de piaillement.  » Et puisque Palafox est Chevillard, plus rien ne m’étonne. Même pas la présence de l’écrivain sur tous les fronts. Insaisissable, ce Chevillard. Un jour, il démolit Nisard6, qui l’avait bien cherché. Le lendemain, il est en Afrique, avec ses grandes oreilles rouges7. On le voit traquer l’orang-outan8 puis le hérisson9, on le pense au loin à traquer le capitaine Cook sur toutes les mers du monde10, et non, il est là, au détour de la rue, discutant avec Crab qui marche sur la tête11. Une anguille. Alors, l’empailler, n’est-ce pas, ce n’est pas un grand risque : nul doute qu’il continuera à se caméléoniser de ci de là. Un jour tatou, un jour loup, un jour amibe.

Oui, c’est décidé, empaillons Chevillard. Puis glissons-le dans notre poche, emportons-le avec nous. Comme Molloy, ce personnage de Beckett, le fait avec ces petits cailloux dont il a bourré ses poches et qu’il suçote allégrement – son idée du paradis –, comme le Grec avec son cocktail Molotov, le Turc avec sa moustache, une réminiscence de ce qui se fait de plus beau, un talisman toujours prêt à fonctionner. Le RER B a 25 mn de retard ? Et alors ? Pas quoi s’énerver, sortons Chevillard de sa cachette, qu’il éclose au grand jour, fasse agir sa magie. Quelle légèreté soudain ! Quel essor ! Tous nos fardeaux à bas.

«  Faites pondre le coq, la poule parlera », écrivait Michaux. Faites empailler Chevillard, son image parlera. Et là, bordel, nul doute qu’on en sortira grand gagnant, qu’on dansera sur un monde moins sec, plus croustillant. Oui, c’est un ordre, une prière, une supplique impérative, empaillons Chevillard. Ne serait-ce que pour mieux le partager, l’offrir en pâture à toute l’humanité, proche et pas proche, la recouvrir d’excroissances lumineuses.

Et si vous n’y croyez pas, si vous pensez que c’est là donner trop d’importance à l’écrivain, alors, méditez cette pensée tirée de l’autofictif, son blog : «  Est-ce l’hippopotame dans le marigot boueux ou notre globe lui-même qui se fend d’un bâillement ?  » Et adaptez-là à Eric Chevillard :«  Est-ce Chevillard dans ses textes limpides ou notre globe lui-même qui se fend d’un éclat de rire contagieux ?  » De là à dire que Chevillard et hippopotame, même combat, il y a un pas que je ne franchirais pas, ou alors en sautillant comme une ballerine ovipare sous LSD.



1 Illustration tirée de la couverture (poche) de La Nébuleuse du crabe.

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3 L’apparition de ce chien combattant dans les rues d’Athènes semblant certes marquer le début d’une volte-face, d’une révolte de l’imaginaire face à la plate réalité, mais il faut voir la suite des événements. Prions pour le canin.

4 In Le Vaillant petit tailleur.

5 In entretien article11, ici.

6 Démolir Nisard, 2006.

7 Oreille rouge, 2005.

8 Sans L’Orang-Outan, 2007.

9 Du Hérisson, 2002.

10 Les Absences du Capitaine Cook, 2001.

11 La Nébuleuse du crabe, 1993.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 15 mai 2010 à 21h18, par Fabien

    Un instant, à la lecture du titre, j’ai pensé qu’on allait égratigner Chevillard. Je me demandais bien quel mal on pouvait bien dire de lui, ça m’intriguait. Quelqu’un d’assez fort pour trouver quelque chose à redire, j’aurais aimé voir ça. Me voilà rassuré, et en même temps un peu déçu, ça promettait une bonne passe d’armes.

    • lundi 17 mai 2010 à 15h28, par lémi

      J’aimerais bien, j’aimerais bien. Me payer Chevillard, comme on dit dans le milieu journaleux, ce serait comme une consécration, une breloque à ma boutonnière. Mais voilà, j’aime trop ses bouquins, impossible. Désolé de te décevoir... (ceci dit, je suis plongé dans son dernier livre, « Choir », et pour l’instant moins convaincu que par d’autres. Mais, de là à sortir mon sabre d’abordage...)



  • lundi 17 mai 2010 à 15h07, par pièce détachée

    C’est l’évidence même. Chacun de nous a des livres-chat, des livres-éléphant, des livres-faucheux, des livres-oursin, des livres-geai, des livres-chimère... (chacun complétera selon son cœur) Du temps du Paradis, on pouvait vivre avec eux, même les plus sauvages, sans crainte ni frayeur. Mais comme il n’y a plus de Paradis, l’empaillage de leurs auteurs, c’est vraiment le second best.

    • lundi 17 mai 2010 à 15h39, par lémi

      Oui, trois fois oui. Le devenir empaillé de l’écrivain est scandaleusement délaissé par nos soi-disant têtes pensantes universitaires. L’heure n’est plus aux empaillages encyclopédique (demi-mesure) mais à la véritable taxidermie, directe et joyeuse. C’est seulement ainsi que nous renouerons avec la littérature.

      Et ce n’est pas ce magnifique Guide des manchots (http://ecx.images-amazon.com/images...) trônant dans mes toilettes (trouvé hier, 1 euro à Mona Lisait, si ce n’est pas une preuve de l’existence de Dieu, je veux bien me faire pendre) qui va te contredire. J’aimerais en empailler chaque page, au moins.(ouvert au hasard, je lis, sous une photo qui attendrirait même mes quatre-quarts maisons : « Un Gorfou sauteur protège son jeune poussin du vent violent aux îles Falkland ». Quoi de plus poétique ?)

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