ARTICLE11
 
 

mardi 16 décembre 2014

Sur le terrain

posté à 19h14, par JBB
13 commentaires

Plan-de-Campagne – Marchandise, terre promise

Située entre Marseille et Aix-en-Provence, la zone commerciale Plan-de-Campagne se prétend la plus visitée de France. Chaque mois, deux millions de personnes arpentent cet espace de 200 000 mètres carrés, enfilade de néons multicolores, de parkings, de grandes surfaces et de panneaux publicitaires. Un monde total, pour ne pas dire totalitaire, où l’humain est réduit à une seule fonction : consommer.

Ce reportage a été publié dans le numéro 16 de la version papier d’Article11

*

« La seule liberté que les hommes sont encore à même d’imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés. »
Groupe Krisis, Manifeste contre le travail

*

Page 29 du magazine Europlan de Campagne1, le gratuit officiel de la zone commerciale, petit bimestriel bourré de pubs et de textes idiots. L’une des rubriques s’intitule « Le saviez-vous ? », vague compilation d’informations insolites, aussi absurdes que maladroitement rédigées. Parmi ces dernières : « Lors de son lancement en 1938, Superman était beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. En effet, il ne pouvait pas voler, il pouvait juste faire d’énormes sauts. [...]
Superman a progressivement accumulé les pouvoirs au cours des années, jusqu’à ce qu’il devienne le caractère presque invincible que nous connaissons aujourd’hui. Il peut à présent voler dans l’espace, voyager plus vite que la lumière, résister aux explosions nucléaires.
 »

Le magazine ne s’y hasarde pas, mais le parallèle est tentant : Superman, ce « monstre » dont la puissance grandit à mesure que se généralise le modèle de la société de consommation, c’est Plan-de-Campagne.

« California Über Alles »

Lors d’une soirée organisée par le Club immobilier Marseille-Provence en janvier 2010, Émile Barnéoud, qui a lancé la zone commerciale dans les années 1960 en y implantant une première enseigne, revient longuement sur le succès de celle-ci. Devant un aréopage de cadres de l’immobilier et d’hommes d’affaires locaux, costumes-cravates et confiance de l’argent, il assène : « Plan-de-Campagne est immortelle ! » Rien de moins.

JPEG - 48.3 ko

Dans Le Cauchemar pavillonnaire2, précieux ouvrage critique consacré au désolant urbanisme de la consommation standardisée, des lotissements aux centres commerciaux en passant par les autoroutes et les chaînes hôtelières, Jean-Luc Debry écrit : « Les non-lieux se dupliquent à l’identique, effacent l’espace et le gomment en l’enfermant dans sa propre négation. Simulacre où l’imitation vaut pour ce qu’elle est, sans fard, montrée comme telle. Artifice. Artefact architectural. Illusion tragique. Ces lieux sont sans mémoire, sans passé, et sans doute sans futur puisqu’ils se délabrent et se délitent indifféremment, sans conséquence. » Sans futur s’entend ici au sens d’éternité, de permanence dans l’artifice. Un Reich commercial de 1 000 ans.

L’analogie n’est pas anodine : Plan-de-Campagne est – indirectement – née de la Seconde Guerre mondiale. « Ma chance, raconte ainsi Émile Barnéoud dans les colonnes de Var Matin3, ça a été la guerre. Elle m’a permis de côtoyer des Américains, qui m’ont fait rêver de machines à laver, de réfrigérateurs et de grandes surfaces... » Son Grand Rêve Américain, Émile le lance en 1964. Une intuition : la ville n’est plus adaptée au flux croissant des marchandises, le commerce va désormais se jouer ailleurs. À l’écart. En périphérie. Au plus près de ces autoroutes dont la France des Trente Glorieuses va quadriller l’espace. Plan-de-Campagne naît ainsi, entre Marseille et Aix, sur des terres maraîchères où le mètre carré ne vaut pas grand-chose, en bordure de la future A7. Émile n’est pas si con : il a du flair.

Et doublement, même. La grande surface qu’il ouvre alors est le premier discount d’électroménager de la région. Dans les années 1960, la maison individuelle s’impose comme horizon fantasmé des classes moyennes. Le mot d’ordre ? À chacun son pavillon. Et pour chaque pavillon, de l’équipement de maison à prix cassés – cuisines en toc et meubles en kit. Un modèle s’impose progressivement : le week-end devient synonyme d’expédition familiale en voiture, direction les grandes surfaces, pour agrémenter l’intérieur de modernes fonctionnalités. Pour dépenser. Ça tombe bien : il y a Barnéoud. Quelques années plus tard, d’autres enseignes le rejoignent – Géant Casino et Géant du Meuble. Naissance d’une zone. Aujourd’hui, elle compte 480 enseignes, réparties sur une surface de 200 000 mètres carrés. Et serait, à en croire ses thuriféraires, la plus grande de France, et la deuxième d’Europe. Elle est surtout un incroyable concentré de laideur bitumée, d’outrances publicitaires et d’architecture industrielle.

Dit ainsi, ça n’a rien de très sexy. Pas vendeur. Pour ces lieux « sans mémoire », il faut fabriquer une mythologie, une histoire. Faire artificiellement sens. Ce sera la lointaine, exotique, clinquante Amérique. Et plus précisément : Las Vegas. Avec un refrain repris partout, au long d’innombrables articles de presse et bulletins commerciaux : c’est « au retour d’un voyage aux États-Unis » qu’Émile crée l’endroit. « Visionnaire », s’esbaudissent en 2010 les membres du Club immobilier. Une vraie audace, envers vents et marées, soutient pareillement l’intéressé : « [C’est] contre l’avis des banquiers, qui disaient que j’avais vingt ans d’avance, [que] j’ai décidé de me lancer. » Du pur storytelling, pour donner une identité à ce qui n’en avait pas. « Son histoire est un conte de fées économique et sa création une légende qui ressemble à celle de Las Vegas, associée à la réussite d’un visionnaire du commerce », résume à gros sabots un documentaire de France 34. Le mythe est posé.

Le conte de fées a ceci de pratique : il peut resservir indéfiniment. Nul besoin de se creuser la cervelle. Quand un homme d’affaires local crée La Palmeraie, troisième centre commercial de la zone, et le plus récent (2011), il se réclame de la même généalogie devant un plumitif en goguette. « Décontracté, en jeans avec ses lunettes de soleil, [il] raconte pourquoi […] il a décidé d’investir avec son associé 9 millions d’euros dans cette idée de mall5 à l’américaine, rapportée de vacances passées à Las Vegas. »6

C’est fou ce que la ville des casinos et de la mafia, dont le journaliste gonzo Hunter S. Thompson disait qu’elle était « l’endroit que l’élite fréquenterait tout les samedis soirs si les nazis avaient gagné la guerre  »7, inspire les businessmen des Bouches-du-Rhône.

JPEG - 665.8 ko
Photos Jbb

« Offrir à chacun le bonheur »

Misère de l’imaginaire, pauvreté de l’imagination. À Plan-de-Campagne, situé à quelques encablures de l’ancien camp du Réaltor, là où l’armée américaine avait installé son bivouac de campagne après le débarquement de Provence en août 1944, les références yankee foisonnent. On lave sa voiture les yeux tournés vers la Babylone US – American Car Wash. On mange des burgers fades, industriels et chers dans un clinquant décor artificiel évoquant les fifties d’Elvis et de Marylin – le Memphis Coffee. On gagne (pour les veinards) le premier lot d’un des nombreux concours organisés sur la zone, ultime récompense pour les consommateurs méritants, billet offert pour un séjour aux States – à Las Vegas pour le tournoi de poker du Bowlingstar ou à New York pour la compétition de fitness de la grande surface Keep Cool. Dans sa passionnante Histoire universelle de Marseille8, Alèssi Dell’Umbria souligne la vigueur toujours renouvelée de ce tropisme américain dans les Bouches-du-Rhône : « La société du spectacle recycle sans cesse la matière de nos rêves, et si le nom de Marseille fait à présent rêver, c’est dans la seule mesure où il peut exciter le fantasme californien d’un éternel été. Comme l’annonçait en 2001, tout réjoui, un magazine destiné aux touristes et aux bourgeois branchés, ’’l’utopie jadis ’radotée’ d’une Provence ’Californie française’ paraît à portée des énergies’’. Et d’imaginer Marseille en capitale de cette Californie. »

Dans cet espace sans ancrage, enfilade désespérante de parkings, de bâtiments en tôle ondulée et d’enseignes mondialisées, il importe d’en construire un, qu’il soit géographique ou temporel. Il faut un mythe fondateur, une date de naissance. Il suffit, ensuite, d’exhiber l’un ou l’autre, en grosses lettres et en néons, à la face du monde – ces deux millions de consommateurs qui fréquentent chaque mois Plan-de-Campagne. L’enseigne Château d’Ax se revendique ainsi « fabricant de salons depuis 1948 », le vendeur de pain industriel Paul « maison de qualité fondée en 1889 » et le chocolatier Réauté « fabricant depuis 1954 ». Et jusqu’au restaurant La Côte de Bœuf qui affiche en haut de son menu, au-dessus de la liste des pizzas : « La même recette depuis 1989 ». Proclamer une date, un passé, permet de coller un semblant de vernis humain sur un lieu qui n’en porte aucun.

Parfois, la vie l’emporte. Parce qu’elle se place hors du flux de marchandises. Ainsi d’Henri, 72 ans, moustache blanche, des mains comme des battoirs. Lui a une histoire. Une vraie, pas un slogan marketing. « Je suis né ici », dit-il en montrant l’arrière de sa maison, la seule située en plein cœur de Plan-de-Campagne. « Je suis né ici en 1942 et je n’en partirai jamais », il répète. Et encore : « Quel qu’en soit le prix. » Ce ne sont pas paroles en l’air : Henri, qui élève des moutons en-dehors de la zone, a refusé de nombreuses offres de promoteurs lorgnant sur son terrain. Sa petite bâtisse bancale et ses deux hangars, emplis de foin et de tout un fatras de machines agricoles, ont pris beaucoup de valeur. Mais macache : Henri n’est pas vendeur. Pas question de se soumettre à la zone, qui a tout dévoré alentour9. Le voisinage immédiat ? Des parkings, une route très fréquentée et des enseignes – Bio C’Bon et Literie n°1 à l’avant, Americain Car Wash sur un côté, Vina Wok (« Buffet à volonté ! ») sur l’autre, King Jouet à l’arrière. Sept panneaux publicitaires, disposés autour de la maison, parachèvent le confinement. L’un d’eux clame, faisant la promotion d’un café équitable : « Les petits producteurs font les grands cafés. » Cette blague.

JPEG - 5.7 Mo

À deux cents mètres de chez Henri, il y a Maxi Zoo, numéro un de l’animalerie en France. Sur son site internet, l’enseigne affiche son ambition : « Offrir à chacun le bonheur de vivre avec son animal de compagnie. » À l’entrée du magasin, un panneau proclame : « Événement : les poussins sont là ! » Et c’est vrai : ils sont là. Par dizaines, sous la lumière de petits néons, dans une vaste cage de verre, devant laquelle se précipitent les enfants. En travers de la vitre, le prix : « Poussin : 2,9 euros ». Il y en a deux qui ont perdu toute valeur marchande : morts. Les autres s’écoulent comme des petits pains. C’est qu’ils constituent le produit d’appel : une petite boule de vie pour moins de trois euros. Magique. Hamsters, souris ou furets ont moins de succès. Quant aux serpents, ils n’intéressent pas grand monde. « Les reptiles ne sont pas garantis », prévient un panneau sur un vivarium. À la sortie, un dernier message : « Les animaux nous donnent tout. Offrons-leur le meilleur en retour. »

« Haut de gamme low cost ! »

Dans le monde artificiel de la zone, les mensonges s’affichent vérité. Si les mots sont omniprésents, s’étalent sur des milliers de panneaux criards, ils sont réduit à leur seule dimension marketing et publicitaire. Il s’agit de dire peu, de faire comprendre vite : quelques interjections suffisent. De panneau en panneau, de néons en néons, les formulations se répètent, se mélangent. « Du prix, du choix, du stock ! », proclame un magasin de carrelage. « Du stock, du choix, des prix ! », répond une enseigne de literie. « La mode, les choix, les prix ! », leur fait écho une grande surface de la chaussure. Et tous d’annoncer des « destockages massifs », des « prix sacrifiés », des « soldes exceptionnelles ». De promettre « - 40 % », « - 50 % » voire « -70 % ». Le monde est en solde, il ne vaut plus grand-chose. Quant à l’intelligence, elle a été bradée à prix cassés. « C’est pas drôle, c’est pire », annonce absurdement une enseigne de divertissement (Laser Game). « Haut de gamme low cost », se contredit une autre, spécialisée dans la musculation (Fitness Park).

Les marques ne se sont pas seulement appropriées le langage, elles ont aussi fait main basse sur l’espace. Tenter une cartographie de la zone commerciale, ce paradis de l’automobile, revient à dresser l’inventaire des enseignes – les rues n’ont plus de nom, les adresses n’existent pas. Le plan figurant dans le magazine gratuit édité par les commerçants se dispense ainsi de nommer les voies. Celle qui traverse Plan-de-Campagne, large ruban d’asphalte taillant la zone en deux, est dite « Axe principal » ; les autres n’ont même pas droit à une appellation générique. Parfois, même, elles n’ont réellement jamais été baptisées. « Cette voie n’a pas de nom, explique le cuistot du snack Fabrice Gourmet, en montrant la chaussée devant lui. Certains disent que c’est la rue de Plan-de-Campagne, mais ils se trompent. Quelle importance ? Pour le courrier, il suffit d’indiquer le nom de l’enseigne, il arrive sans problèmes. »

JPEG - 643.5 ko

Pour guider les automobilistes, partout, des panneaux publicitaires. Lesquels ne se contentent pas d’indiquer les directions, de recommander de prendre à gauche au rond-point ou de faire encore deux cents mètres en ligne droite, mais s’appuient sur les autres enseignes, vues comme parfaits points de repère. Le flux des consommateurs est ainsi guidé de marque en marque. Midas ? « Sur le parking de Quick », clame une affiche. Literie n°1 ? « Face à Babou », indique une autre. Pour les soldes de Mobilier de France, se rendre « derrière XXL », conseille une troisième. Prétention globalisante et intérêt commercial se rejoignent en un impératif : maîtriser les flux. « Certains vont toujours dans une seule partie de la zone, regrettait en janvier 2012 le président de l’association des commerçants10. L’idée est de les renvoyer d’un magasin à l’autre, pour augmenter le panier moyen. » Le consommateur fait office de balle, les enseignes sont les raquettes. Ping-pong.

Parfois, la balle se fait boule. De flipper. Contre les même parois, elle rebondit toujours. Enfermée. François est chargé de l’entretien d’une petite partie de la chaussée de Plan-de-Campagne. Pelle et balais en main, la soixantaine portant beau et chasuble orange sur le dos, il s’active de 9 à 13 h, cinq jours par semaine, pour 630 euros net par mois. Sur un territoire bien précis : « Depuis Expobat et XXL jusqu’à Buffet à volonté et 4 pieds : je fais juste cette partie-là. » Horizon limité aux enseignes, tout comme pour James11, 23 ans. Employé depuis quelques années par un sous-traitant en sécurité, lui passe une partie de ses journées sur un petit scooter blanc, à tourner et retourner sur les quelques parkings dont il a la garde. Vitesse réduite, presque toujours le même trajet. S’il est passé par ici, il repassera par là. « Moi, je travaille sur Kiabi, Géant Casino, le centre commercial Barnéoud, Quick et Feu Vert. Je ne vais pas plus loin », explique-t-il. Et de préciser : « Mon métier consiste à distinguer les personnes pleines de bonnes intentions et les autres. » Ces dernières sont celles qui gênent ou menacent le flux de la consommation – d’une manière ou d’une autre.

« C’est là que ça se passe »

Dimanche après-midi, dans les allées d’Avant Cap, immense centre commercial de 110 magasins, vastes galeries aseptisées et échoppes sans personnalité. Je rêvasse en prenant des notes, nez au vent de l’air climatisé. Je pense à ce passage bien senti du Cauchemar pavillonnaire consacré aux centres commerciaux : « La dérive dans une galerie marchande est une parodie pitoyable. Tant de vies, habitées de non-sens, s’accomplissent dans le trajet éternellement répété qui de la caisse conduit à la caisse, qui du coffre de voiture au réfrigérateur forme une boucle sans fin. » J’en suis. Je piétine déjà, j’étouffe presque. Deux minutes de ce déprimant exercice, et voilà qu’un agent de sécurité m’apostrophe : « Monsieur ! Je peux savoir ce que vous notez ? » Étonnement. Protestations : en quoi ça le regarde ? « Il y a des gens qui viennent repérer les boutiques, avec un petit carnet, comme vous, ou carrément avec un GPS. Ils notent l’emplacement des magasins qui les intéressent, puis ils reviennent de nuit, en s’introduisant par les toits ou les murs. » Bien sûr, les marchandises attirent – consommateurs ou voleurs, deux faces d’une même médaille. Mais ce sont évidemment les comportements sortant de la norme définie par le lieu qui éveillent l’attention de la sécurité. Ne pas acheter et prendre des notes : quelle idée !

JPEG - 633.2 ko

En ce monde où rien ne fait tache ni ne dépare, où il n’existe ni vendeurs à la sauvette, ni mendiants, ni groupes de jeunes bruyants, où l’apparence elle-même se décline sur un semblable modèle, il convient d’adopter la religion dominante. L’amour de la zone. Une ferveur qui ne saurait être contredite, sauf à être remplacée par une autre. Une autre zone. Plus grande. Plus belle. Plus puissante. Simplement : plus. « Plan-de-Campagne est un peu en perte de vitesse, remarque Sonia, fausse blonde, la cinquantaine volubile et chantante. J’y viens encore pour voir mes amis, mais je préfère Grand Littoral. C’est là que ça se passe. » Centre commercial situé au nord de Marseille, Grand Littéral revendique 200 boutiques et 13 millions de visiteurs annuels. Largement moins que les 24 millions de chalands que prétend attirer de Plan-de-Campagne. Qu’importe : « Depuis que Primark s’est implanté à Grand Littoral, tout a changé. Primark, c’est phénoménal, s’enthousiasme-t-elle. Phé-no-mé-nal ! » En décembre 2013, l’ouverture de l’enseigne, un hard-discount britannique de l’habillement qui met pour la première fois pied en France, est célébrée en grande pompe. Lancer de bonbons, bouquets de ballons bleus, défilé de vendeurs grimés en animaux et présence du maire de Marseille. À la mi-journée, 1 200 clients font le pied de grue devant l’hypermarché de la mode, attendant leur tour de shopping. Raz-de-marée. Folie. « Douze euros pour un pull, sept pour une chemise : des prix dérisoires pour des produits fabriqués en Europe, mais aussi en Asie, résume le sujet12 que la chaîne I-Télé consacre à l’ouverture. De quoi alimenter la polémique. Régulièrement, la marque est accusée de ne pas être assez regardante sur les conditions de travail de ses fournisseurs. L’un d’eux employait par exemple certains des salariés de l’immeuble qui s’est effondré au Bangladesh en avril dernier, faisant 1 000 morts. » 1 000 morts là-bas, 1 200 consommateurs patientant ici : les chiffres se tiennent.

« Enfin libre ! »

 

On ne meurt pas encore, à Plan-de-Campagne – pas directement, du moins. Mais l’endroit incarne une conception bien particulière du droit du travail. Cinquante ans que le dimanche y est jour comme un autre : travaillé. Quand des syndicats de salariés (CGT et CFDT) tentent d’y mettre fin, en 2007, les enseignes montent au front. Vent debout. Elles crient à la catastrophe commerciale, expliquant réaliser le tiers de leur chiffre d’affaires le dimanche. Hurlent que la fermeture dominicale entraînerait la perte de 1 000 emplois. Et annoncent leur intention d’ouvrir quand même, en toute illégalité : « Les commerçants et entrepreneurs de Plan-de-Campagne, sous le choc, ne peuvent se résoudre à cette mise à mort : ils ont décidé d’entrer en résistance ! »13 Au final, les enseignes l’emportent. En 2009, leur porte-flingue parlementaire, Richard Mallié, réactionnaire député des Bouches-du-Rhône14, rédige un projet de loi prévoyant des dérogations au « principe du repos dominical », texte spécialement pensé pour Plan-de-Campagne15. Vote. Promulgation. Joie. Cotillons. L’Union des entrepreneurs des Bouches-du-Rhône pavoise : « Depuis une semaine, Plan-de-Campagne est enfin libre ! Libre d’ouvrir le dimanche. Libre de se développer et de proposer aux clients de Plan de flâner en toute quiétude le dimanche sur l’ensemble de la zone commerciale. » Les mots n’ont que le sens qu’on veut bien leur donner. Ici, la liberté, c’est l’esclavage16.

Karim, agent de sécurité sur la zone, la cinquantaine souriante, travaille parfois le dimanche. Pas toujours. Quand il ne bosse pas, qu’il ne parcourt pas à longueur de journée les parkings et couloirs du centre commercial Barnéoud, le plus ancien des trois que compte Plan-de-Campagne, il en arpente d’autres, pour le plaisir. « J’aime bien faire du shopping. Je ne travaillais pas samedi dernier, alors je suis allé au centre commercial Grand Littoral, avec ma femme et mes six enfants. C’est vraiment impressionnant, comme endroit. Énorme ! » Boulot et loisirs se confondent. Ce sont les mêmes : au rabais. En émerge le froid tableau d’une vie étroite, placée sous le signe du commerce clinquant et de la marchandise triomphante. Une vie dans la zone. « Je ne veux pas priver mes enfants du plaisir d’aller dans des centres commerciaux le week-end parce que j’y travaille en semaine. Les magasins et les vitrines, ils adorent ça. Pour eux, c’est un peu magique. » L’enfer est pavé de bonnes intentions. Commerciales.

« Vraiment grandiose ! »

Au comptoir de la brasserie Mezzo-Mezzo, tables de formica et chaises en plastique, vue plongeante sur le triste tunnel d’une galerie commerciale de la zone, Serge s’enfile un Coca et toute une palanquée de médicaments. Des rouges, des blancs, des bleus. Des gros, des petits. Entre deux gorgées, il s’enflamme : « Tu n’es pas au courant ? Le 24 mai, ils inaugurent les Terrasses du Port. Ça va être grandiose ! » L’objet de son enthousiasme ? Un nouveau centre commercial, encore un, cette fois en plein cœur de Marseille, 200 boutiques et restaurants donnant directement sur la mer. Serge insiste, plein de conviction, agite sa barbe fatiguée et son tee-shirt de l’OM : « C’est vraiment grandiose, ce qu’ils vont faire ! » Grandiose ? Pour les adeptes du tout artificiel, sans doute. Né hors de la ville il y a cinquante ans, cantonné aux confins périurbains, le modèle de la zone se délocalise aujourd’hui dans les centres urbains. En fanfare, mode conquérant. La colonisation s’étend, il s’agit désormais de nier la ville en son cœur même. Tremble, Marseille, tes jours sont comptés.

Le 14 octobre 2012, une mini-tornade frappe Plan-de-Campagne. Dix minutes de rage et de fureur, de panneaux publicitaires emportés par les vents violents et de vitrines brisées. Le coup de colère climatique, revanche d’une nature vassalisée, fait 25 blessés légers. « La première pensée que j’ai eue, je me suis dit ’’c’est une tornade’’, mais surtout j’ai pensé aux États-Unis, raconte Yassine17. J’ai fait une marche arrière, je me suis mis entre deux voitures, et je me suis couché sur le siège. Et là, je me suis dit que c’était la fin. »

Erreur : il n’y a pas de fin. Le lendemain, la zone ouvrait ses portes. Business as usual. Plan-de-Campagne est immortelle.

*

Bonus :

JPEG - 755.3 ko
Andreas Gursky, « 99 Cent II Diptychon »


1 Numéro de mars-avril 2014.

2 Éditions L’échappée, 2012.

3 « La médaille de la ville remise à Émile Barnéoud », article publié le 6 décembre 2013.

4 Plan-de-Campagne, le grand bazar de la consommation, réalisé par Jean-Christophe Besset.

5 Le mall est le modèle américain du centre commercial.

6 « Reprise, es-tu là ? », publié dans Le Nouvel Observateur en août 2013.

7 Dans Las Vegas Parano (1982).

8 Éditions Agone, 2006.

9

JPEG - 182.2 ko

Le pavillon d’Henri est situé derrière ces panneaux d’affichage.

10 « Plan-de-Campagne : la contre-attaque », article de La Provence.

11 Le prénom a été modifié.

12 Titré « Le discounter Primark ouvre à Marseille » et mis en ligne le 16 décembre 2013.

13 Communiqué, non daté, de l’Union des entrepreneurs des Bouches-du-Rhône.

14 Membre de la Droite populaire, il a notamment pris position pour le rétablissement de la peine de mort et contre l’enseignement de la théorie du genre à l’école.

15 Le texte prévoit entre autres que les zones définies « Périmètre d’usage de consommation exceptionnelle » (c’est le cas de Plan-de-Campagne) peuvent ouvrir en toute légalité le dimanche, en échange d’une petite plus-value salariale.

16 Emprunté à Georges Orwell, 1984.

17 Au micro de RTL. Témoignage mis en ligne sur le site de la radio le 14 octobre 2012, sous le titre « Marseille : 25 blessés dans une mini-tornade à Plan-de-Campagne ».


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 17 décembre 2014 à 11h12, par Gavroche

    Ah, Plan de Campagne (drôle de nom pour un lieu où la campagne est morte)... Parce qu’il n’y a vraiment rien autour, à part l’autoroute, avec une sortie espéciale pour y aller, construite avec notre pognon pour le plus grand bénéfice du commerce ...

    En 40 ans de vie à Marseille, je n’y suis allée qu’une seule fois. Un vrai cauchemar. Un labyrinthe, des embouteillages, l’odeur des bagnoles et de la friture au rabais, du bruit, des néons, une véritable agression.

    C’était il y a 20 ans, j’imagine ce que ça doit être aujourd’hui...

    Eh oui, le seul pouvoir qui nous reste, c’est le « pouvoir d’achat ». D’ailleurs, nos politiques s’y sont mis, ils n’ont plus vraiment de projets de monde meilleur, l’intérêt commun, ils s’en cognent, ils sont devenus les comptables du capitalisme.



  • mercredi 17 décembre 2014 à 17h35, par Juste

    Superbe papier !

    Bravo JBB. Déjà, dans le journal, j’l’avais kiffé.

    En plus, c’est un peu une madeleine de Proust de mon enfance pour moi... Bon, une madeleine bien industrielle au gout de carton prononcé, mais quand même.

    Je voudrais dire quelque chose de plus pertinent... Mais tout est dans l’article déjà.

    Gros bisous



  • mercredi 17 décembre 2014 à 18h26, par lynda

    J’ai lu avec grande attention l’article relatif à « Plan de Campagne ». Plutôt contre ce genre de grands ensembles, bien que je l’avoue je m’y perds de temps à autre, je comprends tout à fait que ces zones commerciales, de sur consommation dérangent.
    En effet, ça me dérange de voir des terres vierges prises d’assaut par des entrepreneurs qui sont prêts à tout pour installer de nouvelles enseignes et ce à n’importe quel prix.
    Ca me dérange, de voir des habitants expropriés de force plus que de gré, par des promoteurs sans scrupule.
    Ca me dérange, de voir des salariés dont le travail dominical est imposé.

    Néanmoins, les terres vierges tant convoitées, ne seraient elles pas restées en friche, un no man’s land dont personne n’aurait parlé si ces centre commerciaux ne s’y étaient pas installés ? Les propriétaires des sols sont, pour la plus grande majorité heureux de se débarrasser de ces terrains, souvent héritage familial qui les encombrent et qu’ils ne comptent pas cultiver.
    Travailler le jour du seigneur, quel pêcher !! Le travail du dimanche, grand sujet d’actualité en ce moment. Ce qui me dérange c’est qu’on va s’insurger pour les salariés de cette zone, obligés de travailler le dimanche, mais les autres ?? Car si je ne m’abuse le travail du dimanche ne concerne pas seulement les salariés de « plan de campagne », il existe beaucoup de dérogations au travail du dimanche : la restauration, les zones touristiques,…. Alors s’il faut taper du poing sur le travail du dimanche, faisons le pour tous les métiers concernés par ça. Je pense en effet que le travail du dimanche ne doit pas être imposé, et en autre pour les personnes qui ont des enfants et qui souhaiteraient pouvoir passer du temps avec eux. Néanmoins interdire le travail du dimanche aux étudiants, qui ont besoin d’exercer une activité salariale pour survivre, je suis contre. Je comprends les syndicats qui militent contre le travail du dimanche, mais parallèlement, je comprends les salariés qui souhaiteraient qu’on leur laisse le choix. Le dimanche à l’heure actuelle, n’a plus la notion religieuse, qu’il avait il y a quelques années. Pour moi l’essentiel est d’avoir deux jours de repos hebdomadaires, pour pouvoir se reposer, après lundi, mardi, mercredi ou autre, peu importe tant qu’on a les mêmes jours et qu’on peut adapter sa vie à cela.
    Et plutôt qu’appuyer sur le travail du dimanche, il aurait fallu focaliser sur ces salariés à temps partiel imposé, qui doivent cumuler plusieurs emplois pour la plus grande majorité afin d’avoir un salaire décent. Ceux qui travaillent, à l’extérieur pour faire de cette zone un lieu agréable, et ça au détriment de leur santé, dans des conditions de travail parfois détestables, sous la pluie, dans le froid, dans l’insécurité, eux sont à plaindre, et eux doivent être entendus.
    Le dernier point qui me dérange vraiment est l’expropriation des propriétaires qui vivaient dans ces lieux, qui est pour moi le vrai coup de gueule à pousser. Ils n’ont pas tous eus la force d’Henri, qui a su refuser les propositions des promoteurs qui savent mettre des pressions telles qu’on ne peut refuser leurs demandes. Certains propriétaires, n’avaient pas d’autres choix que de quitter les lieux, quand les demandes devenaient presque des menaces, d’autant plus que beaucoup de propriétaires ont crus à la bonne parole bien structurée, qui savaient vendre du rêve.
    Ce genre d’histoire me rappelle l’époque de la colonisation, ou les colons arrivaient en disant que c’était pour le bien des « indigènes », et qu’au final ils ont imposé leurs lois, leurs règles sans se soucier des dits indigènes tant qu’ils arrivaient à leurs fins.
    Alors, et pour conclure, parce qu’il faut conclure, même si j’ai encore beaucoup de choses à dire ; oui, ces grands ensembles sont des temples érigés, à la gloire de la sur consommation. Mais ne serait ce pas de notre faute ? Que celui qui n’a jamais été faire un tour, par nécessité ou curiosité me jette la pierre ! Tant que nous continuerons à faire comme Karim, et penser que errer dans les centres commerciaux, est une activité attractive, ces grands ensembles continueront à se développer. On peut stigmatiser les grands publicistes en disant que tout est de leur faute, et qu’ils nous manipulent, mais Ghandi disait : « nul ne peut nous abaisser sans notre consentement ! », donc c’est à nous de prendre conscience de nos erreurs pour qu’elles ne se reproduisent plus.

    • jeudi 18 décembre 2014 à 07h53, par Isatis

      Les propriétaires des sols sont, pour la plus grande majorité heureux de se débarrasser de ces terrains,

      T’es sure de ton coup là ????
      x
      A part les terres de la Côte d’Azur dans les années 70 (après la grande grêle qu’a pété toutes les serres) qui ont été vendues par les paysans à de bons prix (encore qu’il faudrait expliquer comment ils se sont fait berner mais c’est un autre sujet) , les terres de périphérie de ville sont expropriées au prix de l’HA agricole moyen de la région, rien à voir avec le prix d’HA « construit » et quant à dire qu’ils sont heureux… là t’abuses grave de généralisation.

    • samedi 20 décembre 2014 à 06h38, par Armand

      Néanmoins interdire le travail du dimanche aux étudiants, qui ont besoin d’exercer une activité salariale pour survivre, je suis contre.

      En réalité, le travail salarié des étudiants est très fortement corrélé avec l’échec scolaire, dès lors qu’il s’agit d’un travail alimentaire, donc qui n’est pas directement lié au cursus scolaire :
      http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/es422b.pdf. En revanche, les étudiants qui travaillent ont tendance à prolonger leurs études, même lorsqu’elles sont mises en échec.
      Autrement dit, faire travailler les étudiants c’est faire d’une pierre deux coups : 1) profiter d’une main d’œuvre docile et à très bon marché et 2) maintenir artificiellement ces gens en dehors de Pôle Emploi, donc de la courbe ascendante du chômage.



  • mercredi 17 décembre 2014 à 18h48, par B

    pour que ce milieu soit moins hostile, je voudrais faire la suggestion suivante sur le plan musical :

    https://www.youtube.com/watch?v=CT0...



  • mercredi 17 décembre 2014 à 21h02, par un-e anonyme

    Personnelement je préfère voir une friche, riche en biodiversité (fleurs, insectes, oiseaux...) qu’un centre commercial ou un parking. Ça ne compte pas dans le PIB mais ça compte beaucoup pour ma santé et mon bien être.

    Le dimanche c’est surtout un jour de repos, religieux ou pas. Un jour de liberté même. On peut ne rien faire, on peut visiter sa famille, ses amis, qui sont également disponibles ce jour là. Un jour ou on cesse de courrir, d’être rentable. Et c’est si rare ! Et ça non plus ça ne compte pas dans le PIB. Et ça aussi c’est bon pour moi.

    Et pourquoi les étudiants auraient besoin de travailler en plus des études ? L’éducation devrait être gratuite pour tous !

    Faisons des merveilles de nos dimanches, et pourquoi pas dans les dernières friches près de chez nous ?

    • mercredi 17 décembre 2014 à 22h04, par lynda

      Mais moi aussi, cher e anonyme je préfère voir une terre en friche que toute cette pollution visuelle et mentale que sont ces grands centres commerciaux, et pourquoi ? Parce que nous sommes des citadins qui étouffent autour de tous ces grandes tours, cités, immeubles, nous avons un grand besoin de nature de verdure, je dirai même un besoin vital. Mais nous pouvons nous permettre ce besoin car nous avons tout sous la main. Nous n avons plus de pain ? Il y aura toujours une boulangerie au coin d’une rue, nous avons besoin d’autre chose ? Idem. Les personnes qui résident loin des grandes agglomérations voient l’arrivée de ces grandes surfaces comme des aubaineset je les comprends. Ils n’auront plus besoin de faire des centaines de kilomètres pour les courses. Encore une fois je précise loin des grandes agglomérations, et pas aux périphéries des grandes villes, comme dans le sujet abordé.
      Concernant le dimanche, je ne remets pas en cause qu’il faille se reposer faire un break et ne rien faire pour pouvoir se ressourcer. Je suis même, comme je l ai précisé contre le travail du dimanche imposé,mais encore une fois, dimanche ou un autre jour est ce vraiment important, tant qu’on arrive à organiser sa vie en fonction de ses jours de repos ? Je connais et je suis sûre que toi aussi des gens qui ont réussi à s’épanouir alors même qu’ils travaillent le dimanche. Et oui cher e anonyme, les étudiants doivent pour la plus grande majorité travailler pour subvenir à leurs besoins. Car ils n’ont pas tous la chance d’avoir des parents qui ont les moyens de financer leurs études, et il faut rajouter les loyers quand ils quittent le foyer, les dépenses courantes, et voilà ! Oui ils doivent malheureusement travailler, dans un monde idéal, ils ne se concentreraient que sur leurs études, mais nous ne sommes pas dans un monde idéal, mais dans la vraie vie !

      • mercredi 17 décembre 2014 à 23h57, par Robert

        Alors en tant qu’ancien habitant de la campagne -un coin de paradis mais aussi de pauvreté profonde du sud de la Meuse- et étudiant, je me permettrai deux critiques.

        Détrompes-toi, ces grands espaces commerciaux ne sont pas du tout considérées comme une aubaine par beaucoup d’habitants de la campagne, bien au contraire ! Elles sont vues par bon nombre de campagnards comme des verrues, des symboles de la victoire finale des multinationales sur le monde rural. C’est pas toujours formulé comme ça par les gens, mais ils ressentent ce monopole très durement. Les vieux du pays, ils ont vu leur monde se faire purger depuis les années soixante sans rien y comprendre, et ils ont la gueule de bois.
        Dans ces zones commerciales horribles, on y va en s’y résignant au mieux, et si on a le cerveau assez grillé par la désertification des campagnes, en s’y promenant comme à disneyland en y cherchant un peu de chaleur. Car c’est pas facile non plus de rester sain d’esprit quand chaque activité de village ferme année après année, qu’il y a plus un café pour causer ensemble et plus que la TV et internet (au mieux) pour fabriquer notre rapport à l’autre. C’est beaucoup plus du « chacun chez soi » qu’avant à la campagne.
        Les hypermarchés ont progressivement détruits les réseaux de solidarités, les petites producteurs et les petits commerces de village.
        Désormais, prendre sa bagnole est devenue une nécessité pour les familles qui n’ont pas succombé à l’exode rural. Sauf que l’essence est cher, et que maintenant, les magasins ont un tel monopole que les prix attractifs et les besoins nouveaux des années 1960 ne sont plus franchement sexy pour les campagnards. Si tu veux pas finir à poil et que tu sais pas coudre, il faut claquer de l’argent en essence pour s’habiller dans ces zones.
        Nos régions subsistaient très bien avant l’arrivée de ces monstres. Et c’est avec ce constat que beaucoup de producteurs se réorganisent en devenant à nouveau attractifs pour leurs voisins directes : ventes à la source, coopératives, ventes par internet...
        Les réseaux sociaux de campagne se réinventent. De même, la lutte contre les « grands projets inutiles » à germée depuis une bonne décennie à la campagne. C’est un sentiment qui remonte à mon enfance déjà, ici les gens ragent depuis longtemps de voir du fric cramé dans les ZAC, autoroutes et TGV, alors que nous on perds tous nos services, l’entretien de nos routes, nos déserte de train locales et nos gares. Et ça dévisage nos campagnes, la géographie est toute tournée vers les grandes villes et les lieux de consommations.
        Puis on nous refile les grands projets bien atroces : centrales nucléaires, parcs éoliens immenses (oui, c’est atroce), rasage de forêts pour la filière bois, autoroutes/LGV tracées à la règle dans notre lieu de vie, barrages à la con pour les riches agriculteurs du coin. (ou plutôt, chef d’entreprise à ce stade...) Et j’en passe. J’imagine que les gens chargés de les mettre en place doivent se dire « on va foutre ça ici, c’est pas les deux trois bouseux qui vivent encore là qui gueuleront assez fort pour nous en empêcher » (Les pots de vins aux grands agriculteurs et aux élus aidant.) En Meuse (ou j’habite), le taux d’autocollants contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaire de Bure sur les bagnoles atteint bien les 1 sur 10, et ce depuis le début des années 2000. C’est bien plus qu’un truc d’écolo, croyez moi. Et je suis content qu’avec internet, on découvre les luttes locales partout en France, et même celles d’autres pays. Le concept de ZAD sonne comme un vent nouveau, une lumière dans l’élaboration d’une contre-attaque. De plus, les étudiants qui étudient dans les agglomérations éloignés comme moi reviennent pour certains avec des idées innovantes pour la campagne, et qui vont pas dans le sens du néolibéralisme, croyez moi...

        2) Pour ce qui est du travail du dimanche, désolé mais on est plein d’étudiants à bosser, et putain encore heureux qu’on soit pas tous obligé de bosser le dimanche. Parce que croyez moi, bosser le dimanche c’est pas du tout une utopie pour ceux qui bossent en restauration rapide par exemple.
        Ok, pour certains c’est sans doute la perspective de faire des heures supp’, mais vla encore le moyen de se faire enculer avec un consentement arraché par manque de thune pour les plus désespérés. C’est une habitude à pas prendre, on nous a déjà bien rognés de partout, ça va là, stop putain. (Je suis un peu brute, mais je le vis mal.) Pourquoi pas bosser 50 heures par semaines aussi ? Y’aura bien des maso pour trouver ça supportable « après tout ». Pourquoi pas se prostituer aussi, non ? A mais attendez... c’est déjà le cas pour certaines étudiantes du quartier de ma fac ! C’est du foutage de gueule ton commentaire. T’es pas un peu dans la lune, là ?
        Le travail étudiant est tout simplement un chantage. On doit bosser pour financer des diplômes hautement en danger, avec une perspective d’une vie de CDD/chômage partiel pour beaucoup.
        L’université tombe en ruine sous les coupes budgétaires, elle est reformaté pour correspondre aux attentes du marché, les étudiants sont de plus en plus en précaires, et ça c’est pas bon. On se fout de la gueule de qui là avec l’appât de l’ascenceur social ? Les liens sociaux à la fac deviennent précaires aussi, c’est le lien entre profs et étudiants qui se ruine petit à petit. Entre les profs qui font le taf administratif de 2 secrétaires et nous qui sommes beaucoup à bosser pour vivre, on fait comment pour s’épanouir dans nos recherches scientifiques ?
        Si le mouvement étudiant est atone, c’est parce qu’on est pour beaucoup complétement détruits et effrayés par le futur. Notre présent, s’est de courir dans un monde de merde paralysé par le manque d’argent.
        Ça demande vraiment de la chance d’avoir la force d’imaginer l’alternative, on y arrive par petits groupes, peut-être plus parce qu’on a pas le choix que par fantaisie. C’est plus un luxe les utopies, c’est une nécessité de survie pour ne pas avoir envie de se foutre une balle quand on a encore un système nerveux connecté à un cerveau lucide.
        Moi je peux te dire que je le veux ce monde idéal, et il y a pas que nous, étudiants. On se bouge, parce qu’on va finir par lui défigurer la gueule à la vraie vie si ça continu comme ça, et quand on aura tout péter pour pas se suicider, j’espère qu’on aura déjà commencé à mettre nos utopies en pratique pour reconstruire un monde meilleur.

        • jeudi 18 décembre 2014 à 00h37, par Robert

          Autre chose : la Meuse est le département français qui consomme le plus d’héroine. C’est la génération de mes aînés qu’on a vu fondre dans les villages, emportés par la blanche. http://www.arteradio.com/son/616477...

          Une autre façon pour moi de dire qu’il faut pas inverser le problème : ces grandes zones rendent les habitants des campagnes dépendants de leur merde car elles ont bousillé savamment tout le réseau commercial de proximité.
          C’est pas une aubaine. C’est un coup de force qu’on nous a imposé et bourré dans le cerveau. C’est une idéologie totalisante. Et avec nos commerces, c’est nos liens sociaux qu’on a pris, nos lieux de vies, nos réseaux de déplacements, notre tradition. Notre passé. Et notre présent, et notre futur. Nos industries, aussi. Je me sens colonisé dans mon propre pays putain.
          En tant que lorrain, j’ai pas été franchement dépaysé quand j’ai lu la description que fait Irvin Welsh dans ces bouquins de l’Ecosse post-industrielle/post-rurale. Le trou du cul du monde ravagé, avec sa misère sociale, ses camés expropriés du travail et de leurs lieux de sociabilité. Du pub écossais fermé au café lorrain, même merde, même combat. A bon entendeur.

          • jeudi 18 décembre 2014 à 08h03, par lynda

            Robert, je pense que tu n as pas compris ou je veux en venir, concernant le travail des étudiants. Je ne suis pas pour qu’ils travaillent alors même qu’ils enchaînent nombre d heures de travail entre les heures de cours et le travail perso. Je bosse et recrute des étudiants, donc je sais de quoi je parle. Ils me font pitié quand ils arrivent crevés parce qu’ils ont du bosser toute la nuit pour réviser un partiel, et qu’ils étaient obligés de venir bosser pour avoir du fric. Donc non je ne cautionne pas du tout le fait que les étudiants aient à bosser pour survivre. Mais je faisais juste le constat qu’ils étaient obligés de le faire ! Je côtoie au quotidien ces étudiants, qui sont au bord de la dépression, donc non je ne cautionne pas le fait qu’ils aient à bosser. Mais je constate que tant que les structures ne sont pas adaptées et qu’ils aient à payer des loyers, à payer leur scolarité, et leurs dépenses courantes, ils sont obligés de le faire, et ce au détriment de leurs études, de leur santé même parfois.

            • jeudi 18 décembre 2014 à 10h42, par B

              à mon époque, il n’y avait pas de vigiles, ni de caisses fliquées.
              Quand on décrochait un poste de caissière, on le disait aux copains et à la caisse on donnait le droit aux étudiants fauchés de passer des articles gratuitement.
              On n’abusait pas.
              On avait du savoir-vivre.

              Aujourd’hui aux caisses où il n’y a même plus de caissières, qu’Est-ce que tu vois ?
              la plupart du temps des chômeurs qui les utilisent pour « gagner du temps ».



  • samedi 20 décembre 2014 à 04h51, par El mexicano

    Je n’arrive pas à terminer cet (excellent) article, parce que mes tripes se nouent devant l’évocation de ce paysage de cauchemar qu’il m’arrive d’apercevoir parfois, quand je passe sur l’autoroute voisine.
    J’étais minot quand Barnéoud a ouvert son supermarket. Un cousin de ma mère, brave type mais consumiste jusqu’au bout des ongles, nous avait tous entrainé là-bas un dimanche... jour que nous, enfants, nous aimions passer au grand air des calanques ou dans les collines environnant la ville. Donc, nous voilà avec nos parents, ce triste dimanche, à errer, hagards, au milieu des rangées de meubles et de gadgets électroménagers, au lieu de jouer aux cow boys et aux indiens dans la garrigue... et á se faire chier comme des rats morts. Ce qui devait arriver arriva, nous devînmes rapidement insupportables (selon les critéres parentaux, qui étaient à l’époque assez stricts), et les parents finirent par ouvrir la boîte à gifles...
    Depuis ce jour-là, je n’ai cessé de haïr Barneoud. Il est mort, depuis et évidemment ce triste sire est mort dans son lit...
    La suite, l’article la décrit parfaitement et je n’ai rien à y rajouter. J’ai du faire deux ou trois incursions dans ce non-lieu au début des 80’ pour leur planter quelques chèques volés, et même cela ne pouvait compenser la sensation mortifère que m’infligeaient ces enfilades de parkings et de hangars coloriés. C’est le visage même de l’absence. J’espère sincèrement qu’un jour tout cela partira en fumée.
    Cette pauvre merde de Rem Koolhas a dit, avec ce cynisme si caractéristique de la caste des architectes, que de nos jours le shopping mall était le dernier espace civique qui restait. Il n’est pas hasardeux qu’à présent tous les projets de réaménagements « urbains » comprennent la construction de shopping malls. En tout cas, Plan-de-Campagne est devenu assurément l’espace où se croisent, sans jamais se rencontrer, tous ces gens qui ont deserté Marseille au profit de la suburbia.
    Dans la bonne ville de Oaxaca, Walt-Mart, number 1 mondial de la grande distribution, vient de décider de fermer ses hypermarchés et de se retirer défintivement. La raison ? les blocages répétés organisés par la Section 22 et autres luchadores sociales devant l’entrée des leurs établissements. Ces braves gens ont trés bien compris où il fallait frapper pour faire mal. Je suis donc forcé d’admettre que tout continue...

  • Répondre à cet article