ARTICLE11
 
 

jeudi 24 mars 2011

Entretiens

posté à 20h46, par Lémi & Ubifaciunt
2 commentaires

Jane Sautière : « Être là »
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Nulle vérité, juste des fragments d’icelle. Éducatrice pénitentiaire et écrivain, Jane Sautière cherche, fouille, s’interroge - refusant facilités et raccourcis. Elle dit l’humanité plurielle, belles et tristes trajectoires contées dans le livre Fragmentation d’un lieu commun. Elle les rapporte - aussi - avec une langue superbe, mots précieusement soupesés et phrases tirées au cordeau. Rencontre.

La version originelle de cet entretien est paru dans le numéro 2 de la version papier d’Article11.
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Ce qui frappe en premier à la lecture et à l’écoute de Jane Sautière, c’est la puissance du langage et la force du silence. Chaque mot semble pesé, réfléchi, pensé pour ne pas trahir ce et ceux dont elle parle. Alchimie littéraire. Éducatrice pénitentiaire, elle a tiré de son quotidien un des livres les plus poignants et les plus justes sur la prison : Fragmentation d’un lieu commun (Verticales, 20031). Femme sans enfant, elle a engendré Nullipare (Verticales, 20082), qui interroge le mystère de la maternité et bouleverse tout autant.

Fragmentation d’un lieu commun est un de ces rares livres dont on sort réellement éprouvé, et joyeux. On l’achète par dizaines d’exemplaires, on le relit encore et toujours, on le souligne, on y revient à l’improviste, on l’offre à tant d’amis qui, à leur tour, entretiennent la flamme. Cercle d’initiés envoûtés qui ne cesse de s’étendre. Ne pas s’y tromper : il s’agit bien là d’une forme de miracle, cette rencontre entre un livre et ses lecteurs, ce prolongement du texte.

Anxieux – forcément –, on rencontre finalement Jane Sautière dans un café parisien. Elle paie les premières bières : « C’est le pretium doloris...  », sourit-elle. Ses mots sont choisis, prudents, enjoués. Elle est à leur image, et touchée de nous voir si émus.

Évidemment, rendre hommage à ses mots implique de lui laisser la parole. S’effacer. L’interlocuteur, l’interviewer, est forcément butor, malvenu. Afin d’y remédier, il enregistre et restitue respectueusement, rien de plus. Pour servir cette voix, offrir de nouveaux fragments, les siens. Les nôtres, aussi, puisque Fragmentation fait partie intégrante de nos vies.

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1.

Je suis d’abord une lectrice avant d’être un auteur. A mes yeux, on écrit avec tous ceux qu’on a lus. Parfois, on les a tellement incorporés qu’on ne se souvient plus d’eux, si forts et si puissants : ils sont là, c’est tout. Dans tous les cas, j’écris avec eux, c’est une certitude.

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2.

Beckett a été pour moi une espèce de tremblement. J’étais encore jeune et je ne pensais pas qu’une telle littérature puisse exister, un sentiment incroyable qui a énormément compté pour moi. J’ai beaucoup aimé Duras, aussi. Elle est toujours parvenue à m’agripper, à me tenir par la peau du dos. La Maladie de la mort, par exemple, est un livre d’une beauté absolue. Absolue. Les Fragments de Kafka ont aussi beaucoup compté. Il y écrit sept ou huit fois le même morceau de texte, et à chaque fois c’est nouveau. Ça me bouleverse de voir ce travail à l’œuvre, cette élaboration. Et il y en a tellement d’autres. J’ai souvent l’impression que je vais en oublier un et qu’il va venir me hanter pendant la nuit, me maudire.

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3.

J’ai été étonnée de voir à quel point Fragmentation d’un lieu commun a enthousiasmé certaines personnes. Il a vraiment vécu grâce à ces enthousiasmes. Quand le livre est sorti, j’étais folle de joie, je trouvais ça magnifique, mais une amie m’avait prévenue : « Ne t’emballe pas trop. Un livre ne dure que trois semaines chez un libraire. Ensuite il disparaît. » Réaction : j’ai acheté une boite d’œufs, sachant que les œufs me durent trois semaines. Et je m’étais dit : quand la boîte sera finie, tout ça sera fini. Mais le livre a continué à vivre.

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4.

Je ne peux pas envisager le fait d’écrire dans l’encombrement. J’ai besoin de vide et de silence. Pas le vrai silence – je peux écrire dans les cafés – mais le silence intérieur. D’ailleurs, je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal à me séparer de toute vie sociale pour arriver à écrire. C’est une forme de combat assez violent, au final. C’est peut-être pour ça que j’écris si lentement, outre le fait que je travaille douze heures par jour. Il y a eu six ans entre mes deux premiers romans, et il y en aura au moins autant avant le prochain.

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5.

J’appartiens à une époque où la psychanalyse était une référence, comme le marxisme en était une – autres temps... Pour moi, ça été d’une grande aide. Il y a un rapport avec l’analyse qui est aussi un rapport au langage, de vérité avec le langage. Il s’agissait de sortir de l’hyper-contrôle. Par rapport à l’écriture, je retrouve un sentiment très proche. Pour écrire, il faut que je lâche prise, que ce soit quelque chose qui me gouverne et qui gouverne, et non moi. Si c’est moi, ça ne fonctionne pas, ce n’est pas intéressant. Si je laisse toute sa place au texte, s’il me tire, alors il se déroule, naturel.

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6.

Avec Nullipare, je suis moins dans l’analyse du réel. Là, le problème, c’est que je ne peux pas être en creux. Ou plutôt, c’est ce creux en moi que je dois questionner, analyser. Je n’ai aucune envie de parler de ma petite personne, le « moi » m’ennuie. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je peux interroger par derrière.

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7.

Fragmentation d’un lieu commun, hormis quelques minimes déplacements, se présente quasiment dans l’ordre dans lequel il a été écrit. Le premier fragment a été le plus décisif et le plus lourd, et je l’ai réécrit au moment où le livre a été terminé. Dans ce premier fragment qui m’importait tant, je voulais dire une seule chose : être là. Et je crois que ce « être là » est finalement ma position politique. Être là. C’est proche d’un statut de témoin. Il s’agit d’être suffisamment présent pour prendre ce que le monde vous envoie, et suffisamment en recul pour le prendre tel qu’il est. Être là était autant la condition littéraire que la condition politique du texte.

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8.

Les travailleurs sociaux adoptent généralement cette position de retranchement, c’est pour ça que beaucoup se reconnaissent dans mon livre. Évidemment, leur personnalité et leur manière d’agir sont déterminantes, parce qu’ils n’ont rien de robots, ils sont liés aux gens. Mais dans le même temps, eux savent qu’ils ne sont pas déterminants, qu’ils ne viennent pas tout changer ou envahir l’autre. Je craignais leurs réactions, et j’ai été frappée de voir que beaucoup étaient enthousiastes. Ils m’ont dit : «  Ton livre, on peut le brandir ! » Parce qu’on n’en parle jamais des travailleurs sociaux. Alors que, s’il y a encore deux ou trois trucs qui tiennent dans ce pays, c’est bien grâce à des gens comme ça : les enseignants, les travailleurs sociaux.

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9.

Sur la question de la résistance, je n’ai pas abandonné le côté militant, je me sens engagée, mais l’écriture me déplace profondément de cette position. Si l’écriture porte un engagement, c’est aussi parce qu’elle en est détachée. L’écriture est pour moi l’espace de la liberté absolue. Parce qu’elle est ça, elle peut porter tout le reste. L’association liberté/écriture est la plus forte qui existe. Si je fais passer la militante avant, alors je fusille la littérature.

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10.

Comment j’en suis arrivé à travailler en prison ? C’est une histoire avec plusieurs strates, comme souvent. Déjà, il y avait l’époque, les années 1970 : la prison était alors réellement une question politique de premier plan. Je n’arrive d’ailleurs pas à quitter totalement ce moment, et je ne veux pas le renier comme beaucoup l’ont fait. Il y avait bien sûr des choses discutables ou grotesques, des erreurs, mais l’essentiel était ailleurs, dans les liens qui se sont créés, qui généraient du sens.

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11.

Je pensais me lancer dans la magistrature, mais après avoir retiré mon dossier, je me sentais très mal, angoissée. Je me souviens encore clairement d’avoir mis mon dossier dans une bouche d’égout, place Vendôme, parce que je ne pouvais pas, tout simplement. Je vivais ça comme une « trahison de classe » – c’était le langage de l’époque. Je suis partie à l’Administration pénitentiaire, le même jour, et je me suis présentée en disant : «  J’ai fait des études de droits, en quoi puis-je être utile ? » On m’a répondu : « Vous pouvez être juge. » – « Je ne peux pas. » – «  Alors directrice de prison. » – « Non, surtout pas. » – «  Pourquoi pas éducatrice pénitentiaire ? » Je me suis inscrite en pensant que je ne resterais pas. J’imaginais le faire deux ou trois ans, pas plus. Le temps de « détruire les prisons de l’intérieur » – une autre image de l’époque.

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12.

J’ai découvert sur le tard que ma grand-mère avait été détenue à un moment de sa vie. Pendant la guerre de 14, elle avait relevé ses jupes et montré ses fesses aux Allemands. C’était un personnage extraordinaire, une communiste qui montait sur des caisses pour haranguer les foules... Donc, elle a été incarcérée. En fait, la question de l’enfermement était tout le temps sous-jacente dans mon parcours, mais jamais présente. Et je pense que c’est de là que vient mon incapacité à être dans une position de jugement : comme si ma grand mère venait m’agiter le drapeau rouge sous le nez.

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13.

Il y a un moment en prison comme dans l’écriture où vous devez être exact. C’est la seule possibilité si vous voulez être là, présent. Vous devez renoncer à tout secours, fût-il masochiste, politique, romantique. C’est à travers ce renoncement que se produit quelque chose qui vous fait évoluer. Vous pensez d’une manière que vous auriez imaginée impossible avant. Quand je suis arrivée en prison, c’était l’époque de Foucault et du Groupe d’information sur les prisons. C’était une position d’engagement pour moi. Mais la vision manichéenne posant les détenus en anarchistes valeureux et les surveillants en forces de la répression et du mal ne tient pas la route quand on arrive en prison. Les surveillants ne choisissent pas leur métier. En tout cas, j’en connais très peu dans ce cas. Ils ont choisi de gagner leur vie, ce qui n’a rien à voir. C’est différent pour les travailleurs sociaux, parce que nous, nous avons le sentiment de choisir, et il y a forcément une forme de culpabilité qui en ressort. Pour les personnes détenues, il y a parfois une forme de choix, un acte qui parle de lui-même. Ce n’est pas un choix clairement assumé, mais il y a des actes. Et on ne peut pas arracher un acte à un homme, c’est une évisceration de l’humain de faire ça. Quand vous mettez tout cela ensemble, c’est autre chose qui s’énonce. Cet univers dans son entier est beaucoup plus complexe, plus contrasté, plus difficile qu’on ne l’imagine avant de s’y confronter. Même aujourd’hui, je ne sais toujours pas quelle conclusion politique en tirer.

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14.

Je me souviens d’une projection organisée par une association qui produit des films avec des personnes détenues à la prison de la Santé. Il y avait notamment un projet réalisé à partir d’un texte de Kafka, avec le regard sur l’univers carcéral des personnes détenues et des surveillants. Un des surveillants dont je parle dans le livre était présent dans le film, et il le présentait ce jour-là. C’était d’une intensité incroyable. Il a pleuré après avoir dit : «  C’est plus possible, ce métier, je ne le referai pas.  »

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15.

À Fleury-Mérogis, dans les années 90, il y a eu une révolte de détenus et un bâtiment a été complètement détruit. Les détenus avaient réussi à s’engouffrer dedans, en pliant des grilles énormes, un déploiement d’énergie hallucinant. Et tout ça n’avait qu’un objectif : piller l’infirmerie, pour attraper les bouteilles d’alcool et les cachets. Tout ça avait été absorbé dans une espèce d’orgie. Ils s’étaient retrouvés quasi comateux, au sol. Une scène terrible, la révolte pour l’abrutissement. Être là, c’est se mettre face à ce genre d’événements terribles, les penser dans leur complexité.

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16.

On est trop focalisés sur les prisons. Les prisons ne sont qu’un reflet, un concentré du monde dans lequel on vit. J’ai toujours pensé que c’était cette vérité-là qu’on cachait, cette vérité sociale. Il y a beaucoup d’endroits où personne ne va jamais, que personne n’étudie, et où il y a une incroyable déshumanisation. Je pense aux lieux réservés aux personnes âgées, par exemple, des endroits qui me bouleversent, me font sortir de mes gonds. On considère ces gens comme des matières à traiter et à occuper, rien de plus. J’ai une amie psychologue qui intervient dans une maison de retraire, elle me racontait voir régulièrement un vieil homme qui lui offrait une cigarette à chaque rencontre. C’était la seule chose personnelle qu’il avait à offrir. Et elle, qui ne fume plus depuis longtemps, me disait : « Cette cigarette, je ne me pose même pas la question, il faut que je la fume. »

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17.

On ne peut pas détacher la question des prisons de la question sociale en général. C’est très dangereux de ne faire qu’une focale là-dessus, en disant : «  On a identifié le lieu de tous les fascismes, et quand on en sera venus à bout, on sera venus à bout de tout le reste. » C’est une grave erreur. La prison n’est pas la cause, mais la résultante. C’est fondamental.

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18.

Quand j’ai commencé à travailler en Seine-Saint-Denis, il y avait énormément de gens qui s’impliquaient, des mairies communistes très actives, des gens très présents, une solidarité réelle. Bien sûr, il y avait des drames terribles. J’ai notamment le souvenir de cités de transit où la coupure des gens avec le monde était proprement déchirante. Mais on a atteint une situation bien pire. Encore une fois, la délinquance est le pur reflet de notre société, et vous voyez des gens qui vont piquer des biens juste pour les avoir, pour les posséder. Des marques. La délinquance traduit cette situation où l’on n’existe que par rapport aux objets, aux biens qui vous donnent corps.

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19.

Un jour, lors d’un spectacle en prison, j’ai rencontré un détenu qui avait lu mon livre, et il semblait ravi de me rencontrer. Mais voilà : à part des grands sourires, on n’avait rien à se dire. Rien du tout. On serait bien tombés dans les bras l’un de l’autre, mais non. Ils sont dans le livre, et quand moi je les rencontre en prison, on est encore dans le livre. Du coup, de quoi voulez-vous qu’on parle ? On est tellement immergés dans le réel que ça bloque.

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20.

Pour moi, la littérature a à voir avec la vérité et pas avec le réel. La vérité, c’est le fait de ne pas surdéterminer le texte, ni avec ce qu’on est, ni avec son idéologie. Laisser le texte tracer sa route. Le réel, c’est plus difficile à appréhender, et probablement pas très manœuvrable.

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21.

Quand vous êtes une femme en prison, vous vivez – toutes proportions gardées – ce que vivent les femmes dans un pays en guerre. C’est à dire que vous êtes l’objet d’un combat atroce entre deux camps, celui des surveillants et celui des détenus. Bon, évidemment, j’exagère. Mais c’est vrai qu’il y avait de curieuse attitudes de la part des surveillants, qui me draguaient ouvertement... Il y a ce moment que je raconte dans le livre, où les surveillants m’observaient par un œilleton, alors que je passais la visite médicale. C’était une introduction très violente, c’est certain. C’est ce que je dis dans le livre : « Je ne sais pas si c’est la première fois que je suis rentrée en prison, mais c’est la première fois où je l’ai éprouvée. »

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22.

Par contre, par rapport aux personnes détenues, il y a une volonté réciproque de s’épargner, une forme de respect qui se met en place pour ne pas vivre une situation pire que ce que l’on vit au jour le jour. Je me souviens d’une collègue qui était une fille absolument magnifique et voluptueuse. Et souvent, je me demandais comment ça pouvait se passer avec les mecs, parce qu’elle était vraiment impressionnante physiquement ... Et la seule fois où j’ai surpris quelque chose, c’était avec un détenu qui lui disait : « Madame, je vous aime bien là, vous êtes très colorée. » Il parlait de ses habits. Rien d’autre. C’est la couleur qui le touchait, avant tout.

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23.

Je me rappelle aussi de ce jour où j’avais perdu une écharpe en passant dans une coursive. Et quand je me suis retournée, il y avait un détenu en train de la sentir, de la renifler. Je surveillais mes vêtements, mes attitudes, mais on ne sait pas toujours par où passe le féminin.

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24.

Tous les gens présents dans les Fragmentations continuent à vivre, même ceux qui sont morts. A un moment, je me disais que le livre allait me séparer d’eux, qu’ils allaient désormais appartenir à un autre univers. Mais non. Pas du tout. Je continue à penser à eux, ils surgissent à l’improviste, s’imposent à moi.

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25.

Je ne fais pas partie d’un milieu littéraire, de loin. Rien que l’idée me fait fuir. Il ne faut jamais approcher un milieu ; littéraire ou autre. Un milieu, c’est gerbatoire, une palanquée de pauvres types. C’est pareil avec le milieu des délinquants. Tout s’y joue sur la posture sociale, aucun intérêt.

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26.

Dans ce travail, il y a parfois des moments où l’on doit corriger certaines pièces du dossier des détenus, les aider à présenter leur cas. Je leur tiens toujours le même discours : « N’hésitez pas ! Vous portez une matière qui est vivante, laissez la vivante, ne la tronquez pas. » C’est important que les juges soient eux aussi reliés par les mots aux situations qu’on expose.



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COMMENTAIRES

 


  • lundi 28 mars 2011 à 13h52, par Soisic

    C’est ça aussi Article 11 : faire découvrir des auteurs et donner envie de lire leurs écrits, leurs témoignages.
    Par la suite, il est tout naturel d’aller spontanément chercher d’autres écrits, d’autres auteurs pour pousser plus loin la réflexion entamée. Et toutes les petites lumières qui s’allument donnent une nouvelle clarté au monde qui nous entoure.

    Merci pour toutes les découvertes littéraires passées, présentes et futures...

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