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jeudi 14 août 2008

Littérature

posté à 12h02, par Lémi
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Irak : Haditha ou la chronique d’une sale guerre ordinaire
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Il décrit, froidement. Fouille et décortique, avec application. Et conte toute la tragédie de l’intervention américaine en Irak. Avec « La Conduite de la guerre », le journaliste William Langewiesche va plus loin que son sujet -une enquête sur le massacre, à Haditha, de 24 civils irakiens par les Marines-, décrivant finalement toute l’absurdité d’une guerre qui ne peut être que perdue.

« Le 19 novembre 2005 à Haditha, lors de la troisième mission en Irak de la compagnie K, une mine terrestre explosa au passage d’un véhicule de l’armée américaine, tuant un Marine âgé de vingt ans. Le massacre de vingt-quatre Irakiens – hommes, femmes et enfants – qui s’ensuivit ne fut pas tout à fait une anomalie. Ces actes ont trouvé leur origine même dans la conduite de la guerre. »

L’enquête du journaliste William Langewiesche commence ainsi, par la froide mention d’un massacre commis par des Marines américains suite à la mort d’un des leurs. Les faits ? Un engin explosif artisanal explosant sur le passage d’un convoi militaire ; la mort affreuse du soldat Miguel Terrazas, déchiqueté dans l’explosion ; des représailles dans le feu de l’action et la panique ; le massacre de 24 innocents, mitraillés en vue de « sécuriser » les lieux. Ou toute la routine d’une sale guerre, ainsi que le rappelle William Langewiesche : « Le meurtre des civils est devenu chose si commune en Irak que le rapport de cet incident en particulier s’est à peine fait remarqué dans son chemin le long de la chaine de commandement. La guerre se fait dans le brouillard, les civils meurent et ces idiots n’auraient pas dû essayer de s’enfuir. »

Par le décryptage des circonstances de ce massacre, posé comme une conséquence logique de la situation en Irak et comme une réalité banale du conflit irakien1, Langewiesche interroge en filigrane les conditions globales d’une guerre enlisée. Comment en arrive-t-on là, à ces tueries considérées comme de simples péripéties de la guerre ? A ces « dommages collatéraux » chaque jour plus sanglants perpétrés par des soldats plutôt ordinaires ?

Il ne s’agit pas ici de discuter l’entrée en guerre, mascarade d’envergure basée sur un mensonge flagrant. Le mal est fait, la vérité connue et ce n’est pas le propos du court récit de Langewiesche, publié en avril 2006 dans Vanity Fair2. Partant d’un événement parmi d’autres, vu comme symptomatique, le journaliste cherche plutôt à décrypter la réalité d’un conflit enlisé et absurde.

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Des œillères qui mènent à l’impasse.

Novembre 2005. L’Irak, après plus de deux années de guerre et d’occupation, reste plus que jamais un territoire hostile pour les forces américaines. L’administration Bush, de choix débile en décision aberrante (dont la moindre n’est pas la démobilisation de l’armée régulière irakienne), a mené le conflit à une impasse prévisible. Les mêmes crétins qui ont pensé l’invasion comme une simple opération militaire doivent gérer une situation explosive : l’après guerre. C’est que l’Irak (quelle surprise…) n’est pas pacifié après une campagne d’une semaine.

Pour les soldats américains, le quotidien varie peu. Depuis la prise sanglante de Falloujah au printemps 2005, la tension est encore montée d’un cran.

« De ce moment jusqu’à l’arrivée des Marines, presque deux ans avant le massacre d’Haditha, la guerre était devenue incontrôlable, explique William Langewiesche. Cela était vrai non seulement de la province d’Anbar, mais à travers tout le centre de l’Irak, où, d’évidence, les tactiques primaires de l’infanterie ne menaient à rien sinon à faire le jeu de l’insurrection. »

Les rapports avec la population sont inexistants, toute incursion hors des camps retranchés de l’armée implique une logistique impressionnante, chaque Irakien croisé peut se révéler dangereux (une des consignes placardées sur les murs de la Base Sparte, camp retranché des Marines d’Haditha résume assez bien la situation : « Soyez prêt à tuer tous ceux que vous rencontrez. »). Il ne peut y avoir de solution dans une telle configuration, juste une gradation de l’horreur.

Chaque jour de cet enfer renforce la haine des deux camps, éloigne la perspective d’une issue heureuse. Et la « conduite de la guerre » telle qu’elle a été pensée –une confrontation frontale et brutale– par l’administration Bush n’est qu’un encouragement au conflit perpétuel.

Chez l’occupé comme chez l’occupant, le sang appelle le sang, et les techniques ultra sophistiquées de l’armée américaines n’arrangent rien. La conduite des opérations, basée sur la volonté d’épargner les vies américaines à tout prix –il est naturel et conseillé de tuer « préventivement »– aggrave la situation. Drones balançant leurs bombes sur des cibles civiles, soldats harnachés comme des robocops et retranchés à l’écart de toute population étrangère, culture arabe foulée aux pieds, facteur humain nié… La guerre d’aujourd’hui et de demain, telle qu’elle est pensée par la première puissance mondiale, ne peut avoir d’autre issue que l’enlisement par isolement absolu. Dans ces conditions, le massacre d’Haditha n’est qu’une péripétie de la guerre.

Banalité d’un massacre

Les bourreaux ? Une compagnie de Marines tout ce qu’il y a de plus banale. Des gars ordinaires, certains fraîchement débarqués en terre irakienne, d’autres plus expérimentés, pas vraiment des monstres ou des foudres de guerre tels qu’on a pu les décrire. Des types paumés dans un pays hostile et qui ne comprennent plus très bien ce qu’ils font là, à part risquer leur peau.

On est très loin de Hollywood dans le très court récit de William Langewiesche. Pas de super-héros aux cœurs trempés d’acier, pas d’illusion héroïque. La vie quotidienne d’un type enrôlé dans l’armée américaine en Irak n’est pas celle du Dernier jour du faucon noir ni d’Apocalypse Now. Le contact avec les insurgés irakiens est l’exception, les patrouilles mornes menées la peur aux fesses sont la norme.

Ces types font leur boulot mais n’y croient plus vraiment. Pour la plupart, ils ont compris que leur présence renforçait le problème. Qu’après chaque accrochage, chaque mission sanglante, la haine de l’ennemi se trouvait démultipliée.

« Les Irakiens vivent dans une société basée sur l’honneur, construite autour de liens familiaux étroits, écrit William Langewiesche. Quand des non-combattants sont tués, cela n’a pas beaucoup d’importance pour les survivants de savoir si les règles des Américains ou les décisions des tribunaux américains le permettent. Les survivants prennent le chemin de la guerre en retour, ce qui alimente encore un peu plus une spirale de violence sans espoir de solution pacifique. Hadita n’en est qu’un petit exemple. Depuis trois ans environ, la haine des force américaines est devenue si vive dans la ville que les militaires qui enquêtent pour les procès de Pendleton ont abandonné l’idée de se rendre sur place. Cette haine est une haine de sang. C’est le genre de guerre pour laquelle les gens sont prêts à mourir, sans autre but que la vengeance. »

Pourtant, quand la guerre frappe l’un d’eux, ce jour-là à Haditha, ces types un peu paumés se transforment en impitoyables bourreaux.

Langewiesche convient qu’il reste des parts d’ombres dans le déroulement du massacre. On ne sait pas si les cinq premiers Irakiens tués, des étudiants en route pour l’université à bord d’un taxi, ont tenté de fuir le contrôle effectué juste après l’attentat. On ne sait pas exactement quelle était l’attitude des civils (enfants, vieillards, femmes), présents dans une pièce de la maison jouxtant l’attentat et détruite par une grenade. De sang-froid ou par méprise, le résultat est le même.

William Langewiesche peut difficilement être considéré comme un parangon de pacifisme idéaliste et déphasé. Pas même comme un ennemi viscéral de l’administration Bush. Le livre n’assène pas de grands discours enflammés sur la stupidité de la guerre. Il se contente d’en conter un instant précis, ce massacre de 24 civils innocents, d’en souligner la banalité dans le conflit en cours. Sa parole n’est pas politique, ou si elle l’est c’est par l’énoncé brut et glacial de faits réels. Il prend peu position hors des questions militaires, il décrit. L’incurie des uns, la stupidité des autres. C’est cette objectivité dénuée de pathos qui fait la force de son témoignage. Et qui, au final, le transforme en réquisitoire implacable contre une guerre sans issue menée par des abrutis criminels.

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Le My Lai irakien ?

Le massacre d’Haditha n’est pas sans rappeler un autre emballement sanguinaire qui avait, en d’autres temps, servi de révélateur à l’horreur d’une sale guerre. Le 16 mars 1968, entre 350 et 500 civils du hameau de My Lai sont exécutés et massacrés, pour certains aussi torturés et violés, par des soldats américains. Une tuerie révélée un an plus tard, grâce au témoignage d’un militaire, et qui contribuera grandement, tant elle a frappé l’opinion publique américaine, à la montée du pacifisme aux USA. Autant parce qu’elle fut la démonstration de l’horreur d’une guerre absurde que parce qu’elle exposa au grand jour les mensonges de l’armée américaine.

My Lai ou Haditha ont ceci en commun : le scandale réside autant dans le massacre lui-même que dans les efforts de l’état-major américain pour le taire et pour camoufler la réalité. Au lendemain de la tuerie irakienne, l’armée publie ainsi un communiqué pour signaler qu’un « Marine et quinze civils ont été tués hier par une bombe sur une route à Haditha ». Pas de pot : le même jour, Taher Thabet, un étudiant irakien en journalisme, se rend à Haditha, filme les corps criblés de balles des victimes à la morgue et recueille des témoignages sur les conditions du massacre. C’est le départ d’un vaste scandale aux Etats-Unis, grossissant au fur et à mesure que les médias mettent en évidence les mensonges de l’armée. Et pour un certain nombre d’Américains, Haditha est devenu le symbole, à l’égal d’Abou Ghraib, du non-sens de l’intervention américaine en Irak.

Pourtant, le parallèle avec My Lai s’arrête là. Aucun retournement massif d’opinion ne s’est vraiment opéré après les multiples révélations sur le massacre d’Haditha. Les uns après les autres, les Marines responsables ont été blanchis par la justice militaire : sept ont déjà été innocentés ou ont bénéficié d’abandon des poursuites (pour le dernier en date, c’était le 17 juin dernier), un huitième doit encore comparaître. Nul doute que la sanction sera la même : inexistante. Car telle est « la conduite de la guerre ».



1 Le massacre d’Haditha est l’un des rares cas de ce genre à avoir été médiatisé suite à un article du Times. D’après Langewiesche – et de nombreux autres témoignages – de telles tueries sont pourtant très nombreuses. A tel point que les soldats à l’origine de ces exactions n’ont d’ailleurs pas l’impression d’un réel « dérapage. »

2 Et à paraître le 24 août prochain aux éditions Allia, dans une collection de poche à 3 euros.

3 Variation autour de Guernica, cette toile, oeuvre de Tanya Tier, s’intitule Massacre in Haditha.


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