ARTICLE11
 
 

lundi 10 juin 2013

Sur le terrain

posté à 12h20, par Clément Delage (propos agencés par Damien Almar)
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« Qui parmi vous est déjà entré dans un cinéma ? » / Souvenirs palestiniens

« Comment faire pour que ces expériences débouchent sur quelque chose, pour qu’elles n’en restent pas à l’illusion d’un rêve inaccessible ? Que font les jeunes quand ils rentrent finalement dans leur prison à ciel ouvert ? »

Ce texte a été publié dans le numéro 12 de la version papier d’Article11.

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Diseponti est un documentaire en mouvement. Sans domicile fixe. Il oscille entre la Palestine, le Liban, l’Allemagne et l’Italie, multiplie les points de vue et les contextes. Son point de départ ? « Ponte Radio », un projet de théâtre né en Italie et lui aussi nomade, auquel ont participé de 2007 à 2011 des adolescents des quatre pays et leurs familles. Une aventure humaine et artistique que Diseponti met en images1.

Les réalisateurs ont saisi à chaud, avec leurs tripes et un matériel rudimentaire, les à-côtés et l’après de ce théâtre pauvre en moyens financiers et dégagé des cadres institutionnels. Après un arrêt sur images d’une année à Toulouse pour peaufiner une production en cinq langues, ils sont repartis entre janvier et mars 2013 sur les traces du tournage, montrer le film là où le temps ne s’est pas arrêté. Avec pour ambition de continuer à dessiner des ponts – « disegnare ponti » – entre les rives de mondes éloignés, parfois même en conflits.

Clément Delage, un des réalisateurs, nous a livré des bribes de souvenirs sur ce retour en Palestine, qu’il a effectué en compagnie de son comparse Jules Ribis et d’Iyas Hassan, l’artisan syrien de leurs sous-titres arabes. Palestine, pays où ils avaient filmé au nez et à la barbe de l’occupant israélien. Action !

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Dimanche 13 – Tel Aviv Terre promise

« Trois heures du matin. Au contrôle des passeports, Iyas ne passe pas, et Jules non plus. Ils sont envoyés dans une pièce isolée. Interrogé en premier, Jules se voit sommer de justifier un tampon libanais datant de 2011 et sa présence en Israël. Puis c’est au tour d’Iyas. Tout se passe bien, croit-il, mais il est pourtant rappelé deux heures plus tard : on lui demande entre autres son adresse à Damas, ainsi que les prénoms et noms de toute sa famille. De son côté, Jules subit aussi un entretien plus poussé. Il doit nommer ses contacts au Liban et fournir des informations personnelles, notamment ses identifiants e-mail et Facebook. À 7 h 30, il craque, s’énerve, se voyant déjà repartir. Iyas le calme, avant d’être questionné une dernière fois.

Durant ces six heures, j’attends face à l’horloge, dans l’aéroport vide, sans obtenir aucune information. J’explose finalement devant un agent qui me répond, souriant : ’’Vous êtes venus chez nous, vous vous pliez à nos règles. Est-ce que vous connaissez bien vos amis ? Savez-vous où ils sont allés avant ?’’ À 8 h 45, Jules et Iyas sont enfin autorisés à passer. »

Lundi 14 – Jénine standard

« Le cinéma Jénine, où nous envisageons de diffuser Diseponti, a été détruit lors de la première Intifada, en 1987. Il a été rénové récemment par une ONG allemande : système-son offert par Pink Floyd et projecteur 3D. Ils disent œuvrer contre la standardisation du modèle occidental, mais programment cette semaine-là The Expendables 2, Spider-Man et Stolen.

On présente le film à l’équipe du cinéma. Ça ne leur plaît guère : trop long, pas assez d’action, trop intello. Les gens ne viendront pas, assurent-ils. On leur explique que l’histoire du projet est antérieure au film et qu’on connaît du monde sur place. Rien à faire, ils se détachent de l’organisation. »

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Jénine - photo de Jules Ribis

Interlude – chaleureuses retrouvailles

« Cette semaine, à Birquin2, on a revu tout le monde. Les jeunes ont grandi : Ahmad fait des falafels ; Omar travaille dans la boutique de son père et espère rejoindre une fac égyptienne ; Feker accompagne son paternel sur des chantiers ; Ali bosse dans le magasin familial ; Haya veut faire des études de théâtre, quitte à se brouiller avec ses parents.

Plus tard, la mère de Rima nous dit que les Occidentaux qui portent un projet culturel semblable au nôtre s’achètent surtout une conscience. En France, il est déjà difficile de justifier les concessions faites pour réaliser nos projets. Alors, en Palestine...

Iyas n’en revient toujours pas : à chaque fois qu’on se pointe chez des commerçants ou des familles, c’est la même histoire. “– T’es arabe ? D’où ? – Hum… de Damas. – Ah bon ? Mais qu’est ce que tu fais ici ? Inch’Allah, la guerre va s’arrêter... Tu es dans quel camp ?” Cela se tasse vite, heureusement. Et une certaine complicité naît ensuite, dépassant les clivages binaires. Iyas se sent partout chez lui.

Au football, les jeunes nous laminent régulièrement. Ils ont une autre manière de jouer au ballon : il faut taper fort et viser précis. Enfin, surtout taper fort... Difficile de ne pas faire un lien avec l’environnement dans lequel ils vivent. S’ils nous considèrent comme de très mauvais footballeurs, le mot commence à tourner parmi eux pour la sortie de samedi au cinéma. »

Jeudi 17 – Jérusalem contre-la-montre

« La valise diplomatique avec les DVD et les affiches qu’on promet chaque jour aux familles n’est toujours pas arrivée au Consulat de France à Jérusalem. Nous n’avons pu prendre dans nos bagages qu’un disque gravé où les sous-titres arabes ont sauté. Des copains ont uploadé de Toulouse la bonne version sur le net ; sauf qu’après trois jours de téléchargement, avec une connexion pourrie et les coupures d’électricité, ça n’avance toujours pas. Stress.

À 18 h, enfin, un appel : la valise est arrivée. Il faut être à Jérusalem avant la fermeture, deux heures plus tard. Pas le choix, nous traversons la Cisjordanie de nuit, malgré les recommandations des familles. Nous nous égarons, mais finissons par récupérer de justesse le colis. C’était moins une. »

Samedi 19 – une première à Jénine

« Iyas, Omar, Feker et Leyth ont négocié un mini-bus avec un voisin pour embarquer une vingtaine de gamins survoltés, ceux que nous avions affrontés au foot. Et près de soixante-dix personnes attendent à l’entrée du cinéma. Avec Jules, on appréhendait les réactions des familles face à certains plans, et notamment à la présence d’alcool dans le film. Après avoir insisté pour que femmes et hommes partagent le même étage, Iyas lance au public : ’’Qui est parmi vous est déjà entré dans un cinéma ?’’ Seules cinq ou six mains se lèvent.

Après le film, beaucoup prennent la parole. Bouleversé, un homme ne parvient pas à trouver les mots pour exprimer ce qu’il a ressenti. Puis une femme voilée nous interpelle : ’’J’ai beaucoup aimé le film, mais j’ai l’impression que vous y présentez les religions comme un mur, plus qu’un lien entre les personnes. Elles ne parlent pourtant que de paix...’’ » Le mot de la fin pour Ibrahim, le père de Motasem, notre interprète pour les entretiens du film : «  Six ans de projet résumés en deux heures, chapeau les gars ! » Ça fait plaisir.

Le lendemain, nous partons pour une projection à Ramallah, ville phagocytée par les ONG. Dans l’assistance, seulement des expatriés ; les échanges seront pourtant riches. ’’Comment faire pour que ces expériences débouchent sur quelque chose, pour qu’elles n’en restent pas à l’illusion d’un rêve inaccessible ? Que font les jeunes quand ils rentrent finalement dans leur prison à ciel ouvert ?’’ Bonnes questions. »

Mercredi 23 – Bethléem derrière le mur

« À l’université de Bethléem, une projection est prévue pour 14 h, mais les étudiants en cinéma n’ont pas été prévenus : seuls quelques-uns sont présents. Tous n’apprécient pas. Au bout de quinze minutes, une jeune fille quitte la salle sur cette remarque : ’’Je ne comprends pas, vous faites tout ce que les profs nous conseillent d’éviter : la caméra bouge, le point de vue change... Utilisez un pied, enfin !’’ Ce n’est pas la première fois que des gens sont heurtés par la forme de notre film. Et qu’ils s’énervent de voir le dispositif apparaître dans le champ.

Après la projection, on se balade au pied de l’immense mur qui traverse la ville. Huit mètres de haut ! Il serpente entre les maisons et empêche le soleil d’entrer par les fenêtres. Il s’en dégage une violence terrible. »

Jeudi 24 – Jérusalem Est

« Le Centre culturel palestinien a du mal à maintenir les affiches collées à l’entrée : des religieux les arrachent en permanence. Diseponti n’y coupe pas. Les différentes communautés se côtoient ici au quotidien, mais les tensions restent palpables. Ce soir, une Israélienne présente dans la salle nous demande quand même de projeter le film de l’autre côté. Inch’Allah ! »

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photo de Jules Ribis

Les prochaines projections de Diseponti

10 juin - Paris, au Lavoir Moderne Parisien. 20h
35, rue Léon - 75018 Paris. Métro Château Rouge - Marcadet Poissonniers.

26 juin - Lautrec, au Café Plùm.
Rue de Lengouzy - 81440 Lautrec (Tarn).

27 juin - Marseille, précisions à venir.

4 juillet - Lyon, à La Miète pour la soirée trimestrielle du collectif [OPLA]. 19h30
Exposition / Repas / Projection / Discussion animée par Michel Kneubühler. Sur réservation

7 juillet - Montpellier, au KaLaJ.

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1 La bande-annonce est visible ICI.

2 Petit village à côté de Jénine.


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