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vendredi 5 juin 2009

Littérature

posté à 10h48, par Lémi
11 commentaires

George Grosz et la folie du siècle : « Tes frères, les miens, Jésus Christ – ha ! ha ! »
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Dans l’histoire de la peinture, il a peu d’équivalents. Quand d’autres s’acharnaient à enjoliver l’humain, à le sortir de son bourbier, George Grosz faisait l’inverse, en rajoutait une couche sur la décomposition sociale. Traumatisé par les tranchées, dégoûté par Weimar, le peintre allemand n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu de la bassesse humaine. Avec un talent démoniaque.

La plupart des éléments de cette incursion en territoire groszien proviennent de l’excellent ouvrage de Catherine Wermester, George Grosz, l’homme le plus triste d’Europe, éditions Allia, 2008.

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« Totalement seul sur des îles, au milieu des mers, des mers de merde, les cris des phtisiques retentissent, on entend au loin des râles – j’agite ma dernière chemise de coton rouge, totalement en lambeaux, en guise de salut – je vous salue sur cette île précisément si triste où il n’y a plus aucun signe. » (George Grosz (lettre à son beau-frère))

« L’homme le plus triste d’Europe », voilà comment il s’est défini. Précédant même l’appellation d’une mise en garde : « Prenez garde ! Voici Grosz, l’homme le plus triste d’Europe. » En clair : attention, cette tristesse est balistique… L’ébahissement enthousiaste devant la beauté du monde, les jolies pâquerettes et les couchers de soleils, les corps des femmes et le cri des toucans, ce n’était pas vraiment son truc. Il conchiait tout ça avec une persévérance lumineuse (ou glauque, c’est selon), pas question de piquer au truc de la joie de vivre, ce serait rejoindre la masse des assassins insouciants, s’en faire complice.

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« Beauty, Thee Will I Praise », 1919

Traversant la première guerre mondiale puis le désastre de Weimar, le peintre allemand a contemplé avec désespoir cette humanité qui s’entre-déchirait voracement. Des bêtes, des fous, des exploiteurs, des assassins, tout ce qu’on veut mais pas des hommes. Ou plutôt, si, des hommes, toujours, partout, désespérément humains. Ecce Homo1 et rien d’autre. Les yeux grands ouverts, le regard halluciné, Grosz a emmagasiné tant de visions morbides, de désastres, qu’il ne pouvait plus voir autrement qu’en technicolor de la déchéance, avec des œillères haineuses. Sous son crayon rageur, une scène urbaine, des passants, une réunion de famille dans un restaurant, un musicien de rue, tout devient agressif, choquant, « médiocrement falsifié ». Comme il l’écrit à son beau frère en 1917, ce monde-là n’accueille plus que des « animaux malades – depuis longtemps toute humanité s’est effacée de leurs visages, que les épidémies empoisonnées ont colorés d’un jaune mauvais ou badigeonnés de rouge ».

C’est une «  humanité vermine » (les mots sont de Marcel Ray) qui ressort de l’œuvre de Grosz, un tas de viscères pourrissants, de momies peinturlurées dansant une gigue macabre. Et pourtant, il faut pourtant pousser plus loin, là où le matériau se trouve : « Un artiste doit sans cesse accroître ses connaissances et le nombre de ses expériences, quand bien même cela l’exposerait à ne plus bien aimer, mais, au contraire, à haïr. » Il y a du Céline là-dedans, une application picturale de la démarche littéraire de Destouches, l’immersion répétée dans le quotidien pour forger un splendide crachat.

Boulimiquement, maladivement, Grosz plonge donc dans la bataille, armée de ses seuls crayons & pinceaux, ainsi qu’il le décrit dans son autobiographie, Un Petit oui et un grand non : « Je croquais tout ce qui me révulsait dans ce que je voyais autour de moi : les tronches bestiales de mes compagnons, les invalides de guerre aux airs teigneux, les officiers arrogants, les infirmières libidineuses, et j’en passe. Ces dessins n’avaient d’autre but que de fixer le grotesque et le ridicule de toutes ces petites fourmis pressées de crever qui peuplaient le monde qui m’entourait. » La finalité de tout ça ? Creuser dans l’immondice pour ensuite agiter à la face de la société le résultat des fouilles. Ainsi, peut-être évoluera-t-elle un peu, tel le chien qui a conchié le tapis et auquel on fout littéralement le nez dans sa merde : « Je veux tenir le miroir devant la gueule de mes contemporains pour qu’ils y voient leur grimace. », écrivait-il en 1927 dans une lettre. Évidemment, la conception de la peinture selon Grosz est particulièrement tranchée. Il y a chez lui un refus absolu de l’idéalisation du peintre comme quelqu’un qui flotterait hors de ce monde, en proie à des visions merveilleuses. Pas question de céder à la posture romantique, à l’imposture du peintre voyant. On l’imagine bien scruter d’un air dégoûté les dorures d’un Klimt ou les abstractions poétiques d’un Miro, reportant plutôt son enthousiasme sur les corps tordus et squelettiques d’Egon Schiele ou les collages crus de son ami Raoul Haussman.

Et puis, au fond, reste l’engagement. Au cœur de la lutte des classes, c’est là qu’il veut être, du côté des opprimés. Il faut prendre parti. Lui choisit la satire, violente et politique, toujours politique. Rien que les noms de ses œuvres reflètent ce cynisme hurlant, ce besoin de souligner en gras l’horreur de la société capitaliste : Ces blessés de guerre finissent par devenir une véritable calamité publique !, Les piliers de la société

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« Les Piliers de la société », 1926

Grosz a vécu la Première Guerre mondiale aux premières loges, a vu comment cette humanité était gangrénée, proche de la décomposition ; son art n’en est pas revenu indemne. Tout comme Dada, le déclencheur de sa révolte était férocement enraciné dans la folie de ce siècle commençant, dans une désillusion collective qui virait au cynisme : « Tes frères, les miens, Jésus Christ – ha ! ha ! » À peine a-t-il cru un moment à ce sursaut de la révolution spartakiste que déjà les corps de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht flottaient dans ce maudit canal berlinois. L’après-guerre, vaste supercherie, no man land historique encore empuanti de l’horreur des tranchées, c’est là que l’art de Grosz s’enracine, se fait arme.

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Otto Dix, « Soldat blessé », 1916

Au fil du temps, plus grand-chose ne trouve grâce à ses yeux. Certes, il a pris parti pour les prolétaires, les exploités, mais ceux-là aussi sous sa plume se révèlent mesquins et rances, pourris. Un voyage dans l’URSS bolchevique de 1922 l’a également convaincu que là-bas aussi, la bureaucratie décervelante était aux commandes, ainsi qu’il l’écrivit plus tard dans son autobiographie : « Ils veillaient à réprimer le peu d’individualité qui leur restait, et sans doute eussent-ils préféré avoir pour visage des disques de carton gris, portant en guise de nom, un numéro écrit en rouge. »

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Les Automates républicains, 1920

Alors quoi ? Que reste-t-il à sauver dans ce(s) tableau(x) d’une humanité grinçante et piteuse ? Le cri. La révolte pure et primale. Le refus d’appartenir à cette humanité-là. Le désespoir qui, toujours, déteint sur le crayon. Une force picturale sans égale. Un maître. Avec cette question, qui revient : que peindrait Grosz s’il vivait à notre époque ?



1 Titre d’un de ses premiers recueils de dessins qui fit polémique.


COMMENTAIRES

 


  • je suis desole d’avance car je vais paraitre grossier, mais je pense que cet article est tres bien.
    allez salut.



  • Georges Grosz est un peintre expressioniste avec beaucoup de conscience sociale (rare chez les peintres).
    Il a fait aussi beaucoup de dessins « humoristiques » qui sont très cinglants. Dans ce genre de dessins, il a eu beaucoup d’émules. Pour revenir à la dernière question de ce juste et profond billet, il est difficile de savoir ce qu’il dessinerait aujourd’hui, mais ça ressemblerait peut être graphiquement à ce que fait Thomas OTT (extrait de "Cinema Panopticum), donc sa succession graphique est assurée.



  • « ... que peindrait Grosz s’il vivait à notre époque ? »

    La même chose non ? Parce que pas grand chose n’a vraiment changé. Il continuerait de peindre les politicards avec de la merde dans la tête ou coiffés de pots de chambres ...

    Excellent billet. Encore une fois, si, si...

    • « Il continuerait de peindre les politicards avec de la merde dans la tête ou coiffés de pots de chambre » : Peut être se permettrait-il quelques fantaisies, dictées par l’air du temps, talonnettes monstrueuses et Journalistes lécheurs, ce genre, mais dans l’ensemble on est d’accord, je pense que sa verve picturale s’orienterait dans la même direction...



  • Georg Grosz et Otto Dix, je ne peux pas les dissocier de Karl Kraus, qui écrit dans ma tête comme ils dessinent et peignent dans mon regard.

    Ô joie, on peut embellir discrètement avec La Petite Pute de Grosz toutes les surfaces planes des belles demeures où l’on est invité. Il suffit de s’adresser au Tampographe Sardon, le guide spirituel des âmes bien nées.

    Goya, lui aussi, a su peindre de belles ricaneries, par exemplecelle-ci.

    De bonne compagnie également : James Ensor — tiens, ça tombe bien (de rien, Lémi, c’est mon « bon fond » qui remue dans ses chaînes).

    • Ma chère Pièce détachée, je proclame un triple YAHOU dominical en ton honneur, je vais même sécher la messe (religieuse et électorale) pour descendre du cidre en pelouse, t’octroyant pour l’occasion quelques salud ! sonores et télépathiques.
      Primo parce que je ne connaissais pas du tout le tampographe Sardon, et que, si mon porte-monnaie fait triste mine, ce n’est pas une raison pour se priver d’objets qui m’ont l’air si propres à gratouiller l’existence dans le sens du poil.
      Secundo parce que tu m’épates en te faisant exégète de mes billets poussiéreux en d’autres lieux. Point ne me doutais que certains d’entre vous connaissaient encore l’ONK, mon absurde maison d’antan...
      Tertio parce qu’entre Karl Krauss et Goya, Grosz et Manu, tu continues à m’épater par la « justesse » (je n’aime pas ce mot dans ce contexte, mais bon, tant pis) de tes enthousiasmes (Le Lebel caillou dans la chaussure ne comptant pas, évidemment, il se formulait sur d’autres bases que purement artistiques).

      • Pas d’auréole XXL, s’il te plaît : c’est très encombrant pour passer la porte du dernier bureau de tabac ouvert, sans compter qu’elle va m’empêcher de mettre mes bigoudis pour dormir.

        Pour tes « billets poussiéreux », j’aime bien m’isoler de temps en temps dans des greniers comme ceux de l’ONK. Et ce n’est pas un hasard si, cherchant un truc intelligent et illustré sur les harengs saurs d’Ensor, c’est là que je l’ai trouvé et ici que je l’ai proposé (et paf ! dans ta face, l’auréole).

        Pour « l’affaire Lebel » (mon commentaire a l’air de te faire du profit ! ) : heureusement qu’on n’est pas d’accord sur tout. Plutôt que « caillou dans la chaussure », je verrais ça comme un truc qui rebique sur l’auréole que tu me flanques. J’aime bien quand ça rebique. La rebiquette, c’est la vie.

        Enfin, grave contradiction de la sainte nimbée : le Tampographe Sardon, que je vénère jusqu’à la vénération, expose comme Lebel à la Maison Rouge (tu sais bien... la fondation de ce pourri d’héritier de Carrefour...). Avec ça, l’auréole ressemble plutôt à un frisbee qui tangue de traviole.

        • Tu as raison, c’est l’évidence même, l’auréole sied très mal aux bigoudis, ça s’emmêle et ça fait un mélange de genre malvenu, capillairement désastreux... Ceci dit, je revendique le droit de conserver une part de vénération, laïque bien entendu, pour une seule de tes phrases : « La rebiquette, c’est la vie. » C’est typiquement le genre de mantra qui peut aider à passer une journée bien mal démarrée. Pour le reste, on est d’accord : Aux chiottes l’auréole ! (sauf pour Sainte Rita, mais c’est différent, c’est mon culte perso...)



  • il à trop regader la télè !... puis la peinture aujourd’hui ça sert surtout aux mure !

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