ARTICLE11
 
 

mercredi 29 octobre 2008

En Sueur

posté à 13h37, par PT
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« L’Equipe » légende le sport : pour ce qui est du journalisme, prière de réorienter vos recherches
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And now ladies and gentlemen, Rafaël Nadal ! Quand il s’agit d’accueillir dans ses bureaux d’Issy-les-Moulineaux le numéro un mondial du tennis, « L’Equipe » ne fait pas les choses à moitié. Un numéro spécial, quatre pages entières consacrées au jeune phénomène, une hagiographie complète et documentée, mais… pas l’ombre d’une question susceptible de contrarier le ténébreux Espagnol. Belle opération de communication au final.

Imaginez que Bob De Niro himself pousse la porte des bureaux de « Télérama », convié par les dirigeants de la vénérable institution à s’habiller, pour un numéro, de la tunique de rédacteur en chef. Viendrait-il à l’esprit des journalistes en charge de produire son interview de poser les questions qui fâchent ? De lui demander, par exemple, comment un gaillard de sa trempe est capable de se fourvoyer dans des navets aussi navrants que le récent « La loi et l’ordre » ?

Imaginez que Iggy Pop en personne pousse la porte des bureaux des « Inrockuptibles », convié par les dirigeants de la vénérable institution à s’habiller, pour un numéro, de la tunique de rédacteur en chef. Viendrait-il à l’esprit des journalistes en charge de produire son interview de poser les questions qui fâchent ? De lui demander, par exemple, comment un cador de sa trempe est capable de se fourvoyer dans des soirées hype à trois francs six sous en vue d’alimenter les pages people des magazines - prétendument - branchouilles.

Imaginez enfin que Jean-Marie Le Pen lui-même pousse la porte des bureaux de « Minute », convié par les dirigeants de l’extrémiste institution à s’habiller, pour un numéro, de la tunique de rédacteur en chef. Viendrait-il à l’esprit des chemises brunes en charge de produire son interview de poser les questions qui fâchent ? De lui demander, par exemple, comment un requin de son espèce a pu se laisser dévorer tout cru, dans ses propres eaux, par la pâle copie qui tient en main la présidence pour au moins cinq ans ?

Non. Non, trois fois non.

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Il en va de même pour les journalistes de « L’Equipe », qui à la faveur d’habiles tractations enclenchées depuis un long moment ont vu débouler dans leurs locaux d’Issy-les-Moulineaux le roi de la planète tennis, Rafaël Nadal, propulsé rédacteur en chef d’un jour. Vantée à grand renfort d’encarts promotionnels les jours précédents, l’opération « Nadal fait le journal » a donné lieu mardi à un déluge hagiographique rare dans l’histoire du quotidien sportif, qui consacra quatre pleines pages au nouveau numéro un mondial, au motif que celui-ci honore de sa présence cette semaine le voisin tournoi de Bercy.

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Quatre pages - sans compter la une dédiée à l’événement - décomposées comme suit :

Page 2 : article rétrospectif sur la saison ébouriffante du Musclor ibérique.

Page 3 : interview du même Musclor, sous l’angle sportif.

Page 4 : Musclor répond aux questions ayant trait à ses goûts hors-tennis.

Page 18 (la der) : long portrait pleine page de Musclor1, que l’on découvre chic type, sobrement titré : « L’ange Rafaël ».

D’un bout à l’autre de l’hommage, « L’Equipe » est dans son rôle, qui honore, célèbre, gratifie le champion venu jusqu’à lui. Abandonnant toute distance, le journal déroule sa partition à la perfection, telle qu’énoncée par le slogan qui orne ses campagnes de pub : « L’Equipe légende le sport ».

Une fois, une seule, « L’Equipe » ose porter la plume dans la plaie, évoquant devant Nadal son début de saison poussif sanctionné par plusieurs défaites expéditives concédées à des adversaires plus modestes.

Pour le reste, tout n’est que guimauve et bonbons acidulés. « L’Equipe » sait recevoir, et insiste pour le faire savoir. Pesamment. Jusqu’au ridicule.

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Loin de nous l’idée d’imaginer que Nadal n’est pas le garçon recommandable que le quotidien sportif décrit avec force conviction. Au reste, la vérité oblige à reconnaître que les plumitifs responsables des différents papiers ont suffisamment de talent pour nous avoir procuré un agréable moment de lecture.

Mais comment dire...

Autant de cirage de pompes rassemblé dans la même édition, ça vous laisse interdit. En même temps que sur votre faim.

Tant on aurait aimé savoir - ce n’est pas la place qui manquait - ce que Nadal pense du dopage dans le tennis. De quelle manière il a vécu les accusations associant son nom au sulfureux Dr Fuentes. Le gouvernement espagnol l’a blanchi. « Le Journal du dimanche » qui en France avait fait état de ces allégations a depuis battu sa coulpe. Ça méritait quand même une question. Même petite. Le dopage. Pas un sujet vain, ni vulgaire. Ni une lubie. Mais une réalité du sport, de ce sport. Une réalité incontournable dès lors que l’on consacre quatre pages grand format à l’itinéraire d’un champion.

Non ?

« Chantre des exploits, petits ou grands, L’Equipe glorifie le champion, figure moderne du héros mythologique. Ses plus grandes plumes ont construit la légende du sport français », écrit David Garcia, dans son livre enquête « La face cachée de L’Equipe »2. L’époque étant ce qu’elle est, indifférente aux frontières, « L’Equipe » globalise désormais la sanctification des champions. « Des champions qu’il n’est pas question de bousculer, poursuit David Garcia, et encore moins de déboulonner, hier comme aujourd’hui (…) Mieux vaut être ami avec les champions quand on veut avoir un espace dans L’Equipe. Ce qui est bon pour le journal est aussi bon pour la carrière des journalistes… Au prix parfois de légères entorses à la déontologie. » Comme le mentionne Jérôme Bureau, l’ancien directeur de la rédaction, dans le même ouvrage : « L’Equipe est (…) un club où l’on peut oublier les grands problèmes de société, le stress des rapports professionnels et affectifs (…) C’est le Club Med de la pensée. »

Mardi, dans les colonnes du journal, c’est le sens critique qui était en vacances.



1 Fort joliment troussé cela dit.

2 Editions Danger Public, 547 pages, 16,90 euros.


COMMENTAIRES

 


  • Au tour de Tsonga d’être comparé à « un dios » demain.
    Sinon d’après un article du Monde, deux nouveaux quotidiens consacrés au foot vont être lancés : Le 10 sport (Michel Moulin) et en réaction Aujourd’hui- Le Sport (Groupe Amaury).
    Michel Moulin espère un tirage à 100 000 exemplaires...pendant que l’Equipe parait à.... 320 000 environ. Pari difficile.
    Et, bonne chance !

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