ARTICLE11
 
 

lundi 1er juin 2009

Entretiens

posté à 12h12, par Lémi
4 commentaires

Yann Kerninon : « Avant tout, construire une existence qui swingue »
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On ne fera jamais le tour de DADA, sûrement le mouvement artistique le plus réjouissant et rentre-dedans du 20e siècle. Alors, quand on a la chance de tomber sur un spécialiste de la question, utilisant l’esprit DADA comme combustible existentiel, on ne laisse pas passer l’occasion. Cette fois-ci, c’est Yann Kerninon, joyeux touche-à-tout et auteur inspiré qui s’y colle. Avec la manière...

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D’abord, on ne savait pas par où le prendre. Trop de casquettes, des couvre-chefs à n’en plus savoir que faire. Clairement, Yann Kerninon semble irréductible à la biographie, au résumé de vie (pour s’en convaincre, allez faire un tour sur son site). Auteur d’un livre plein de vie et d’enseignements anarcho-pratiques, Comment assassiner le bourgeois qui est en moi (recension ici), le bougre cumule les activités apparemment contradictoires, de prof à l’ESSEC à magicien de haut niveau, en passant par le cyclisme, une fréquentation assidue des auteurs DADA, la réalisation de vidéos bizarres, l’écriture d’ouvrages de philo et la pratique de la performance artistique. Réjouissant sac de nœud, on le concède volontiers2, mais qui ne facilite pas la tâche de l’intervieweur en herbe.

Du coup, quand je l’ai rencontré, il y a une quinzaine de jours, je n’ai pas trop osé lui dire, mais je me grattais la tête et les neurones pour tenter de trouver un fil à cet entretien que nous devions réaliser : quel angle retenir pour présenter le personnage ? Vers quoi diriger mes questions ? A force de cogiter, l’évidence m’a finalement sauté au cortex : puisque le faire parler de lui était casse-gueule et risquait de tourner au fourre-tout indigeste, pourquoi ne pas le faire parler de cette avant-garde artistico-poétique qui semblait l’habiter, DADA ? DADA qui revenait si souvent dans son bouquin et dont il me parlait avec un enthousiasme communicatif, alors que j’étais occupé à renverser des bières sur mes voisines de tables. DADA, dont on ne parlera jamais assez, je persiste et signe. Alors, ni une ni deux, je lui ai fait suivre quelques questions en rapport avec le sujet. Et il a gracieusement accepté d’y répondre3. Le fin mot de l’histoire ? Viva DADA !


Dans votre ouvrage Tentatives d’assassinat du bourgeois qui est en moi, c’est Dada qui sert de référentiel privilégié. Pourquoi cette avant-garde plutôt que d’autres dans la lutte contre l’esprit bourgeois ?

Dada nait en 1916, il y a donc presque un siècle. Mais ce qu’a vu Dada à cette époque me semble toujours d’actualité. 1916, c’est quoi ? C’est plusieurs choses… D’abord, c’est la révélation brutale de la face cachée de la modernité. Le progrès technique n’est pas seulement ce qui va rendre l’homme « maître et possesseur de la nature » (Descartes), c’est aussi la possibilité de l’anéantissement de l’homme par la technique. Soit par la monstruosité de la guerre de 14, soit par la transformation de l’humain en simple « ressource humaine » et uniquement en ressource. C’est la négation des autres dimensions de l’homme : les désirs, la sensibilité, la pensée, l’amour, la perception poétique des choses.
1916, c’est aussi l’irruption de l’absurde. C’est l’époque ou la phrase de Nietzsche, « Dieu est mort » commence à prendre tout son sens. C’est aussi, du même coup, l’inflation des bavardages, des leçons de morale et des grandes utopies matérialistes dont le but est de fuir l’absurde, soit en faisant comme si Dieu n’était pas mort, soit en inventant de nouvelles idoles. C’est enfin la généralisation d’un certain cynisme résigné et brutal. Dans le désenchantement généralisé, il faut écraser et manipuler l’autre pour s’en sortir et être du bon côté de la matraque. Tout ceci me semble toujours d’actualité.
Dans ce paysage dévasté, Dada a affirmé la nécessité de sauter en dehors de son époque. « Sauter en dehors » ne veut pas dire s’opposer frontalement. Dada par exemple a toujours gardé ses distances face aux mouvements révolutionnaires socialistes, presque autant que face à la bourgeoisie en place. Pour les dadas, fascistes, communistes et capitalistes bourgeois se répondent et se correspondent, malgré leurs divergences idéologiques. Chacun à leur manière, ils brident la vie et ne voient l’homme que comme une ressource à domestiquer, planifier et gérer. Sauter en dehors, cela veut dire parvenir à dépasser les oppositions les plus communes, apprendre à penser et vivre autrement, réellement autrement.
Il me semble que nous en sommes toujours là aujourd’hui et peut-être même de plus en plus radicalement, même si les formes ont changé. Comme le disait Heidegger, même deux guerres mondiales, malgré leur monstruosité, n’ont rien décidé d’essentiel… La crise mondiale actuelle non plus.

Quel artiste Dada vous a le plus marqué ?

Hugo Ball, en particulier dans son journal La fuite hors du temps. Ball me semble échapper au reproche que l’on pourrait faire à Dada et aux avant-gardes en général, à savoir le fait de n’être finalement qu’une bande de bourgeois qui se payent de mots et se font plaisir en faisant de l’art un peu « trash ». Ball a participé à Dada, mais sans jamais vouloir en faire une « carrière ». Ball avait des sympathies révolutionnaires mais demeurait très sceptique à l’égard des révolutionnaires communistes. Ball était croyant mais était pleinement conscient également de la déréliction et du désenchantement de son époque.
C’est dans ses paradoxes et ses doutes que l’homme me semble être le plus beau et le plus humain. Aujourd’hui, on n’existe que quand on a des certitudes. C’est le règne de l’opinion et du jugement péremptoire, c’est-à-dire le règne de la bêtise érigée en intelligence. C’est à la fois dangereux et monstrueux d’un point de vue humain.

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Hugo Ball récitant un poème au Cabaret Voltaire.

Que pensez vous de la théorie de Greil Marcus, posée dans « Lipstick Traces » et dressant un parallèle entre Dada, les punks et les situs ?

Oui, c’est évident. Il y a à partir de Dada une volonté d’utiliser « l’art comme méthode ». L’expression est très belle. Elle est de Hugo Ball. L’art comme méthode, c’est l’idée d’utiliser le modèle de l’artiste, son exigence, sa sensibilité, sa volonté de vérité, non seulement pour faire des peintures ou de la musique, mais aussi et surtout dans toutes les autres sphères de l’existence : la politique, la vie de tous les jours, le rapport à l’autre. Cette préoccupation traverse toute l’histoire des avant-gardes du 20e siècle : Dada, Surréalisme, Lettrisme, Situationnisme, Fluxus, Punk.
Mais il faut néanmoins constater également un relatif échec de cette démarche. Aujourd’hui on ne cesse de parler d’art et de créativité et tout le monde se dit artiste, mais pourtant, comme le disait Cravan, on a de plus en plus de mal à croiser un être humain ! L’art partout et tout le temps n’était pas du tout le projet de ces avant-gardes. Réaliser leur projet suppose peut-être justement de cesser de « faire de l’art » pour construire avant tout une existence qui swingue. Le défi, c’est de parvenir à introduire l’exigence de l’artiste dans le monde de l’entreprise, dans sa famille ou dans la manière de saluer le marchand de légume… C’est extrêmement difficile, car cette sensibilité est aux antipodes des préoccupations de notre époque. Mais la difficulté est justement le seul chemin possible pour le véritable artiste et pour celui qui vise l’art comme méthode. S’en tenir au difficile pour tracer un chemin.

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Vous enchaînez les activités « saugrenues ». Vous êtes sur la liste de Gaspard Delanoé aux européennes (liste du PFT, Parti Faire un Tour), vous êtes un magicien de haut niveau, vous avez fait de nombreuses performances, et dans le même temps vous enseignez à l’ESSEC et publiez des livres à mi-chemin entre philosophie et critique sociale. Est-ce qu’un Dada y retrouverait son petit ? Il y a un fil rouge dadaïste entre ces activités ?

Le fil rouge c’est la vie. Quand je fais rire 100 personnes sur scène lors d’un spectacle de magie, lorsque je fais cours auprès d’étudiants de 20 ans pleins d’énergie et de rêves et que je les encourage à oser vivre, lorsque j’écris mes livres, lorsque je grimpe un col et qu’un rapace ou une biche croise mon chemin, lorsque je me lance avec Sébastien Lecordier et Matthieu Perissé dans la réalisation d’un film invraisemblable, lorsque je m’occupe de ma petite famille, je sens et j’expérimente quelque chose de vivant – qui me traverse et qui traverse les autres. Il y a tant de lieux, de métiers et de situations qui empestent la mort et l’ennui aujourd’hui. Explorer et vivre dans le réel le plus quotidien la complexité de ce que vous portez en vous de vivant me semble être une véritable éthique de vie et un projet politique. Je tâche de l’appliquer pour moi. Mais ma petite personne n’a pas grande importance. La question, c’est comment arriver à faire de cette éthique une possibilité pour tous, en sachant qu’elle contraste pour le moins avec la vision de l’homme d’aujourd’hui : un esclave qui fait carrière dans des tâches démunies de sens et obtient ainsi le droit d’acquérir des objets ou des services tout aussi éloignés de ses désirs que son métier… Ce modèle est tellement dominant et diffus qu’il devient difficile de penser en dehors de lui sans passer pour un farfelu.

Tzara a écrit, « Dada est tatou, tout est Dada ». Vous agréez ?

Oui, oui. Ça ne veut rien dire, mais je suis d’accord.



1 Cette jolie photo de Yann Kerninon a été chapardée sur son site sans autorisation. Puisse-t-il nous pardonner…

2 Tu auras remarqué, fidèle lecteur, que la froide linéarité n’est pas notre tasse de thé à Article 11.

3 Entretien finalement réalisé par mail, donc, après une première rencontre devant quelques bières.


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