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vendredi 30 janvier 2009

Entretiens

posté à 09h12, par Lémi
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René Dávila : « En Bolivie, il y a une vraie révolution en cours. »
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Pendant quatre ans, caméra au poing, il a suivi le processus qui allait mener Morales à la tête de la Bolivie. Parcourant tout le pays, de conflits sociaux en luttes indigènes, le Chilien René Dávila a réalisé un documentaire exceptionnel, « Au-dessous des volcans », carnet de bord d’une révolution en cours. Au lendemain du référendum, il s’est prêté au jeu de l’interview, histoire d’éclairer une situation politique complexe et méconnue. Entretien.

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En 2002, de passage en Bolivie à l’occasion d’un festival de cinéma, René Dávila, documentariste chilien vivant en France depuis une vingtaine d’années, a un pressentiment fort : il se passe quelque chose d’essentiel dans ce pays, un bouleversement politique et social capital.
A l’époque, si les troubles sociaux gagnent chaque jour en intensité, l’issue en paraît très incertaine. Evo Morales, même s’il a frôlé la victoire aux élections présidentielles, n’est finalement qu’un député indigène frondeur doublé d’un leader syndical très populaire. René Dávila fait pourtant le pari de sa victoire à venir et décide de la mettre sur pellicule. Commencent alors de longs mois de tournage : filmant les événements d’un coin à l’autre du pays, s’imprégnant d’une culture qui le fascine, le documentariste chilien enregistre la marche de la Bolivie vers un autre destin, celui qu’elle s’est choisi. De la première et meurtrière Guerre du gaz en 2003 à la victoire de Morales en décembre 2005 en passant par ses premiers mois de gouvernement, René Dávila filme l’avancée d’un processus politique unique au monde, menant pour la première fois en Bolivie un indigène aux plus hautes fonctions.
De ces images, il a fait un documentaire, Au-dessous des Volcans (référence évidente au grande nombre de volcans entourant la capitale bolivienne, La Paz, et claire allusion au magnifique roman de Malcolm Lowry, « Au-dessous du Volcan »), témoignage privilégié de celui qui a vécu aux premières loges la « Révolution » bolivienne2.

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Pour René Dávila, ce qui s’est passé et se passe encore en Bolivie est tout sauf anodin, débordant même les frontières du pays le plus pauvre d’Amérique Latine. « En commençant le tournage, durant l’année 2002, nous pensions qu’en Bolivie était en marche un processus politique et social qui influencerait l’histoire des 500 millions de latino-américains », explique t-il sur le site Internet consacré au film. Un pronostic encore invérifiable, même si la victoire du « oui » au référendum constitutionnel, dimanche dernier, semble en confirmer la justesse.


Pour expliquer les conditions de cette Révolution en marche, René Dávila a accepté de répondre à quelques questions. Rencontre dans un café de La Paz, entre analyse des résultats du référendum et retours sur l’histoire agitée de la Bolivie.

Pour beaucoup, la victoire du « oui » au référendum dimanche ressemble a une demi-victoire. Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, c’est un très bon résultat. On ne peut pas comparer le score de dimanche (59%) à celui du référendum révocatoire d’août 2008, où Morales l’avait emporté avec une marge plus large (67%). Les circonstances n’étaient pas les mêmes. A l’époque, il s agissait de décider si Evo devait quitter le pouvoir, et beaucoup craignaient le vide et le chaos qui en résulteraient.
Le référendum de dimanche portait davantage sur des questions idéologiques que sur la politique d’un seul homme. Je pense que dans ce cadre, ce résultat est très bon.

Autre fait étonnant, il y avait peu de Boliviens pour écouter le discours d’Evo le soir du référendum, place Murillo.

Ce n’est pas étonnant : les Boliviens, même s’ils sont très impliqués politiquement, ne se déplacent pas souvent pour ce genre d’événements. Même le jour - historique - de l’élection de Morales à la présidence, en décembre 2005, j’avais été étonné du peu de personnes présentes pour célébrer la chose devant le palais présidentiel.
Par contre, il y a quelques semaines, il y avait un monde fou pour célébrer la fin de la campagne en faveur du « oui ». C’est souvent comme ça en Bolivie : on ne célèbre pas beaucoup la victoire, par contre on se mobilise quand cela peut encore compter.

Les résultats semblent entériner une situation compliquée : il y aurait deux Bolivie, celle de l’Ouest, favorable à la politique du gouvernement, et celle de l’Est, très hostile aux réformes en cours…

Ce n’est pas si vrai et il faut se méfier des simplifications sur la question. Les cartes donnant les résultats électoraux région par région laissent cette impression de franche division, mais des études ont prouvé que c’était plus compliqué.
Les plus grandes différences existent d’abord entre les villes - globalement plus hostile a Evo - et les campagnes - très majoritairement gagnées a sa cause. Il y a aussi, évidemment, une démarcation autour de la richesse : les classes les plus aisées sont moins favorables aux politiques du gouvernement.
Et puis, les provinces de l’Est sont trop souvent présentées de manière uniforme : ses habitants seraient tous riches, blancs et racistes… C’est faux, bien sûr, et caricatural : ils le sont davantage, voilà tout. Mais il y a par exemple un grand nombre d’indigènes vivant à Santa Cruz, le noyau de l’opposition régionale.

Dans tous les cas, la question des terres reste au cœur des débats ?

Oui, c’est sur ce sujet que se cristallise une grande partie des débats. Et j’ai été très agréablement surpris par la réponse collective à la deuxième question du référendum, concernant la taille maximum des propriétés. Avec plus de 70% de votes en faveur d’une limitation à 5 000 hectares, le scrutin démontre que les réformes sur cette question sont très attendues. Même si ce sera très difficile à mettre en place… Il y a notamment la question de l’« utilisation sociale » des terres possédées, règle imposant aux propriétaires de prouver que leurs terres sont cultivées pour éviter les investissements fonciers accaparant la terre.
Dans certaines régions, ces réformes vont être très dures à imposer. A Santa Cruz, par exemple, il y a de très gros propriétaires fonciers qui ne se laisseront pas faire. Dans l’Alto Parapeti, qui fait partie de Santa Cruz, se posent des problèmes d’esclavages3, de propriétaires asservissant les paysans vivant sur leurs terres et ne les payant pas : là-aussi, les propriétaires sont prêts à tout pour qu’on ne touche pas à leurs positions.
A l’arrivée, ce processus de redistribution équitable des terres ne pourra se faire que sur le long terme. C’est un combat qui va prendre du temps.

Comment en êtes-vous venu à l’idée de réaliser ce documentaire sur la Bolivie ?

J’ai toujours été passionné par les évolutions politiques de l’Amérique Latine, et particulièrement de la Bolivie. Je suis venu en 2002 pour un festival de cinéma, mais je sentais qu’il se passait quelque chose, qu’il ne fallait pas louper l’occasion.
En 2000, il y avait eu la Guerre de l’eau, événement très important dans le processus politique qui a conduit Evo Morales au pouvoir. A cette époque, une grande multinationale, Wechtel, avait pris le contrôle de l’eau dans la région de Cochabamba. Très vite, elle a augmenté les prix, ce qui a déclenché les troubles sociaux. Il y a eu dix jours de combats de rue. Et c’est le peuple qui a gagné : Wechtel a abandonné la partie et s’est retirée, et les leaders des grèves ont été placés à la tête de la gestion de l’eau. Ça a été un combat emblématique, très important pour la suite. Avec cette victoire, le peuple a prouvé qu’on pouvait gagner dans les conditions de la mondialisation, c’est tout sauf anodin.
Suite a ce séjour en Bolivie, j’ai eu envie de suivre cette histoire jusqu’à la victoire de Morales. C’était à la fois un calcul politique et la meilleure idée que j’ai eu depuis longtemps. A l’arrivée, ce documentaire a été pour moi une façon de faire de la politique, ainsi qu’une excellence leçon.

Vous avez assisté à la guerre du gaz en 2003 : que s’est-il passé ?

C’est aussi un conflit social très important. Le président, alors Gonzalo Sanchez de Lozada, un multi-millionnaire surnommé « le gringo » (formé aux Etats-Unis, il parlait espagnol avec un fort accent américain), a voulu faire sortir le gaz de Bolivie par le Chili, pour ensuite l’exporter aux Etats Unis. Connaissant le contentieux entre le Chili et la Bolivie, c’était une très mauvaise idée4, la révolte populaire a été immédiate. Les victimes ont été nombreuses, plus de 80 morts et 400 blessés, et ça été un conflit très violent. Au final, le président s’est enfui en avion, laissant le peuple vainqueur5.

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Bus de l’Association des blessés de la Guerre du gaz.6

La terre, l’eau, le gaz… les ressources naturelles sont à la base des revendications sociales en Bolivie ?

Oui, c’est lié à l’histoire de la Bolivie, pays très riche en ressources naturelles mais qui n’a jamais pu en profiter, qui a toujours été spolié. Les mines de Potosi en sont une parfaite illustration, même s’il y a beaucoup d’autres exemples. Le sentiment amer de cette spoliation impitoyable reste fortement ancrée dans la tête des gens du peuple.
Mais aujourd’hui, il y a une vraie révolution en cours. Les Boliviens ne sont pas des beaux parleurs, ne font pas de grands discours, mais ils changent profondément les choses. Cette question de la ré-appropriation de la terre et des ressources naturelles, celle du rapport à ces Etats-Unis qui ont longtemps exploité le pays avec l’aide des dirigeants boliviens, s’inscrivent dans un processus anti-colonial.
Au fond, c’est une révolution mais sans le contenu « socialiste » dans son acceptation habituelle. Ici, un nouveau modèle se construit de lui-même, sans aller chercher ailleurs sa manière de fonctionner.

Il se construit d’ailleurs progressivement, par vagues…

Exactement. C’est ce que m’a expliqué celui qui est désormais vice-président du gouvernement, Alvaro Garcia Lineira : « Ce n’est pas une révolution mais une période révolutionnaire.7. » Cet homme - qui a d’ailleurs passé cinq ans en prison dans les années 1980 pour avoir participé à la guérilla Tupac Kapari (EGTK) avant de se reconvertir en sociologue et mathématicien - a raison : cela s’est passé par vagues successives, s’est construit progressivement.

Comment Evo Morales a-t-il fini par s’imposer dans le paysage politique ?

Politiquement, il est très intelligent. Et il y a deux événements qui lui ont donné une grande légitimité populaire. Il a d’abord été expulsé du Congrès en 2002, après des affrontements violents entre les Cocaleros (cultivateurs de coca dont Morales était alors le leader syndical) et la DEA, l’agence anti-drogue américaine. Ça lui a donné un leader-ship, et il a été réélu au congrès dans la foulée. Aux élections présidentielles de 2002, il a frôlé la victoire.
L’autre coup de pouce lui a été donné par l’ambassadeur des Etats-Unis en Bolivie lorsqu’il a déclaré : « Si jamais le peuple bolivien vote pour Morales, nous allons couper les aides. » Connaissant la susceptibilité du peuple bolivien sur la question… ça a beaucoup contribué à la popularité de Morales. A tel point que ce dernier avait coutume de blaguer en appelant l’ambassadeur américain son « directeur de campagne ».

Il y a l’air d’avoir un rapport très spécial entre les Boliviens et celui qu’ils appellent familièrement « Evo »…

C’est vrai. Morales est quelqu’un qui s’est construit dans les luttes : il a une histoire personnelle très dure et il a connu la misère, ça le rapproche du peuple. Il n’est pas vu comme un grand chef charismatique, plutôt comme un égal, un frère.
Cela tient aussi à la tradition Aymara, dont est originaire Morales. Chez les indiens de cette ethnie, rien n’est jamais acquis, tout est toujours changeant et remis en cause. Le rôle du chef y est aussi très particulier, demandant énormément d’abnégation : il doit payer pour être chef, donner tout son temps sans en tirer aucun avantage matériel. Il y a de ça chez Morales : il se sait sous le contrôle de la population, à l’inverse du « caudillo » typique sud-américain. Il n’y pas de culte de la personnalité autour de lui, il est juste là pour accomplir une tâche et il fera tout son possible pour y arriver.

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Cérémonie rituelle à Tihuanaku, l’antique capitale de la civilisation Aymara : la veille de sa prise de fonction présidentielle, Evo Morales fut consacré par les autorités traditionnelles et religieuses.

Pourquoi la droite et l’opposition s’entêtent-ils à le décrire comme un dictateur totalitaire ?

C’est de la haine pure et simple. C’est très dur pour des gens qui ont gouverné le pays pendant cinq siècles de voir que ce pouvoir leur échappe.

Vous qui avez rencontré et interviewé Morales, quelle impression vous a-t-il laissé ?

C’est un mec vrai, très humble, ça se sent tout de suite. Il a aussi une grande intelligence politique et une volonté de fer. Quand il s’agit de virer un ministre, par exemple, il y va franchement… C’est aussi un bourreau de travail, toujours levé à 5 h du matin.

Vous parlez d’intelligence politique : vous avez des exemples ?

Oui. Prenons l’exemple d’octobre 2008, quand la situation était proche de la guerre civile. La seule porte de sortie était l’organisation du référendum sur la nouvelle Constitution. Problème, la Constitution devait être approuvée par le Sénat et l’opposition demandait énormément de concessions sur ce texte.
Là où Morales a été malin, c’est qu’il a joué la carte de sa possible réélection en 2014, inscrite au départ dans la constitution. L’opposition croyait que, comme pour Chavez au Vénézuela, c’était une question importante pour lui. En clair, elle pensait qu’il voulait en profiter pour faire un mandat de plus, alors que lui s’en foutait. Quand il a fait machine arrière sur le sujet, ça lui a coupé l’herbe sous le pied : l’opposition s’imaginait avoir gagné une bataille importante et n’a pas demandé beaucoup d’autres concessions. Résultat, le texte est passé au Sénat.

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Premier discours de Morales en tant que président de la Bolivie.

Le gouvernement Morales prétend qu’il a éradiqué l’analphabétisme grâce à la grande campagne lancée peu après son élection. C’est possible en si peu de temps ?

Je pense que c’est vrai. C’est faisable, ça ne demande pas tant de moyens que ça. D’autant que la Bolivie est un pays très organisé, avec un fort tissu d’associations et de syndicats. Tous les Boliviens sont affiliés à des organisations collectives, cela facilite grandement les choses.
C’est une tradition syndicale qui découle en partie de la révolution de 1952. A El Alto - ville très pauvre, située en hauteur de La Paz et qui a fortement pesé dans les révoltes, notamment dans la Guerre du gaz - , par exemple, beaucoup de gens gardent encore les vieux Mausers qui ont été utilisés à l’époque.
Mais ce qui se passe aujourd’hui vient de plus loin encore, de cette tradition de révoltes syndicales paysannes, ouvrières et minières. Cette filiation au passé est essentielle, car la révolution en cours y ancre ses racines.

Vous évoquez les racines, comment voyez-vous l’avenir ? Vous êtes optimiste ?

Oui, je pense que le gouvernement va gagner, soutenu par le peuple. Celui-ci ne va pas céder et il est prêt a tout pour défendre le peu qu’il a. Les Boliviens ont un degré de conscience très élevé, ils ne feront jamais marche arrière et sont bien décidés à reprendre ce qu’on leur a volé.
La Bolivie contemporaine est vraiment un pays nouveau, en train de naître, de se modeler autour de ce processus révolutionnaire en cours.

Avec le Vénézuela de Chavez et l’Equateur de Correa, la Bolivie fait partie de ces pays d’Amerique Latine qui se font laboratoire politique. Ici plus qu’ailleurs s’inventent des nouvelles façons de penser la politique ?

Oui, il y a énormément de choses qui se passent ici. Notamment avec l’UNASUR8, l’Union des Nations Sud-Américaines, une tentative de s’émanciper de la tutelle libérale occidentale. Au Vénézuela aussi, Chavez tente des choses intéressantes, particulièrement dans ses efforts pour se passer de l’omniprésent dollar. L’équateur de Correa, avec sa nouvelle Constitution, est aussi un laboratoire passionnant de politiques sociales.
D’autres pays de cette zone sont peut-être sur le point de basculer à gauche : le Mexique, où la gauche est très puissante, et le Honduras. Quant au Brésil ou à l’argentine, il s’agit de pays qui mènent des politiques plutôt marquées à gauche, même si beaucoup moins radicales.
Pour tous les pays qui se construisent encore et tentent d’échapper à la tutelle colonialiste - les pays africains par exemple - , ces expériences sont très encourageantes. Elles montrent que l’on peut créer des modèles propres, s’affranchir des vieux schémas. Ce n’est pas la reproduction plate de modèles et théories datées, c’est une ouverture vers autre chose.


Pour approfondir :
La bande annonce du documentaire, ici.
Le blog (en espagnol) de René Dávila, ici.



1 Ce dessin est oeuvre de l’ami Tristan. Tu peux retrouver son travail, sur son blog, ICI. Hop !

2 Il est à noter que le film, pourtant diffusé dans de nombreux festivals, n’est toujours pas diffusé ni distribué.

3 Voir ICI, un article d’Amnesty International abordant la question.

4 En 1904, le Chili a annexé une partie de la Bolivie, notamment son accès à la mer, suite à une guerre entre les deux pays. La question reste sensible.

5 Voir un très bon article de René Davila sur la question, ICI.

6 Les images utilisées dans cet article proviennent du site Internet consacré au documentaire.

7 Suite de la citation : »Une époque révolutionnaire... Une époque révolutionnaire se caractérise par des vagues réitérées de soulèvement social, par les flux et reflux de révoltes sociales séparées par de relatives périodes de stabilité mais qu’à chaque pas ils interrogent ou obligent à modifier, partiellement ou totalement, la structure générale de la domination politique, jusqu’à un moment où émergera, d’une manière ou d’une autre, une nouvelle structure étatique de cette situation révolutionnaire où se dissoudra le déploiement de la force nue, soit par la voie la confrontation ouverte soit par l’armistice durable et la qualité et l’orientation de ce nouvel État réglera la vie politique des personnes pendant les décennies suivantes.« 

8 Née en mai 2008, l’UNASUR regroupe 12 pays d’Amérique du Sud. Son parlement a son siège en Bolivie, à Cochabamba.


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