ARTICLE11
 
 

mercredi 19 octobre 2011

Littérature

posté à 01h58, par Lémi
10 commentaires

Paris orphelin

« […] Chaque visage, chaque dialogue, chaque rue étroite, chaque coin sombre, chaque bistrot lumineux mériterait un volume entier et bourré comme une cantine, de renseignements, tuyaux, détails, anecdotes, commentaires... », écrivait l’affamé Jean-Paul Clébert dans Paris Insolite. Avec sa disparition (hier), c’est un pan entier de Paris qui s’écroule, glisse dans la Seine.

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Juste après avoir parcouru d’une traite son livre le plus connu, après l’avoir encaissé comme un coup de poing dans les neurones, je voulais le rencontrer, faire un entretien avec lui, faire glisser la rencontre du livre au personnage. Et puis, ayant appris qu’il habitait loin de ce Paris qu’il avait si bien chanté, j’ai repoussé à plus tard. Rien ne pressait. Bah non. Jean-Paul Clébert est mort hier et c’est sacrément triste. Faute de temps1, Article11 se contente de re-publier (ci-dessous) une chronique parue dans le numéro 1 de la version papier. Ceux qui n’ont pas encore parcouru son Paris Insolite savent ce qu’il leur reste à faire : foncer en librairie quérir le trésor2. Les autres rendront hommage en relisant le merveilleux texte de Monsieur Clébert, rosé à portée de main.

« C’est la règle, qu’on le veuille ou non : âge et cheveux blancs aidant, on s’empresse de remiser au placard la mythologie du Clochard céleste, du vagabondage comme art de vivre. Passée l’époque des premiers joints, plus question de relire encore et encore les premières lignes de Sur la Route3 en beuglant d’enthousiasme, comme on le faisait à dix-huit ans. Et le reste suit : semelles de plomb, marmots-ténias, voire – pour les plus atteints – Philippe Delerm sur la table de chevet. De nomade enragé on passe à sédentaire encarté PS ; fin des haricots, sénilité précoce. Typique. Ceci dit, rien n’est perdu, des vaccins existent, sous forme imprimée. Deux exemples.

Le premier, encensé partout mais ce n’est pas une raison pour le bouder – il réveillerait un mort –, est le mal-nommé4 Paris Insolite de Jean-Paul Clébert5, plongée dans les pérégrinations de jeunesse de l’auteur, clodo volontaire dans le Paris des années 1950 et peintre magnétique de la gouaille populaire – le pendant écrivain de Doisneau : « […] Chaque visage, chaque dialogue, chaque rue étroite, chaque coin sombre, chaque bistrot lumineux mériterait un volume entier et bourré comme une cantine, de renseignements, tuyaux, détails, anecdotes, commentaires... » Gourmandise errante. Comme le marmot enfermé dans l’usine Haribo, Clébert voudrait tout voir, tout goûter. Encore jeunot, droit sorti de la Résistance, il dérive nez au vent, regard affamé, gambettes de sept lieues, s’enfonce dans les recoins, dort où il peut, rapine à l’occasion, bamboche dans les bars louches ; jamais aigri, jamais plaintif.

Cerise sur le litron, Clébert écrit comme on descend un verre au comptoir d’un rade louche. Avidement. Celui qui a tant influencé la « dérive » des situs6 régale d’une plume affamée, crue et directe. « Paris, l’immense caravansérail des désespoirs et des miracles quotidiens  », n’a rien d’un village enchanté, pue le sang, la mort, le rouge qui tache et le dégueulis afférent ; mais c’est justement ce qui fait son alchimie, sa beauté débraillée. Les bruyants compagnons de galère de Clébert n’ont rien de pitoyable, ils préfèrent simplement la liberté crasseuse à la servitude d’un boulot abrutissant7. Tous logés à la même enseigne, derniers rejetons d’une espèce en sursis, celle des vagabonds ravis de leur sort. Bientôt, ils chouineront – leur ville se meurt. Requiem pour une époque : au fil des pages, le lecteur grignote les derniers aperçus d’un Paris populaire que le voyant Clébert sent déjà glisser à l’horizon, déserter au profit d’une triste uniformité fonctionnelle. Les pauvres dehors, la vie itou : comme sa sœur Vieillesse, dame Modernité est une catin.

Deuxième coup de grisou anti-sédentarité, le livre d’un certain Jan Yoors : Tsiganes. Sur la route avec les Rom Lovara8. Préfaçant ce récit d’une enfance passée – dans les années 1930 – au sein d’une tribu de « Fils du Vent », Jacques Meunier prévient : «  Par contraste, [ce livre] met à jour notre condition d’aujourd’hui : assignés à résidences, punis. Nous sommes tous des nomades contrariés. » Couteau dans la plaie : le récit autobiographique de Yoors, entre anthropologie de la culture tsigane et roman d’aventure, est la transcription de l’enfance parfaite, sauce Jack London, celle qui vaccine contre le train-train des assignés à résidence. Gamin, Yoors a fugué pour rejoindre une troupe de Rom et – cas rare – est devenu un des leurs, gadjo assimilé9. Résultat, son livre évite les tartes à la crème, dévoile la réalité d’une culture cachée comme un trésor : «  Les Tsiganes ont préservé leur unité culturelle en plaçant entre eux et les autres peuples une série d’écrans qui les font souvent apparaître le contraire de ce qu’ils sont. » Exit le mythe des diseuses de bonne aventure ou celui du roi des gitans, folklore mis en scène pour épater les gogos gadjos et esquiver les persécutions, jamais très loin : «  Ils n’attendent rien d’un monde auquel ils n’appartiennent pas et fuient sans cesse une Nuit des longs couteaux qui revient toujours. » On les voudrait posés, comptés, numérotés, eux s’en contrefichent, décampent quand ça leur plait. Chaque jour ou presque, le convoi de roulottes, plus ou moins fourni selon les rencontres, se remet en route, enjambe les frontières, fuyant la police comme la peste, rapinant de ci de là – plus léger tu voles. Impardonnable liberté : « L’État – qui a tendance à confondre transhumance et vagabondage – ne manque jamais de déceler dans leurs agissements l’expression d’une dangereuse “pulsion libertaire” et délègue systématiquement ses gendarmes en guise d’ambassade. » Oui, ça résonne... »



1 Le numéro 6 d’Article11 en préparation est salement à la bourre, l’heure trotte à la vitesse d’un cheval au galop.

2 Publié aux éditions Attila. Je me permets d’ailleurs de copier-coller le beau mail d’information envoyé par les éditeurs :

Chers lecteurs et amis,

Jean-Paul Clébert nous a quitté hier matin. Beaucoup d’entre- vous savent à quel point la réédition imagée de Paris Insolite avait été pour nous un moment de grâce et d’émotions. Jean-Paul Clébert, ce clochard céleste, nous a fait avec sa fille Virginie le cadeau de leur amitié et d’un texte qui place au plus haut l’amour des autres et de notre monde.

C’était un homme rare. Dès notre première rencontre, dans cette vieille tour de garde d’un village provençal où il habitait depuis les années soixante, nous avions compris, malgré son grand âge, qu’il n’avait rien perdu de ce désir de vie qui l’animait déjà lorsque, durant la seconde guerre, il arpentait avidement les rues de Paris. Le hasard l’avait ensuite conduit dans ce pays du Lubéron qu’il a tant aimé, et où il a construit l’œuvre d’un humaniste. Romancier, historien de la Provence, compagnon de cœur des tsiganes, fin connaisseur du surréalisme, exégète de Nostradamus, et de tant d’autres choses, il a suivi, année après année, ouvrage après ouvrage, un parcours fidèle jusqu’à la fin à ce qu’il annonçait dès son premier livre : la liberté avant tout.

Les deux gars d’Attila

Les obsèques de Jean-Paul Clébert auront lieu le 22 septembre à 11h00, à Bonnieux.

3 « Un gars de l’Ouest, de la race solaire, tel était Dean. Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui, j’allais entendre l’appel d’une vie neuve …. Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. » (Jack Kerouac, 1957)

4 Bordel, on dirait le titre d’un Petit Futé.

5 Publié chez Attila en 2009, le livre est enrichi des limpides photographies (d’époque) de Patrice Molinard. La première édition date de 1952.

6 Théorisé par Guy Debord au milieu des années 1950, le concept de « dérive » fut notamment mis en pratique au sein de l’Internationale Situationniste, dans une optique « psychogéographique ». Il s’agissait d’errer longuement dans la ville et ses faubourgs en délaissant tout aspect utilitaire, au grès des rencontres, des bouteilles et des pulsions.

7 Semblables en cela aux personnages du Grand livre d’Harry Martinson, La Société des vagabonds (1948), éditions Agone, 2004.

8 Éditions Phébus, 1990, publié pour la première fois en 1965.

9 À tel point qu’il devint agent de liaison entre Tsiganes et alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, expérience qu’il conte dans La Croisée des chemins, publié en 1971 (Phébus, 1992).


COMMENTAIRES

 


  • samedi 22 octobre 2011 à 18h17, par ubifaciunt

    Putain, après Leprest, faut se dire qu’on doit avoir le chic pour les nécros, en avance...

    Fuckin’ bouquin !

    (Je retourne bosser mes articles.)

    • samedi 22 octobre 2011 à 18h18, par a.

      pourriez pas faire une chronique sur, je sais pas, quelques unes des « personnalités politique » en vue par exemple, voir si vos nécros anticipées se réalisent vraiment ?

      • samedi 22 octobre 2011 à 18h18, par Soisic

         :-) Je suis Pour.

        Juste une toute petite remarque : le livre d’Harry Martinson cité dans la note de bas de page a pour titre « La société des vagabons », non ?

        Ma pile de livres va prendre de la hauteur...

        • samedi 22 octobre 2011 à 18h19, par un-e anonyme

          oh !

          mais c’est vraiment prendre les gens pour des demeurés, ça !

          • samedi 22 octobre 2011 à 18h20, par Lémi

            @ Ubi

            Oui, il va falloir arrêter d’écrire sur les gens qu’on aime, on a une mauvaise influence...

            @ A.

            Excellente idée. Je m’y attelle. Le titre de mon prochain billet : « Patrons, politiques, journalistes : les 100 puissants de la France qui win. »

            @ Soisic

            Argh, tu as raison, je corrige de ce pas, impardonnable erreur. Surtout que le livre de Martinson est vraiment classe. (j’en parlais ici)

      • samedi 22 octobre 2011 à 18h20, par ZeroS

        Oui, oui, oui ! On commence par qui ? Ou directement un oligarcide ?



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h21, par pablo

    comme c est étrange que nos lectures errantes se rencontrent aussi souvent ! chez les nomades, je vous conseille aussi Bruce Chatwin.



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h21, par wuwei

    « Le numéro 6 d’Article11 en préparation est salement à la bourre, l’heure trotte à la vitesse d’un cheval au galop. »

    Personnellement je vous pardonne car comme chaque numéro est meilleur que le précédent je vous autorise même à ralentir le temps afin que vous nous mitonniez ces petits plats si tant gouteux. Haut les coeurs les potes et plus haut encore le verre de rosé !

    • samedi 22 octobre 2011 à 18h22, par un-e anonyme

      Eu egard à l’automne qui s’annonce, il serait temps de se mettre au rouge...



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h22, par ZeroS

    RIP

    Et quand est-ce qu’on cause sans romantisme de l’errance de ceux qui ne l’ont pas choisie ?

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