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jeudi 15 octobre 2009

Littérature

posté à 12h42, par Lémi
5 commentaires

Mécanique de la Terreur : les procès de Moscou selon Victor Serge
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On connaît tous, au moins un peu, le Victor Serge militant, celui qui a passé sa vie en exil pour avoir trop dénoncé les liberticides de tous bords et a payé très cher son incessant combat. On connaît moins ses talents littéraires. La réédition chez Zones de L’Affaire Toulaév, magnifique roman à plusieurs voix sur la Terreur stalinienne, est la meilleure occasion de réparer cet impair.

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« Les vieux du parti s’évitaient les uns les autres, pour ne pas se regarder en face, ne pas se mentir ignoblement en face par lâcheté raisonnable, ne pas trébucher sur des noms de camarades disparus, ne pas se compromettre en serrant une main, ne pas s’accabler en ne la serrant point. » (Victor Serge)

Il y a des meurtres qui naissent de rien, d’une lubie passagère, d’une folie inattendue. On voit ce personnage s’ébrouer, il semble normal ou presque, il vient de sourire à une femme ou d’apprécier un steak à la terrasse d’un café, il n’a rien d’un héros ou d’un bourreau et soudain, on tourne la page et du sang recouvre ses mains, un corps gît à ses pieds, et lui regarde la scène d’un air éberlué : « C’est moi qui viens de faire ça ? » Kostia, ouvrier dans le Moscou de la fin des années 1930, qui assassine sous le coup d’un emballement soudain une huile du parti (Toulaév) inopinément croisée dans la rue, fait partie de cette catégorie. Il tue, il a ses raisons (bonnes, les raisons), mais cela ressemble plus à un accident qu’autre chose.

Cette tête, il crut la reconnaître lointainement. L’homme dit quelque chose au chauffeur qui répondit sur un ton déférent : « Bien, camarade Toulaév. »
Toulaév ? Du Comité central ? Celui des déportations en masse de la région de Vorogène ? Celui de l’épuration des universités ? Kostia se retourna, par curiosité, pour mieux le dévisager. L’auto disparaissait au coin de la rue. Toulaév, d’un pas leste et pesant, rejoignait Kostia, le dépassait, s’arrêtait, levait la tête sur une fenêtre éclairée. De fins cristaux de gel tombaient sur sa face levée, lui saupoudrant les sourcils et les moustaches. Kostia se trouva derrière lui, la main de Kostia se souvint toute seule du revolver colt, le fit surgir et…

Kostia tue comme on shoote dans une poubelle ou comme on fracasse une permanence UMP un soir de colère. Sans gravité ni cérémonial, simplement parce que d’un coup cela semble la chose à faire. Geste impérieux. Comme l’anti-héros de l’Etranger (Meursault) qui tue presque par désœuvrement, parce que le soleil tape trop fort et/ou que sa mère vient de mourir, Kostia semble tuer involontairement. Mais, contrairement à Meursault, Kostia n’est pas jugé pour son acte. Il s’enfuit, laisse ce mauvais rêve derrière lui, et rien ne l’accuse. Le meurtre de Toulaév, irrésolu, va être l’occasion d’une purge gigantesque frappant toute l’URSS, épurant le parti du haut en bas, n’épargnant rien ni personne. C’est ce déchaînement absurde et meurtrier de parano totalitaire que nous donne à lire Victor Serge.

Quand la fiction rejoint l’histoire, ou l’inverse

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En premier lieu frappe le caractère historique du roman. Si Serge s’en défend (« La vérité créée du romancier ne saurait être, à aucun degré, confondue avec celle de l’historien ou du chroniqueur », prévient-il avant qu’on ne se plonge dans son récit), on ne peut s’empêcher de lire dans son livre écrit entre 1940 et 1944 une chronique des procès de Moscou que Staline fit s’abattre sur l’URSS entre 1936 et 1938, sabrant la vieille garde et éliminant définitivement les trotskystes. Les noms changent, les chiffres diffèrent, mais c’est bien la même mécanique qui est à l’œuvre. On rappellera simplement que les procès de Moscou commencèrent itou avec l’assassinat d’un apparatchik, Kirov, le 1er décembre 1934, et que l’on retrouve tout de leurs caractéristiques (procureur sanguinaire, aveux absurdes, accusations hystériques, liquidation des « historiques », petitesse démoniaque des bureaucrates qui envoient, planqués derrière leurs bureaux, des milliers de personnes à la mort) dans le livre de Serge. Sauf qu’il ne cherche pas à faire démarche d’historien et qu’il pressent sa vérité finalement beaucoup plus forte par la fiction. Situant l’action de son roman en 1939, il s’écarte de la décalcomanie historique (Staline n’est ainsi jamais cité et n’apparait que sous l’appellation « Le Chef ») pour mieux asséner son constat, le rendre évident. Stratégie payante.

Avant de se tourner vers le texte lui-même, admirable au niveau littéraire, il convient de revenir un instant sur l’itinéraire de Victor Serge, celui qui jamais ne hurla avec les loups. Hommage autant que clé de lecture (une, parmi les multiples qui s’offrent à toi). Dans une belle introduction, Susan Sontag livre un résumé des combats de cet apatride (né en Belgique de parents russes exilés politiques) qui fut l’un des premiers, 40 ans avant Soljenitsyne, à dénoncer la Terreur stalinienne, les déportations et la chape de plomb intellectuelle pesant sur la Russie bolchevique. Position éminemment inconfortable à l’époque puisque, dans les cercles intellectuels parisiens de gauche, seul Gide (installé dans sa gloire littéraire, moins vulnérable, et surtout beaucoup moins à gauche) s’était permis de tels constats, avec Retour de l’URSS.

Anarchiste dès son adolescence, Serge rejoint Paris en 1909 et commence à écrire dans L’Anarchie, le journal d’Albert Libertad. Condamné à cinq ans de prison pour avoir hébergé les principaux membres de la Bande à Bonnot et avoir refusé de les dénoncer, il reste emprisonné de 1912 à 1916. Il s’éloigne peu à peu de l’anarcho-syndicalisme1, est expulsé en Espagne en 1917 le temps de participer à une éphémère Commune anarchiste, revient en France, est de nouveau emprisonné, puis rejoint l’URSS en 1919 dans le cadre d’un échange de prisonniers. D’abord enthousiasmé (ses camarades libertaires ne lui pardonnèrent pas ce premier ralliement), il occupe une place importante dans les instances bolcheviques, mais ne tarde pas à déchanter devant les dérives du stalinisme. Comme il n’est pas homme à fermer sa gueule, les ennuis ne tardent pas. Exclu en 1928 du PCUS pour activité fractionnelle, il n’a pas l’autorisation d’émigrer et ses manuscrits sont confisqués. Condamné à trois ans de déportation dans l’Oural en 1933, il est miraculeusement sauvé par une campagne internationale animée – notamment – par Trotsky et Gide. Banni d’URSS en 1936, il rejoint la Belgique puis la France, vilipendé par les communistes orthodoxes pour qui il est un traitre de la pire espèce, mais aussi par les trotskystes car se refusant à rallier la IVe internationale, trop sectaire à ses yeux.

Itinéraire impressionnant que celui de Victor Serge, toujours à batailler pour la liberté et toujours exclu et vilipendé pour cette raison même. L’Affaire Toulaév est le roman de quelqu’un qui a tâté de la monstruosité de la bureaucratie stalinienne, de l’absurdité d’un système qui dévore ceux-là mêmes qui l’ont créé. Et qui cherche à retranscrire cette expérience le plus fidèlement possible.

Force d’un roman, injuste oubli d’un écrivain

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Je ne savais pas Victor Serge écrivain. Pas à ce point, en tout cas. Je connaissais de lui ses haut faits révolutionnaires, ses courageuses postures libertaires, ses jugements avisés prononcés à voix haute quand tous baissaient la tête. Mais pas ses talents littéraires. En refermant ce livre, difficile de ne pas rejoindre Susan Sontag : « Comme expliquer le peu d’attention porté à l’affaire Toulaév, ce merveilleux roman sans cesse redécouvert et réoublié depuis sa publication, un an après la mort de Serge en 1947 ? »

Un romancier sous-estimé, donc, orfèvre de la phrase qui excelle à tirer des personnages qu’il met en scène une vérité tout sauf manichéenne. Les salauds ne sont pas intégralement des salauds2, les autres ne sont pas exempts de reproches. De toute manière, qu’ils soient salauds ou admirables, le système, la Terreur, les broie impitoyablement. En arrière-fond, une frousse diffuse, cachée, intenable.

Personne n’est à l’abri. Ni les généraux victorieux de tant de guerres, ni les austères bureaucrates qui ont vendu père et mère pour plaire. Piégés, qu’ils sont. Tous. Comme des rats. Pas un personnage de cette histoire qui ne tremble pas de peur, ne surveille ses arrières en craignant ce que lui réserve l’avenir. Chaque coup de fil est une possible inculpation, chaque regard une possible mise en garde. Il n’y a que quand ils rentrent chez eux que, parfois, ils tombent le masque, s’abandonnent à la critique. Le reste du temps, en public, ils marchent droit, rampent, encensent le Parti, son Chef, ses directives, inlassablement. Ça ne sert à rien, ils le savent, mais comme il y a des chances que ça repousse l’échéance… Atmosphère de frousse généralisée, chez les grands comme chez les humbles, très bien résumée par ce passage du livre, quand l’obscur Romachkine, petit bureaucrate insignifiant, écoute un discours du petit père des Chefs à la radio :

Romachkine, insondablement triste, pensa : « Comme il ment ! » et fut effrayé de sa propre audace. Nul, par bonheur, ne pouvait l’entendre penser ; la chambre était vide.

Hormis son assassin (que personne n’accuse), aucun des accusés n’a quelque chose à voir avec ce Toulaév qui traverse l’histoire, dont la mort violente secoue tout le monde. Tous pourtant tombent en disgrâce par lui, par ce prétexte ; sa mort est leur tombeau. Il y a Roublev, vieil intellectuel droit et désabusé, qui regarde tout ça, cette funeste mascarade avec un regard triste. Il y a Kondratiev, l’ancien homme de confiance, ami du Chef suprême, envoyé en Espagne pour superviser la guerre et de retour avec de tristes constats qu’on ne lui pardonne pas. Il y a Erchov, haut commissaire qui dégringole soudain de son piédestal, sans presque rien comprendre à sa disgrâce. Il y a Makeev, fils de paysans pauvre, qui s’est hissé dans les hautes sphères de l’appareil à force de cruauté et se perd par un brusque accès de compassion. Il y a Ryjik, digne trotskyste miraculeusement épargné par les précédentes rafles et qui échappe au procès, aux aveux, par une grève de la faim méthodiquement menée à son funeste terme à l’insu de ses gardiens. Tous s’agitent en vain, plus ou moins dignement, conscients de l’inéluctable échéance.

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Serge a construit son roman comme un opéra complexe. Chaque chapitre met en scène un nouveau venu, une nouvelle victime de la violence déchaînée de l’appareil. Certains se débattent, d’autres sont déjà résignés. Dévoués au parti corps & âme, ils se retrouvent face au même dilemme qui frappe Roubachov dans l’admirable Le Zéro et l’infini de Koestler : savoir que l’on court à une mort certaine mais choisir entre réfuter les accusations pour s’en aller dignement (au prix de quelles tortures !) ou bien faire passer le Parti avant tout, accepter d’endosser ce rôle ingrat de traitre avoué. Les arguments ne manquent pas pour cette dernière option, au besoin on les fait ingurgiter de force, par la torture ou la persuasion inlassable. La mécanique de l’aveu apparaît chez Serge dans toute sa sombre lumière. Erchov, interrogé, ne résiste pas longtemps :

Erchov, vous avez appartenu au parti… Ici, comprenez-le bien, les résistances sont inutiles. Parlez… Avouez… Confessez-nous tout, nous savons déjà tout… Agenouillez-vous devant le parti… Là est le salut, Erchov, le salut possible n’est que là… Nous vous écoutons…

C’est peut-être Roublev, le vieil intellectuel désabusé, qui résume le mieux la portée de ce livre. Comme détaché, incapable de réellement haïr ce Parti pour lequel il a tant souffert et qui lui demande désormais de se dénoncer comme traître, il regarde ces intrigues, le triomphe de la veulerie et de la haine, et songe à cette phrase de Marx : « J’ai semé des dragons et j’ai récolté des puces ! »



1 Ecrivant ainsi dès 1910, en une phrase qui vaut son pesant de cacahouètes prophétiques : « Pour les uns, il (le syndicalisme) allait par de sages et prudentes réformes améliorer sans fracas l’état social. Pour les autres (les anarchistes syndicalistes) il était la première cellule de la société future, qu’il instaurerait un beau matin de grève générale. Il fallut déchanter beaucoup. On s’est aperçu - du moins ceux que l’illusion n’aveuglait pas - que les syndicats devenaient robustes et sages, perdaient envie de chambarder le monde. Que souvent ils finissaient par sombrer dans le légalisme et faire partie des rouages de la vielle société combattue ; que d’autres fois, ils n’arrivaient qu’à fonder des classes d’ouvriers avantagés, aussi conservateurs que les bourgeois tant honnis. » In l’Anarchie, 1910.

2 Ainsi, Makeev, le personnage le plus cruel du livre, se laisse un moment emporter par sa compassion, y récoltant sa disgrâce : « Il le fit après une nuit blanche, une nuit d’angoisse. La première fois de sa vie, Makeev refusait d’exécuter un ordre du CC, y dénonçait l’erreur, la folie, le crime. Tantôt c’était trop fort, tantôt trop pas assez : à se relire, terrifié de sa propre audace, il se disait qu’il eût réclamé lui-même l’exclusion et l’arrestation de quiconque se fut permis de commenter en ces termes une directive du parti. Mais les labours envahis par l’ivraie, les pistes mangées par l’herbe, les enfants aux ventre ballonnés par la faim, les échoppes vides du commerce détail étatisé, les regards noirs des paysans étaient là, réellement là. »

3 Vynchinski lisant le verdict du procès du Centre antisoviétique trotskyste de réserve en janvier 1937 (procès de Radek).


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 15 octobre 2009 à 23h56, par Zgur

    Bon, Lemi...
    Après Unabomber, Lowry, Lacenaire, maintenant c’est Victor Serge.
    Tu piques dans ma bibliothèque ou quoi ?
    A quand Le zéro et l’infini et La lie de la terre d’Arthur Koestler ?
    Saines lectures en tous cas.

    Mwarf !

    Zgur

    Voir en ligne : http://zgur.20minutes-blogs.fr

    • vendredi 16 octobre 2009 à 12h18, par lémi

      « Tu piques dans ma bibliothèque ou quoi ? » : Pire, je t’espionne quand tu librairises, prenant des notes sur mes petits calepins, dressant des listes et des schémas compliqués afin de pénétrer le cervelat zgurien... Le Zéro et l’infini m’a été chipé par un salopard de chapardeur d’ami, tu y échapperas donc pendant un moment. Mais j’ai d’autres spoliations en stock... Salud y cervezas



  • vendredi 16 octobre 2009 à 12h56, par un-e anonyme

    N’oublions pas que Victor Serge Alias Vivtor Kilbatchiche fut, avant de devenir souteneur de quelques atrocités soviétiques contre d’autres, fut un grand pamphlétaire anarchiste à Paris, sous le nom de plume « Le Rétif ».

    Voir en ligne : Quelques textes du Rétif

    • vendredi 16 octobre 2009 à 13h04, par lémi

      Merci du lien. Je me suis évidemment contenté de souligner quelques éléments de la biographie de Victor Serge (dont son passage à L’Anarchie de Libertad, où il signait effectivement du pseudonyme de Le Rétif), ceux qui étaient en lien avec le thème du livre. Pour le reste, je ne peux que conseiller aux lecteurs de se plonger dans tous les textes de et sur Victor Serge. D’ailleurs, j’y reviendrais bientôt, promis.

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