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mercredi 22 avril 2009

Littérature

posté à 00h14, par Lémi
4 commentaires

La Grande chasse au(x) bourgeois
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C’est un livre bordélique et joyeux, bourré de références croustillantes et qui force à réfléchir. « Tentative d’assassinat du bourgeois qui est en moi » décrit les efforts de l’auteur, Yann Kerninon, pour décrocher de cette maladie universelle : une sévère addiction aux modes de vie et de pensée bourgeois. Un bouquin plein de « swing » qui réactive l’indispensable esprit DADA.

« Dans le cœur bouillonnant d’un début de XXIe siècle qui annonce le triomphe du vulgaire, du grotesque et du simulacre généralisé, il apparaît urgent de réactiver les défenses immunitaires initiées par DADA… Assumons notre propre absurdité et notre grand « lâcher-prise » ! Affirmons la folie et le n’importe quoi, mais avec l’espoir secret que cette affirmation permettra de nous extraire, enfin et complètement, de la pensée bourgeoise qui fait n’importe quoi mais prétend néanmoins toujours agir avec sagesse, lucidité et raison. »

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Un livre joyeusement bizarre. Foutraque. Qui se fout de tout. Qui te traite de nazi en puissance. Qui regarde avec mépris ta petite existence rangée. Qui conchie les bourgeois. Et les antibourgeois. Un livre capable de mettre en illustration une photo invisible car barbouillée de traits noirs, légendée ainsi : « Affiche du candidat Mitterrand pour la campagne présidentielle de 1965. […] Droits reproduction refusés par la Fondation François Mitterrand, pour incompatibilité avec ce chapitre. » Un livre qui se veut libre, vraiment, pas uniquement pour la galerie. Qui te veut libre. Un livre dadaïste qui te traite de con, d’horrible baderne moutonnante, pour ton bien. Qui bande. Qui vise à éradiquer le bourgeois prenant ses aises dans la psyché de l’auteur et dans la tienne, à réveiller le punk qui est en toi, pour te sauver de l’ennui mortifère. Un livre qui encense la Vie. Ce n’est pas rien. Qui convoque l’esprit DADA et ses beugleries insensées, les seules à avoir un sens. Un livre qui, à défaut d’être pavé, se transforme en nez rouge, puis en vilebrequin, shoote dans ton ventre adipeux, creuse dans tes neurones, défouraille à qui mieux mieux et avance le seul projet politique valable : Le « SWING »

« C’est pas la peine de faire quoi que ce soit si ça ne swingue pas1 ».

Reprenons. Yann Kerninon a vu la lumière à la lueur d’un cancer mortel, celui de son père. De l’avoir vu s’éteindre atrocement alors que lui même était encore un gamin, il en a tiré une certitude : le cancer a planté ses griffes dans les frustrations de son père, dans son incapacité à se réaliser totalement. Comme le héros du très beau roman de Fritz Zorn, Mars, fils de la haute bourgeoisie suisse qui introduit son calvaire ainsi : « la chose la plus intelligente que j’ai jamais faite, c’est d’attraper le cancer », Kerninon est convaincu que l’ignoble crabe naît d’un tiraillement entre personnalité réelle et engoncement dans des habitudes bourgeoises mortifères. Qu’il prend son essor sur une frustration existentielle. C’est discutable. On s’en fout. Car ce n’est qu’un point de départ. Partant de cette conviction, Yann Kerninon a décidé de mettre à mort sans plus tarder tout ce qu’il y avait de bourgeois en lui, de revenir à l’essentiel, de « lâcher prise », à tous les sens du terme. Cela paraît aisé. Ça ne l’est pas.

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D’abord, le bourgeois est partout. Pas seulement dans le bourgeois. Il n’est pas aussi facile à cerner que dans les tableaux de Georges Grosz, il se cache, ne prend plus de postures réactionnaires évidentes. Il s’est modernisé, a lâché la naphtaline. Il est dans l’antibourgeois, dans le prolo, dans ta télé, dans tes journaux, chez les hommes politiques de gauche, chez les plus rebelles de tes amis. Il est l’anti-vie, celui qui t’empêche de te réaliser vraiment. Il s’épanouit, c’est indéniable, dans les valeurs d’un monde devenu plus bourgeois que jamais. Car le XXe siècle, siècle par excellence des revendications antibourgeoises (de Dada aux Punks en passant par les surréalistes ou les situs), a paradoxalement accouché de sociétés croulant sous les valeurs bourgeoises, assommées d’être si mornes. Bouvard et Pécuchet ne sont pas mort, ils votent Besancenot, trient leurs déchets et, le week-end, fréquentent des clubs échangistes.
Kerninon, par ailleurs magicien professionnel, artiste performer et prof à l’ESSEC (étrange mélange, voir son site), pose ce constat, celui d’une bourgeoisie triomphante sous des oripeaux modernisés, puis s’interroge :

« Pourquoi donc, l’esprit bourgeois s’est-il généralisé au cœur même d’un XXe siècle qui n’a cessé d’affirmer et de sur-affirmer son caractère antibourgeois et révolutionnaire ? Pourquoi donc, le marxisme produit-il, quand il est appliqué, la caricature même du cynisme bourgeois meurtrier ? Pourquoi Marx, défenseur méthodique des plus pauvres et du prolétariat, fait-il un enfant à sa bonne et demande à Engels d’en assumer la paternité ? Pourquoi donc la si subversive psychanalyse constitue-t-elle aujourd’hui la caricature même du narcissisme et de la névrose bourgeoise ? Pourquoi Freud, pourfendeur des tabous névrogènes demande-t-il par écrit à sa maitresse de ne plus pratiquer le patinage sur glace, craignant que son coude ne vienne frôler celui d’un autre homme ? Pourquoi donc le situationnisme, théoriquement ludique, festif et sexuellement libéré, s’échoue-t-il dans la haine, les règlements de compte et les pamphlets au rabais ? Pourquoi donc, Guy Debord, défenseur de la vitalité et de l’enthousiasme spontanéiste universalisé finit-il dans l’aigreur, le ressentiment et finalement le suicide ?... »

« Oui, DADA fut le mouvement le plus sérieux du monde. Il ne s’occupe que de la chose la plus précieuse qui soit : la vie. »

C’est dans les errements de ceux qui incarnent le triomphe de l’antibourgeoisie de façade, dans leurs reniements toujours répétés, que se trouve le nœud du problème : l’antibourgeois ne l’est pas vraiment, ou pas de la bonne manière. Plutôt que de passer dans une autre dimension non soluble dans les valeurs bourgeoises, il se réfugie dans l’opposition frontale, dans la dénonciation. Il fréquente le même univers mental, ne remet rien en cause. En bafouillant ses objections, plus ou moins violemment, il reste fermement engoncé dans les valeurs de son temps, il repousse le bourgeois pour mieux l’accueillir.
C’est pour ça que DADA, mouvement artistique et intellectuel génialement foutraque né du sang de Verdun et du Chemin des Dames, a formulé la seule réponse valable, le seul cri qui ne soit pas défaite : un « NON » qui se projette plus loin qu’une simple dénonciation. Un « NON » violent et absurde, provocateur, qui vogue loin de tout ancrage partisan, de toute école de pensée. Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Raoul Haussmann, Picabia, Arthur Cravan, autant de fous-furieux, sur-vivants, qui s’appliquèrent avec virtuosité à dégonfler la baudruche bourgeoise, à réenchanter le monde à leur manière, sans concessions :

« On n’enlèvera pas à DADA le courage d’avoir dit un « Non » phénoménal à l’ensemble de la société bourgeoise au moment où il fallait le dire, alors que toute l’Europe se jette dans la boucherie au nom de la « Patrie » et de la « Liberté ». […] Le « Non » des dadaïstes est un « non » qui se veut brutalement non-bourgeois, c’est-à-dire une façon de dire non, même au débat. DADA ne discute pas, ne discute plus avec le bourgeois. Et DADA ne s’oppose pas au bourgeois. Il n’est ni réformiste, ni révolutionnaire. DADA file au-delà. »

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Hugo Ball.

« Dada file au-delà. » La formule est parfaite, explique bien pourquoi nos petites rébellions sont toujours vouées à l’échec, au conformisme à court terme. Sous le béret à étoile, sous la cagoule, sous le keffieh, le bourgeois rode aussi. Trop souvent, le pseudo-révolté oublie la seule chose valable : le « Swing », la Vie, le Yahou, le Kraouch, appelez ça comme vous voulez. Ce râle joyeux de celui qui s’est vraiment débarrassé de toutes ses attaches bourgeoises pour enfin profiter du monde, sans se leurrer sur sa cruauté.
L’anti-morale de l’histoire ? Le monde est absurde, sanglant, horrible et vain, mais je peux m’en accommoder, voire l’admirer, si seulement je romps avec les foutaises matraquées sans répit par la société dans laquelle je vis. Ce que résumait ainsi le truculent Marcel Moreau : «  Laisse tomber ton être raisonnable, la part la plus artificielle, la prothèse sociale, et vis comme un beau fou baignant dans sa démesure. Démutile-toi ! ».

Pour le reste, le bouquin est habilement construit, facile à lire, tout sauf pompeux, fourmillant de croustillantes références littéraires et musicales et parfois joyeusement absurde. On pourrait en critiquer certaines facilités, dire qu’il était possible de pousser le sujet plus loin (c’est certain), mais, bof, ce serait oublier le projet de ce livre, lui dénier ce qui fait sa rareté et le rend si sympathique : son « Swing ». Ce « Swing » auquel le bourgeois, triste et moisi, n’aura jamais accès. Pauvre de lui.

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1 « It don’t mean a thing if it ain’t got that swing », paroles d’une chanson de duke Ellington.

2 Dessin de Georges Grosz.

3 Peinture de Georges Grosz.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 22 avril 2009 à 18h22, par tgb

    la part de bourgeois qui sommeille en moi et que j’autorise parfois, (comme ma part de beauf), frissonne à l’idée de lire ce bouquin mais tout le reste de ma modeste personne en a la bave aux lèvres - vraiment ça donne envie

    Voir en ligne : http://rue-affre.20minutes-blogs.fr/

    • jeudi 23 avril 2009 à 01h38, par lémi

      Ma part de bourgeois à moi, pourtant non négligeable, s’est parfaitement accommodée de la lecture de ce livre. Elle est un peu stupide. C’est l’avantage : tu peux commencer à t’en débarasser sans qu’elle s’en rende compte. Tu l’affaiblis peu à peu (et ce livre est une très bonne arme pour ça, mais il y en a pléthore d’autres qui conviennent itou), et, un jour, sans prévenir, tu lui tords le cou (tu peux te débarasser du beauf par la même occasion). C’est comme ça que je vois les choses.
      Tous mes encouragements...



  • mercredi 22 avril 2009 à 19h34, par Crapaud Rouge

    Petit a : ça me rappelle une anecdote : celle du type qui, au plus fort d’une période de canicule, était venu bosser en bermudas, - ie : une tenue dadaïste aux yeux du bourgeois -, et qui s’était fait virer. Cette anecdote ayant fait le tour de la presse, (sans doute pour notre édification, quelque chose du genre : « venir bosser en bermudas, c’est déserter devant l’ennemi, tenez-vous-le pour dit »), je donne pas cher de la survie de quiconque prendrait le bouquin au pied de la lettre.

    Petit b : ça me rappelle une idée loufoque que j’avais eu à l’époque où je nourrissais des espoirs littéraires : raconter l’histoire d’un meurtre grandiose : tuer l’Agneau de Dieu. Pas facile de trouver l’arme qui conviendrait... Ce que je veux dire, c’est que « tuer le bourgeois qui est en soi » est sûrement aussi difficile. L’auteur du bouquin y est-il parvenu, ou n’a-t-il fait que rêver son sujet ?

    • jeudi 23 avril 2009 à 01h51, par lémi

      a : « je donne pas cher de la survie de quiconque prendrait le bouquin au pied de la lettre. » : ça dépend ce que t’appelle « survie ». Si ça concerne l’ancrage dans des schémas tristounets tels que la réussite matérielle ou l’épanouissement professionnel, c’est mal barré. Si tu considères la survie à un sens plus large, la Sur-Vie, alors je suis convaincu qu’il faut prendre ce livre au pied de la lettre.

      b : « L’auteur du bouquin y est-il parvenu, ou n’a-t-il fait que rêver son sujet ? » : J’en sais pas assez pour répondre. Mais je pense que « rêver son sujet » est déjà un très bon premier pas dans cette voie. Et que l’auteur semble, d’après lecture, bien engagé dans la débourgeoiisation (?). Après, qui sait ?, c’est peut-être un ignoble baratineur qui plaide la Vie pour choper l’oseille. Ceci dit, j’ai des doutes, on ne peut pas aimer DADA à ce point et être un salaud...

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