ARTICLE11
 
 

samedi 21 juillet 2012

Littérature

posté à 16h40, par Vanessa C. & Guy M.
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Le point d’honneur d’un éditeur

En février 1958, les éditions de Minuit, alors dirigées par Jérôme Lindon, publiaient « La Question », d’Henri Alleg. L’auteur y racontait par le détail la torture que lui avait infligé l’armée française en Algérie. Remous, scandale, procès. C’est généralement ce livre que l’on retient quant on évoque l’engagement de Minuit pendant la guerre d’Algérie. Mais d’autres avaient précédé. Et d’autres suivirent.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 9 de la version papier d’Article11, en avril 2012

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Lorsque, à propos des méthodes employées par l’armée française pour « pacifier  » le territoire algérien, Hubert Beuve-Méry écrivait dans Le Monde du 13 mars 1957 : « Dès maintenant, les Français doivent savoir qu’ils n’ont plus tout à fait le droit de condamner dans les mêmes termes qu’il y a dix ans les destructions d’Oradour et les tortionnaires de la Gestapo  », il n’y avait aucun troll pour touitter qu’il avait gagné un mauvais « point Godwin »1. Il est vrai qu’en pleine guerre d’Algérie, les techniques de communication étaient à peu près aussi rudimentaires que les techniques d’interrogatoire. Et chacun avait encore à l’esprit des histoires de collaboration et de résistance...

Jean-Paul Sartre s’y référait de manière appuyée dans Une Victoire2, le texte qu’il donna à L’Express pour saluer la parution, aux Éditions de Minuit, de La Question d’Henri Alleg. Et le très modéré Gabriel Marcel3, plutôt que de s’étrangler d’indignation, faisait dans la surenchère Å“cuménique : « Je ne puis que donner raison à Sartre. Hitler a été un précurseur... »

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Henri Alleg, journaliste, militant du Parti communiste algérien (PCA), ancien directeur du quotidien Alger républicain, avait été arrêté le 12 juin 1957 par les parachutistes de la 10e D.P, au domicile de son ami et camarade Maurice Audin4, interpellé la veille. Tous deux avaient été dirigés sur le centre de tri d’El-Biar, où ils furent torturés par les spécialistes de l’armée française. Audin « disparut ». Alleg, transféré au camp de Lodi, puis à la prison civile d’Alger, attendit trois ans son procès5 pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État » et « reconstitution de ligue dissoute ».

En décembre 1957, Jérôme Lindon, le jeune patron des Éditions de Minuit, avait reçu, sous pli fermé, un tapuscrit d’une vingtaine de feuillets où Henri Alleg livrait son témoignage, récit implacable de son arrestation et de sa détention. Lors d’une rencontre avec Gilberte Salem, l’épouse d’Alleg, Lindon put consulter le manuscrit original, rédigé par le prisonnier sur des feuilles de cahiers. Selon les avocats de l’éditeur, la publication tombait sous le coup de la loi... Mais un contrat d’édition fut établi le 7 janvier 1958, et un premier tirage de 5 000 exemplaires mis en vente le 18 février, aussitôt épuisé. Un mois et dix jours après sa parution, le livre fut saisi, mais reparut bientôt sous diverses formes, souvent accompagné du texte de Sartre. En octobre 1959, Lindon tentait une réédition, qui fut immédiatement saisie, au prétexte d’une information ouverte contre X pour « atteinte au moral de l’armée ». Le procès n’eut jamais lieu.

Les Éditions de Minuit avaient déjà publié trois ouvrages sur l’Algérie, mais c’est sans doute avec La Question que Jérôme Lindon engagea résolument sa maison dans la lutte. Cela peut étonner de la part de ce jeune éditeur qui, en prenant la tête en 1948 des Éditions de Minuit nées de la Résistance, semblait avoir eu pour principale ambition de servir la littérature la plus exigeante, et commençait à être reconnu comme tel. Mais pour cet ancien maquisard, il était tout simplement inconcevable que la France, dont il se faisait « une certaine idée  », se déshonore en adoptant les pratiques dont elle avait souffert sous l’occupation nazie.

Contrairement à bien d’autres, il tira toutes les conséquences de cet engagement humaniste initial. Son chemin croisait celui des internationalistes, des anti-colonialistes, des « porteurs de valises », des insoumis, des déserteurs : il les publia.

En février 1960, la Direction générale de surveillance du territoire (DGST) portait un coup au réseau d’aide directe au FLN dirigé par le philosophe Francis Jeanson, sans pour autant parvenir à le démanteler. Le 22 juin, les Éditions de Minuit publiaient Notre guerre, signé de Jeanson. Le livre fut saisi et une information ouverte pour « incitation de militaires à la désobéissance, provocation à l’insoumission et désertion ».

Ce procès non plus n’aura pas lieu, mais celui du réseau Jeanson s’ouvrit le 5 septembre. Appelé à témoigner, Jérôme Lindon faisait très lucidement le point sur son engagement : « Quand je vois l’inefficacité de la lutte que j’ai menée ; que d’autres ont menée avec moi pour une cause qui est évidemment légitime, celle de la lutte contre la torture, quand je vois que cette lutte a été si totalement inefficace, je suis obligé de me dire que c’est peut-être parce qu’elle est restée dans le strict domaine de la légalité. »

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Peu de temps avant l’ouverture du procès, il avait fait imprimer en secret, chez un vieil anarchiste de Villetaneuse, la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, dite Manifeste des 121. La droite grand teint y lira, en tordant ses lunettes, un « appel à l’insoumission et à la désertion ». Quant à la « gauche respectueuse »6, on ignore si elle a lu quoi que ce soit. Six mois après sa création, le tout jeune Parti Socialiste Unifié (PSU) avait jugé opportun d’adopter une motion condamnant l’insoumission – Lindon quittera le PSU pour cela. Au Parti Communiste Français, Maurice Thorez citait Lénine – « Boycotter la guerre est une phrase stupide. Les communistes doivent participer à n’importe quelle guerre réactionnaire. » – et rappelait7 que « la place des communistes est toujours là où sont les masses, pour expliquer, éclairer, guider  ».

Jérôme Lindon, quant à lui ,occupa résolument sa place d’éditeur et permit aux insoumis et déserteurs de s’exprimer. En avril 1960, il publiait Le Déserteur, un « roman » signé du pseudonyme de Maurienne8. Il prétendra avoir reçu le texte par la poste, mais il lui avait été communiqué par l’intermédiaire d’Henri Curiel9. À peine sorti de l’imprimerie, le 20 avril, le livre fut saisi, et une information ouverte contre Jérôme Lindon et l’auteur Jean-Louis Hurst pour «  incitation de militaires à la désobéissance ».

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Pour une fois, et ce fut la seule, cela aboutit à la tenue d’un procès, le 6 décembre 1961. Jérôme Lindon fut condamné, l’occasion pour lui de taquiner une dernière fois la censure. Fin janvier 1962, il publia, sous le titre Provocation à la désobéissance le compte-rendu sténotypique des débats. On y commentait abondamment le livre interdit, en citant intégralement les pages mises en cause... Mais comment faire saisir la transcription d’une audience publique ? En guise de postface, Lindon reprenait un article10 où il écrivait : « Chaque Français sait (…) depuis le 18 juin 1940 que la désobéissance ne constitue pas forcément un crime en soi, et qu’on risque même dans certains cas – cela s’est vu à la Libération, par exemple, ou après le 22 avril11 d’être condamné pour n’avoir pas désobéi à ses supérieurs. »

Ce fut le dernier livre sur la « question algérienne » publié par les Éditions de Minuit : la guerre prit fin le 18 mars 1962. Il arrivait un peu tardivement et eut peu d’impact, mais on peut penser que Jérôme Lindon tenait à le faire paraître.

Pour l’honneur.

Cet honneur auquel il faisait référence quand, après avoir édité vingt-trois livres sur la guerre d’Algérie, supporté dix saisies12 et perdu un procès, il disait à Pierre Vidal-Naquet, son ami et principal conseiller de cette période : « Ce que j’ai pu faire, je l’ai fait pour la France, non pour l’Algérie. »

Pour l’Algérie, qu’ils prétendaient tant aimer, d’autres ont fait beaucoup moins que lui, on en conviendra.

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PS : Pour marquer le cinquantième anniversaire de la signature des accords d’Évian, les Éditions de Minuit ont réédité sept des ouvrages alors publiés – quatre d’entre eux avaient été saisis – avec une brochure de l’historienne Anne Simonin, intitulée Le Droit de désobéissance, Les éditions de Minuit en guerre d’Algérie. Disponible ICI.

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1 Popularisée sur Internet, la loi de Godwin stipule : « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1.  » Décerner un point Godwin permet de signifier à son interlocuteur qu’il vient de confirmer la loi du même nom.

2 Repris dans Jean-Paul Sartre, Situations V, Gallimard, 1964.

3 Penseur français, inventeur d’un pâté d’alouette philosophique nommé « existentialisme chrétien ». Très mesuré, il signera le manifeste dit « des maréchaux » qui entendait contrer l’appel des 121, mais, dira-t-il le lendemain, ou le surlendemain, « Ã  contre-cÅ“ur ».

4 Jeune mathématicien, assistant à la faculté des sciences d’Alger. Dès que sa « disparition » fut connue s’organisa le Comité Maurice Audin qui, depuis, exige vainement la vérité des autorités françaises...

5 Condamné à 10 ans de réclusion, il s’évadera de la prison de Rennes.

6 L’expression est de Marcel Péju (« La gauche respectueuse », Les Temps Modernes, n°169-170, avril-mai 1960).

7 Le Monde, 2 novembre 1960. Cité par Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, Éditions de Minuit, 1961.

8 Réédité en 2005 aux Éditions L’échappée.

9 À la tête du réseau Jeanson après les arrestations de février, il sera arrêté en octobre 1960.

10 Témoignage chrétien, 29 décembre 1961.

11 Allusion à la tentative de putsch des généraux, à Alger, en 1961.

12 À égalité avec les éditions Maspero, elles aussi sur le front.


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