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mardi 26 avril 2011

Inactualités

posté à 00h59, par Serge Quadruppani
37 commentaires

Il va falloir imaginer la suite... (Tombeau pour l’ultra-gauche historique)
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Croisée des chemins. Le stalinisme est loin, le grand mythe du parti des travailleurs n’est plus ; leur salutaire disparition laisse un vide, pourtant, qu’il importe de combler. En clair : il faudra bien que se construise une nouvelle vision du monde collective, un imaginaire et une théorie de la révolution à opposer à la vision dominante. L’ami Serge y réfléchit ici, insistant sur les nécessités de l’autonomie des luttes et de leur mise en réseau.

La version originelle de cet article est paru dans le numéro 2 de la version papier d’Article11.

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À propos de ce qui s’est passé les 14 et 15 décembre, à Rome et à Londres1 - et il faudrait aussi citer Athènes ou la France en lutte contre la réforme des retraites -, Franco Berardi, un des animateurs du mouvement autonome italien des années 1970 qui a su garder jeune sa révolte, a écrit un bref texte se concluant ainsi : « Ça va durer. Ce n’est pas une explosion fugace, c’est une génération dans son ensemble qui se met debout, c’est la déclaration de l’autonomie de l’intelligence collective face à la putréfaction d’un système corrompu, violent, inculte et mourant. C’est le changement du climat culturel qui annonce une décennie de conflits et de construction d’un monde affranchi de l’exploitation. » Le texte est intitulé «  Laissez tomber vos illusions, préparons-nous à la lutte ». Partageant ses conclusions2, il m’apparaît d’autant plus urgent de commencer à éliminer les « illusions » qui encombrent encore le champ des luttes.

75 ans après la parution des Conseils ouvriers d’Anton Pannekoek3, après tous les travaux théoriques qui, de Rosa Luxembourg à Cornelius Castoriadis, d’Herman Gorter (Réponse à Lénine) aux situationnistes, ont tiré de l’expérience des révolutions et contre-révolutions du XXe siècle la leçon qui s’imposait (à savoir, la nécessité pour le prolétariat de trouver ses propres organes d’action autonome), après mai 68 et les puissants mouvements sociaux des années 1970, qui ont montré le caractère profondément conservateur des héritiers du stalinisme et de la social-démocratie, on perçoit toujours avec étonnement, chez tel ou tel avec qui on peut se retrouver sur la critique d’aspects de l’existant4, la nostalgie du grand parti des travailleurs.

De même, 76 ans après la publication du Staline de Boris Souvarine, il est assez surprenant de lire, dans le précédent numéro d’Article11 et dans la bouche de l’auteur Razmig Keucheyan (entretien à lire ici), que «  … la chute du mur de Berlin a (…) suscité une défaite profonde. Aucun des courants de la gauche – réformiste ou révolutionnaire – n’en est sorti indemne ». C’est exclure tout le courant dont je viens de signaler quelques auteurs. Eux n’ont cessé de dénoncer, sous les crachats et les balles des staliniens, le cours catastrophique de la révolution d’Octobre et de sa politique d’assujettissement du mouvement communiste mondial, de la répression de la Commune de Cronstadt (1921) par Trotski au pacte Staline-Hitler, en passant par les procès de Moscou, les massacres et l’écrasement du Printemps de Prague.
Difficulté de vocabulaire : pour désigner ce courant marxien qui fut le plus lucide sur l’époque et le seul, avec des courants anarchistes souvent alliés, à concevoir vraiment l’ampleur et la profondeur de la révolution nécessaire, Lénine parlait de « gauchisme ». Dans les récentes années 1970, les médias s’étant emparés du mot « gauchisme » pour désigner notamment les groupuscules léninistes à gauche du PC, trotskistes et maoïstes, on parla alors d’ « ultra-gauche » pour désigner les héritiers du communisme de conseil.
Aujourd’hui que les médias se servent du terme « ultra-gauche » n’importe comment et qu’il ne signifie plus rien, il ne serait pas inutile d’opérer un retour sur ce qu’il a recouvert de 1930 aux années 1970. La gauche qu’évoque Razmig Keucheyan allait des socialistes souteneurs des massacres coloniaux aux trotskistes multipliant les contorsions pour continuer à voir dans le capitalisme d’Etat panrusse un «  État ouvrier dégénéré  » et aux maoïstes défenseurs d’un régime tueur de masse, en passant par les compagnons de route façon Sartre - lequel déclarait en 1953 que « la liberté d’expression est totale en URSS ». Mais elle n’est certainement pas celle du communisme de conseil anti-parlementariste, méfiant vis-à-vis du syndicalisme et hostile à la « discipline de fer confinant à la discipline militaire » que réclamait l’Internationale communiste. Cinquante ans avant les antitotalitaires fourriers du virage libéral de l’intelligentsia occidentale, l’ultra-gauche historique a dénoncé les plus grands massacreurs de communistes du XXe siècle : Staline, son régime et ses épigones – mais ce n’était certes pas pour exonérer le capitalisme libéral de son poids de sang et d’exploitation. La même n’a pu que saluer l’écroulement du mur de Berlin comme la fin d’un « grand mensonge déconcertant » qui obscurcissait tous les combats par de fausses oppositions.

Là où on peut rejoindre Razmig Keucheyan, c’est dans la nécessité de reprendre à notre compte le projet théorique dont ce courant fut porteur, à savoir construire une théorie de la révolution qui ne porte pas en elle les germes d’une nouvelle forme de totalitarisme capitaliste. Si on veut sortir des luttes parcellaires, souvent exaltantes mais toujours vaincues, il faudra bien que se construise une nouvelle vision du monde collective, un imaginaire et une théorie de la révolution à opposer à la vision dominante. Un tel projet reposait autrefois sur une contre-culture centrée autour de la figure de l’ouvrier d’usine, terrain commun aussi bien du stalinisme que de ses critiques les plus radicaux. C’est une nouvelle contre-culture qui doit naître, qui est en train de naître, et qui ne pourra se développer que sous la forme où elle a pris naissance : en réseau.
De nos jours, le développement d’une théorie de la révolution ne peut être qu’une œuvre collective et pratique. Au XIXe siècle, un seul individu, un Marx ou un Rimbaud par exemple, pouvait encore concentrer dans ses productions quelques-unes des tendances les plus subversives de son époque. Au XXe siècle, comme l’illustrent la régression continue d’un Debord depuis son premier et unique livre important (La Société du Spectacle) ou les insuffisances arrogantes de tant de revues portant l’empreinte d’un ou deux personnages, le paradoxe consistant à faire de la critique sociale une pratique individuelle (ou de micro-groupes) est devenu insoutenable. L’ambiguïté des temps, la multiplicité polymorphe des luttes, la difficulté à établir la distinction entre radicalité féconde et stérilité dogmatique imposent à l’élaboration théorique de rester au plus près des pratiques et de leur polyphonie. Ce qui devrait aussi permettre de surmonter le paradoxe central de l’époque, à savoir l’impossibilité de définir un sujet révolutionnaire..

Car l’idée qu’il existerait, quelque part dans la société, un groupe social qui, par sa place dans les rapports de production, aurait ontologiquement la possibilité, rien qu’en défendant ses intérêts propres, d’accéder à une lutte universelle menant au dépassement du capitalisme, cette théorie-là - nommons-la théorie marxiste classique du prolétariat - a toujours été inadaptée au réel. Elle est aujourd’hui d’une fausseté totale et manifeste.
Il ne s’agit pas non plus de substituer à la figure de l’ouvrier celle du « sans » (-travail, -papiers, etc.), mais de concevoir qu’il y a des luttes plus ou moins importantes, en fonction de leurs possibilités de dépassements. Avec pour enjeu que ces luttes se rencontrent, se transforment mutuellement et se fondent - jusqu’au point critique où s’amorcera le grand dépassement, celui du mode de production capitaliste.

Si le noyau central de la pensée d’ultra-gauche, la théorie marxiste classique du prolétariat, a perdu son assise pratique avec la transformation profonde du travail et l’essor du « general intellect » - à savoir, l’intelligence collective en réseau comme force productive entraînant toutes les autres -, ce courant historique a pourtant laissé un héritage fécond. Citons l’anti-électoralisme (et ce ne sont pas les aventures du NPA qui nous convaincront de la nécessité d’aller aux urnes), le refus de l’antifascisme consensuel (et ce n’est pas la comédie, en 2002, du vote gauchiste pour Chirac contre Le Pen qui nous fera changer d’avis), la nécessité de l’autonomie des luttes par rapport aux syndicats (et ce n’est pas le comportement des centrales dans le dernier mouvement social français qui peut en démentir la pertinence), et enfin la conviction que la forme parti et tous les appareils pyramidaux, quelle que soit la bonne volonté de leurs membres et dirigeants, finissent toujours par acquérir une logique d’autoconservation. Syndicats et partis défendent l’exploité en tant que tel, c’est pourquoi ils ne mettront jamais fin à l’exploitation.

Mais l’autonomie des luttes et des organes qu’elles produisent spontanément (comités de grèves, « interpros », assemblée générales, coordinations…) ne saurait garantir que s’amorce le dépassement. Nécessaire mais non suffisante, l’autonomie est une forme qui ne garantit pas la richesse du contenu. C’est ici que nous entrons dans un débat où l’ultra-gauche historique ne peut plus servir à grand chose : dans l’état actuel du monde, que faut-il détruire, transformer, ramener à la vie ? Quelles richesses voulons-nous partager ?



1 Jeunes, activistes et manifestants ont alors pris la rue, de manière assez radicale.

2 Si ce n’est que je ne partage pas la certitude de la victoire à court terme sur l’exploitation que l’auteur semble promettre. Je n’imagine pas – peut-être à tort - que ce projet puisse se réaliser en une décennie, ni même le temps d’une seule génération.

3 La plupart des textes auxquels il est ici fait référence sont disponibles sur marxists.org. Par ailleurs, il est vivement conseillé de s’intéresser aux publications des éditions Spartacus.

4 A l’image des rédacteurs de Fakir ou de ceux de feu Le Plan B.


COMMENTAIRES

 


  • mardi 26 avril 2011 à 11h08, par un-e anonyme

    Si on peut critiquer sur la forme du texte (« la multiplicité polymorphe des luttes, la difficulté à établir la distinction entre radicalité féconde et stérilité dogmatique imposent à l’élaboration théorique de rester au plus près des pratiques et de leur polyphonie. Ce qui devrait aussi permettre de surmonter le paradoxe central de l’époque, à savoir l’impossibilité de définir un sujet révolutionnaire... »), et sans trop avoir rien à redire sur le fond, l’auteur aurait tout intérêt à donner des exemples pratiques de ce qu’il désirerait mettre en place.
    Qu’il a pu expérimenter, que l’Histoire donne à observer.

    • Ah merci, prof, mais vous me donnez quand même la moyenne ? Ou je repasse l’an prochain ?
      De toute façon, je vais aggraver mon cas : à la relecture, les phrases de moi que vous citez me paraissent excellentes sur la forme autant que sur le fond.

      Voir en ligne : http://quadruppani.samizdat.net/ ht...

      • Sur la forme, je pense qu’il aurait mieux fallu écrire : « critiquer le texte sur sa forme » ou bien « critiquer la forme du texte ». « Critiquer sur la forme du texte » me paraît bien maladroit.

        • Je ne fais pas mon prof, ça me parait très ampoulé ton texte, c’est tout. Mais c’est vrai que je ne fais que bafouiller. Le texte me semble aussi manquer de propositions et d’exemples concrets. Ce n’est peut-être pas ton but.

          • P.S. j’ai un doute quant à l’emploi que vous avez fait de « vous » dans votre première réponse, s’il était sarcastique ou non. Si non, désolé d’avoir répondu par un tutoiement.

          • mardi 26 avril 2011 à 14h57, par un-e anonyme

            avais lu cet article

            quelques réserves aussi

            c’est à dire que c’est pas agréable de se faire considérer comme des prolos de droite, Sergio

            et si on prend, à titre indicatif, la polémique avec Le Grand Soir, finalement, y’a beaucoup de gens qui trouvent désespérant de réussir à s’engueuler en étant d’accord, en se disant que si ça continue, tout ce qu’on va réussir à faire, c’est de ramener la droite au pouvoir.

            et voyez ça, c’est une manière d’appréhender les choses très pratique aussi.

            • Je ne comprends pas ce que veut dire « se faire considérer comme des prolos de droite ». Et peut-être n’as-tu pas compris que je me fous éperdument des échéances électorales ? Que le prétendu « danger de ramener la droite au pouvoir », c’est une problématique qui n’a aucun sens pour qui, comme moi, considère que Strauss-Kahn ou Sarkozy, c’est pas à moi, à nous (s’il y a un nous) de choisir qui sera chargé de représenter les intérêts de l’oligarchie à la tête de l’Etat. Je n’ai jamais eu de carte d’électeur et m’en réjouis chaque jour. Le capitalisme n’est plus depuis longtemps aménageable, il mène l’humanité à sa perte à moyen terme et ce ne sont pas des élections qui y changeront quelque chose. La nécessité d’une révolution mondiale anticapitaliste se fait chaque jour sentir un peut plus. C’est une entreprise gigantesque, qui prendra sans doute des générations. Raison de plus pour ne pas gaspiller nos énergie dans de faux combats, notamment électoraux.

        • La première chose que j’ai souhaité faire après la lecture enthousiaste de cet article, c’est de le faire tourner, par mails ou par impression, car les idées de ce texte sont riches. Mais comme le copain d’en haut, la syntaxe est juste, mais LOURDE (ouch). Je vais essayer si tu n’y vois pas d’opposition de le réecrire dans une forme plus vulgarisée (donc mieux compréhensible pour la bande de flemmards allergiques aux lourdeurs que nous sommes^^) sans en déformer un soupçon du fond.
          Si bien sûr tu es Ok.



  • mardi 26 avril 2011 à 15h51, par un-e anonyme

    Rien à dire sur le texte. J’en partage les grandes lignes et même un peu plus que ça.

    Seul petit bémol, l’oeillade appuyée aux thèses “negristes” : « l’essor du « general intellect » - à savoir, l’intelligence collective en réseau comme force productive entraînant toutes les autres » Je précise : il ne s’agit pas de rejeter en bloc toutes ces manifestations du nouveau capitalisme. Elles existent et donc il faut en prendre acte, les intégrer dans l’analyse. Mais peut-être pas leur accorder une nouvelle place trop “centrale”, en remplacement de la vieille « centralité ouvrière » d’avant-hier, qui ne ferait que renouveler, en la déplaçant plus qu’en la dépassant, la problématique du sujet (social, politique…) de l’histoire. En outre, cette thèse du “capitalisme cognitif” débouche le plus souvent sur la seule question de la mise en commun (les commons, les “biens communs”) et à disposition gratuite des savoirs, contre leurs privatisations (brevets). Ce qui est bel et bon, mais bien insuffisant. Quid de leurs usages, du bien fondé de telle ou telle technologie, de telle ou telle traduction pratique d’un savoir commun ? De ce qu’implique tel choix technologique dans l’organisation de la “production” et des modes de “consommation”, de “déplacement” ou d’“habitat”. D’ailleurs, la fin du texte semble pointer ces limites : « dans l’état actuel du monde, que faut-il détruire, transformer, ramener à la vie ? Quelles richesses voulons-nous partager ? »

    La mise en réseaux des personnes n’abolit ni les hiérarchies de la production et de la reproduction sociale, ni les formes d’individualisme sur lesquelles s’appuient les formes modernes de la domination. D’une certaine manière elle les renforce et les exacerbe en faisant semblant de les faire disparaître : les rapports de subordination/exploitation dans le travail continuent et prennent des formes de plus en plus sophistiquées ; les interconnexions en réseaux multiplient les mises en concurrence, permettent d’accroître les exigences de productivité et cette communication moderne rapproche peut-être des fonctionnalités (des activités humaines subordonnés à des objectifs, des exercices de la raison instrumentale) mais renforcent les formes d’isolement, de solitude, de mal être, de vie mutilée.
    Enfin, les « abstractions réelles » du « general intellect », en tant qu’elles sont des abstractions « objectivantes » ne sont justement pas ce sur quoi il est possible de s’appuyer dans une perspective de libération sociale.

    La centralité du travail et des “travailleurs” est effectivement en crise. Ce qui n’est pas un phénomène tout à fait nouveau mais qui pourtant semble résister plus que de raison. Pourquoi ? Au delà des significations imaginaires, comme dirait Castoriadis, que la société, et donc aussi les personnes qui la constituent, a construit sur le “travail” et sa polysémie, il y a autre chose. C’est sans doute que l’on ne peut se satisfaire ou se contenter d’opérer un “saut” théorique audacieux ou une rupture sémantique brutale, suivant en cela une autre tradition plus esthétisante, et remplacer magiquement le travail des travailleurs par l’explosion des plaisirs, le jeu, l’art, la beauté du geste, etc.

    Fukushima, ainsi que bien d’autres catastrophes déjà bien là, ainsi que la propre crise du capitalisme, nous obligent à repenser rapidement et globalement une transformation de la société où l’axe central – s’il faut absolument qu’il y en ait un – articulerait les formes autonomes d’organisation sociale dans la mise en œuvre des capacités de décision de tous et de chacun, et les “contenus” des modes d’existence que tous et chacun pourront décider, mais cette fois-ci, débarrassé de toute idée de l’abondance des biens (qui était aussi au cœur des premières pensées socialistes ou de la critique sociale) : Comme le dit Serge Q. dans sa conclusion : « que faut-il détruire, transformer, ramener à la vie ? Quelles richesses voulons-nous partager ? ». Mais aussi, à quel “prix”, à quelles conditions, comment ?, notamment les épineuses questions (épineuses et très “politiques” et non techniques) que posent la division du travail par exemple ?

    Maintenant, la suite souhaitable ou imaginable serait que tous ceux et celles qui se situent en gros dans une telle perspective – forcément ouverte, forcément à construire, à enrichir… – puissent se parler un peu. Faire quelques hypothèses politiques (plus “pratiques” et praticables d’ailleurs que théoriques). Et pour une fois, privilégier ce qui peut les rapprocher sur ce qui les divise (ça, c’est pas compliqué, c’est la norme !)

    J.F.

    • Est-ce que tu ne crois pas que l’intelligence collective en réseau joue désormais un rôle essentiel dans le développement du capitalisme ? Ça n’enlève rien au fait que ça correspond aussi, comme tu l’expliques très bien, à une extension du domaine de l’exploitation. Mais est-ce que ça ne nous offre pas aussi de nouvelles possibilités (mise en réseau des luttes, mondialisation instantanée des révoltes et communication horizontale des révoltés) ?
      Sinon, je pourrais reprendre mot à mot ta première phrase:Rien à dire sur ton texte. J’en partage les grandes lignes et même un peu plus que ça - en particulier l’appel au travail collectif. D’ailleurs, tu peux peut-être m’envoyer un mail personnel, que je sache qui se cacher derrière les initiales - il n’est pas impossible qu’on se connaisse ?!

      • Marrant : c’est un texte très intéressant jusqu’à ce moment aussi où il y a besoin d’explications : « Si le noyau central de la pensée d’ultra-gauche, la théorie marxiste classique du prolétariat, a perdu son assise pratique avec la transformation profonde du travail et l’essor du « general intellect » - à savoir, l’intelligence collective en réseau comme force productive entraînant toutes les autres - », parce que, dit comme ça, cela laisse entendre que ce qui est une évolution du mode de production aurait fait disparaitre le rôle central d’une classe sociale, sans l’abolir pour autant. Mais j’ai sûrement mal compris.

        • Vous avez bien compris. La théorie marxiste classique du prolétariat, qui identifie pour l’essentiel ce dernier avec l’ouvrier d’usine et lui attribue de par sa place dans la production, un rôle central dans la révolution, perd son assise quand :
           × le travail se transforme et cesse d’être le principal producteur de valeur, évolution que Marx a d’ailleurs théorisée dans des passages célèbres (chez les marxiens), inédits de son vivant.
           × s’il y a toujours des ouvriers, il est difficile de dire qu’il y a encore une « classe ouvrière », la transformation du travail (déqualification, précarisation) entraînant la disparition de cette communauté de vie et de valeurs que les Partis dits communistes avaient encadrée pendant 50 ans : les banlieues rouges sont devenue la banlieue des lascars. Parler même de « classe ouvrière » en Chine, l’Usine du monde, semble difficile dans la mesure où les travailleurs sont dans une telle précarité qu’ils ne songent qu’à la fuir dès que possible, pas à se bâtir une identité dessus.
          De toute façon, l’idée de la « classe qui abolit toutes les classes » a montré sa fausseté dans l’histoire : chaque fois que la classe ouvrière a eu du pouvoir, elle n’est jamais sortie de son être de classe et de ses intérêts particuliers, elle a eu tendance à gérer le capitalisme, pas à l’abolir. La tragédie du stalinisme c’est que, à côté des aspects psychopathes de son despotisme, il était bel et bien l’expression d’un pouvoir ouvrier : pour éliminer ses concurrents dans l’appareil, Staline s’est appuyé sur des ouvriers issus du rang, dont toute l’expérience et la culture avait été construite dans la contre-société partitaire.
          Il ne s’agit donc évidemment pas de remplacer la classe ouvrière par un autre groupe sociologiquement défini, mais de penser comment différentes composants de la société peuvent en venir à se rencontrer et se fondre dans une lutte universelle en se séparant de leur propre identité catégorielle.

          Voir en ligne : http://quadruppani.blogspot.com/

          • Cela éclaire cette phrase, merci. Dans la théorie marxiste, le concept de prolétariat ne se confond pas avec celui de classe ouvrière. Le prolétaire est celui (salarié ou chômeur) qui n’a que sa force de travail pour (sur)vivre, je crois. Cette notion de prolétariat a ensuite même été étendue au delà de ça.
            Tout le monde est d’accord sur cette définition minimale : il y a deux camps, et le plus nombreux se fait exploiter.

            Alors est ce qu’il ne faudrait pas mieux donner une définition plus actuelle du prolétariat (sans changer le concept), de définir des nouvelles formes et d’échelle d’action et d’organisation ?
            Pour le travail qui cesse d’être principal producteur de valeur, c’est vrai, mais si le travail est bloqué toute production de valeur est bloquée aussi. Donc...

            La référence au stalinisme est elle juste ? C’est le destin d’une société bureaucratique, qui s’appuie (vaguemen)t sur des théories pour avoir le pouvoir total.

            • Analyse de texte

              "Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires.(...)Or, le développement de l’industrie, non seulement accroît le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus considérables ; la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience. Les intérêts, les conditions d’existence au sein du prolétariat, s’égalisent de plus en plus, à mesure que la machine efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas.(...)Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du moyen âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer.
              Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l’obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre.(...)De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique."

              Karl Marx, Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti Communiste
              Dans ce qui précède, vous distinguerez : 1) Ce qui est lumineuse anticipation 2)Ce qui a été démenti par l’histoire

              • On voit mieux le lien que vous faites entre le manifeste et l’utilisation du « general intellect » dont vous parliez plus haut. Vous êtes donc fidèles à l’esprit du manifeste « la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes ».

                Mais cela ne répond pas vraiment à la question de la définition du prolétariat qui n’est pas triviale et qui est discutée par exemple ici avec plein de citations partout. Avec une définition cohérente du prolétariat, tout comme du capital (qui a lui aussi évolué) la théorie selon laquelle « les classes sont liées à des phases historiquement déterminées du développement de la production » et doit conduire à l’abolition de toutes les classes et à une société sans classes reste valable, à mon humble avis.

                Ce serait dommage de confondre « une phase historiquement déterminée du développement de la production » comme en ce moment, avec un démenti historique de la perspective globale évoquée ci-dessus.

      • @ Quadru
        On se connaît un peu en effet. Pas de problème pour un contact plus direct. Je pense trouver un moyen de te joindre par une connaissance commune.

        Pour répondre à ta question : je suis plus que dubitatif sur le fait de savoir si « l’intelligence collective en réseau joue désormais un rôle essentiel dans le développement du capitalisme ». Il faudrait pour cela disposer d’étude empiriques, quantitatives.

        Je ne sais pas très bien ce qu’est « l’intelligence collective en réseau », mais dans le développement actuel du capitalisme, j’ai tendance à penser que les réseaux n’y sont pas pour grand’ chose. Et qu’au contraire, l’ « intellectualité de masse », les dépositaires du savoir technico-scientifique qui sortent par milliers tous les ans des grandes écoles ont certes revitalisé le capitalisme mais sur un mode particulièrement privé, libéral et “capitalistique”. Comment ? Si l’on ne prend que la dernière décennie, que s’est-il passé ? La création de milliers de PME du capitalisme high-tech, appelées aussi start-up. Des entreprises qui n’ont pas forcément vocation à se pérenniser, mais plutôt à être des expérimentations, des galops d’essais au départ marginaux, qui, s’ils tiennent leurs promesses, vaudront ensuite de l’or par anticipation d’un marché lucratif à venir . C’est le schéma. Un modèle “entrepreneurial” où un petit génie des sciences et techniques (généralement de l’informatique) s’associe à un autre petit génie issu d’une école supérieure de commerce, créent ensemble une société, cherchent des financements pour mettre en œuvre l’“idée” du premier des petits génies. Au terme du tour de table et de la réussite technique du projet, ils parviennent ensuite à le “vendre” sur un marché réduit, “prototypique”, et à partir de là, négocient leur « succès » auprès de grands groupes économiques intéressés par le développement industriel du produit : vente de la société (qui entre temps aura éventuellement été valorisée en Bourse) et, en option, embauche de ses dirigeants à la direction d’un nouveau département, créé spécialement, dans la Big Society.

        L’innovation technologique joue un rôle essentiel dans le développement du capitalisme. Mais c’est justement pour ça que les processus de “cognition” se font sous le sceau du secret, et pas de manière ouverte ou coopérative, qu’il y a tout un secteur de l’ « intelligence économique » en pleine expansion, que les grands groupes économiques paient très cher les « cerveaux » qu’ils achètent, etc. Dans certains domaines (biologie moléculaire, physique nucléaire…) les études longues de certains étudiants jugés brillants (à partit de la licence) sont intégralement financées par des entreprises (EDF ou Areva pour la physique nucléaire)...

        C’est là un vaste sujet, qui mériterait que l’on s’y penche plus longtemps… Et dont les implications posent plein de questions. Voir à ce sujet la place des “diplômés chômeurs” dans les révoltes actuelles, dans le Maghreb, au Proche-Orient mais aussi en Europe (au Portugal, la plus grande manif jamais organisée depuis la Révolution des œillets du 25 avril 1974 a été initiée par un collectif informel de précaires diplômés) : quelle est la place de ces Bac + 4 ou + 6 par rapport à l’ensemble de la société, quel peut être leur projet (personnel, professionnel…), hormis celui de devenir cadres supérieurs ou dirigeants d’entreprise ?

        Questions, interrogations qui, dans tous les cas, nous éloignent des élucubrations d’un Negri qui, depuis plus de 40 ans, nous raconte la même fable prophétique selon laquelle le développement du capitalisme ne cesse de nous rapprocher du communisme puisqu’il serait déjà là, en train de le réaliser.

        Mais en plus, tout cela ne nous dit rien qui vaille sur la « qualité » de ce qui est conçu, à part de correspondre à des « besoins » que l’« offre » aura préalablement fabriqué (sur ce point point, je renvoie toujours aux premiers ouvrages de Jean Baudrillard, Le système des objets et La société de consommation). C’est le cheminement inverse qu’il faut faire : quels besoins explicites et à partir de là, quels « objets » et « moyens » compatibles avec un certain nombre de critères politiques ou éthiques définis explicitement par une société autonome ou « radicalement démocratique » ou libertaire ?

        • « Comment ? Si l’on ne prend que la dernière décennie, que s’est-il passé ? La création de milliers de PME du capitalisme high-tech, appelées aussi start-up. (...) C’est le schéma. Un modèle “entrepreneurial” où un petit génie des sciences et techniques (généralement de l’informatique) s’associe à un autre petit génie issu d’une école supérieure de commerce, créent ensemble une société, cherchent des financements pour mettre en œuvre l’“idée” du premier des petits génies. »

          Je m’excuse, mais c’est à se demander dans quel monde certains vivent...
          Encore une fois on ne peut qu’être étonné du succès des présentations médiatique des choses y compris -à priori- dans certains milieux « de gauche » de la part desquels on serait en droit d’attendre un minimum de lucidité et un certain recul...
          Non, ce n’est pas du tout ça qu’il s’est passé en France depuis 10 ans : lorsque le phénomène des start up est apparu le ministre des finances d’alors DSK-et oui....- a lancé la réduction d’impôts DSK : vous investissez dans les start up et les impôts sont réduits. Le problème est que tout l’argent investi est parti en fumée, car les start up se sont écroulées. (une enfumette de plus à l’actif de ce grand économiste)
          Quant aux petits génies des grandes écoles d’ingénieur ou de commerce ou d’informatique, leurs salaires d’embauche en France ont fortement baissé de même que leurs taux d’emploi depuis 10 ans, mais à dire vrai c’était une tendance que l’on voyait venir depuis bien longtemps.

          Le pain quotidien pour ceux et celles là aussi s’appelle la prolétarisation et pas les start up triomphantes. Quand on redescend sur terre, je veux dire.



  • mardi 26 avril 2011 à 18h53, par CaptainObvious

    il est assez surprenant de lire, dans le précédent numéro d’Article11 et dans la bouche de l’auteur Razmig Keucheyan (entretien à lire ici), que « … la chute du mur de Berlin a (…) suscité une défaite profonde. Aucun des courants de la gauche – réformiste ou révolutionnaire – n’en est sorti indemne ».

    Je vois pas ce qu’il y a de surprenant dans ce constat, il me parait trivial. Il n’y a effectivement aucun courant de la gauche qui a été épargnée. Et pas plus les différents groupuscules anars ou conseillistes qui sont non seulement restés des groupuscules sans influence mais qui se sont retrouvés encore plus éloignés de la population.

    Sinon ça va peut être faire hurler mais il y a une chose que l’on ne peut reprocher au criminel Staline, c’est bien le pacte germano-soviétique. Je ne vois pas quel choix il aurait pu avoir après les accords de Munich et l’abandon de l’espagne par les démocraties occidentales.

    • Bah non, on n’est pas d’accord. Ont été affaiblis les courants qui voyaient dans le socialisme réel quelque chose à sauver.
      L’ultra-gauche et les anarchistes n’ont nullement été affaiblis par la chute du mur. S’ils n’ont pas été renforcés, c’est que l’heure était à la restructuration capitaliste et à l’offensive néo-libérale. Avec l’alignement partout dans le monde de votre « gauche », c’est-à-dire les gauches de gouvernement, sur les « lois du marché », le réformisme qui s’était traduit par des réelles conquêtes est mort et enterré. Au sein de cette offensive contre-révolutionnaire, ce sont les courants antiléninistes et antistaliniens qui étaient les mieux armés pour maintenir l’exigence révolutionnaire. On le voit aujourd’hui : c’est leurs problématique, de l’autonomie des luttes à la recherche de modes d’action hors parti, qui irrigue tous les mouvements sociaux, toutes les esquisses de réflexion sur le dépassement du capitalisme, pas les conneries trotskistes sur l’Etat ouvrier dégénéré. Le NPA tente un aggiornamento entre anarcho-syndicalisme et électoralisme post-moderne, avec les beaux résultats qu’on voit et même un vieux cheval de retour mao comme Badiou a renoncé à la forme parti. Le renouveau de l’édition radicale, de La Fabrique à Libertalia, ne se fait pas autour des vaticinations trotskistes ou maoïstes, mais de l’écologie radicale, du post-opéraisme, des pensées libertaires. Avec tous les défauts que ce livre peut avoir, avec toutes les critiques qu’on peut lui faire, le succès de l’Insurrection qui vient ne tient pas qu’aux opérations de communication du ministère de l’Intérieur.

      Et puis, il y a quand même quelque chose de gênant dans ce que vous appelez un « constat trivial » : comment se fait-il que des courants qui seraient bénéfiques pour l’humanité (votre « gauche ») aient pâti de la disparition d’une saloperie comme le mur de Berlin et le stalinisme ? Comment se fait-il que le sort de ces « courants de gauche » aient été liés à cette horreur (on va quand même pas rappeler l’ampleur de la terreur stalinienne et la misère de la vie « soviétique ») ? A moins que vous ne pensiez qu’il y avait quelque chose à sauver dans les capitalismes d’Etat et l’impérialisme panrusse ?

      • mercredi 27 avril 2011 à 12h32, par Pierre Cèpe

        La chute du socialisme réel, c’est la destitution d’une classe dirigeante, mais l’allure qu’y prend l’émancipation est insoutenable. Cet événement, cette crise n’est pas le fait d’un mouvement réel qui abolit l’état présent des choses mais bien plutôt un mouvement réel où se renforce le mode d’existence capitaliste. Dire que ’l’utra-gauche’ ou l’anarchie n’en est pas affaiblie c’est admettre que ces courants ne sont plus que des identités refuges (des refuges, s’agit pas d’en contester le besoin, mais d’en découvrir l’éventuelle utilité politique...) d’une révolte qui ne saurait que s’épuiser faute d’être en mesure de contribuer à une perspective révolutionnaire.

        Parmi les phénomènes le plus souvent diffus (des comportements) qui ont permis la chute du bloc socialiste, la seule exception notable aura été la création de Solidarnosc, une organisation de masse égalitaire qui disputait précisément à l’état socialiste le caractère « ouvrier » dont il prétendait tirer légitimité ; on le sait, face à l’état de siège, Solidarsnosc retombera rapidement dans la politique du capital.

        Oui, il y a échec de tous les courants révolutionnaires à ce moment (et bien plus que des gauches gouvernantes) : la bifurcation, réelle, s’effectue sur un un fond de recul de toute subjectivité révolutionnaire au profit d’une liberté capitaliste (l’intérêt égoïste individuel comme soit-disant norme anthropologique est universellement remis en selle). Pas vraiment de quoi ici rendre hommage (dresser un tombeau) à l’ultra-gauche, bien qu’il y ait peut-être (?) matière par ailleurs.

        Les surgeons actuels de l’ultra gauche sont d’ailleurs tout entiers placés sous le signe d’une catastrophe subie- qu’elle soit existentielle comme dans l’insurrection qui vient (le Bloom), ou systémique chez les anti-tech. (voir un point de vue critique, et tout à fait discutable, déjà cité ici La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective). Et on ne sait pas trop si le stalinisme est bien mort. Là non plus le passé ne passe pas, puisque si il a disparu bien avant la chute du mur en tant que régime -le capitalisme d’état lui survivant un temps, jusqu’à la Chine d’aujourd’hui, dans des modalités tout à fait imprévues- un de ses traits majeurs, la négation de l’égalité par la surrection au sommet de la société, (ou de la contre société) de « ceux qui savent » (avant-garde, experts, en socialisme ou en économie, en radicalité) ne connait pas de fin.

        Il suffit par ailleurs de voir le point de misère politique auxquelles les révoltes semblent ici aujourd’hui aboutir, comment le refus et la déconstruction des « revendications » est devenu (depuis le CPE ?) la convention obligée de toutes sortes de « radicaux ». On ne cherche plus à en dégager la signification, à produire des énoncés internes, dans un rapport d’intimité nécessaire à ces mouvements, mais à s’en déprendre au nom d’un dépassement incantatoire où chacun redevient libre... de vaquer à ses affaires. C’est aussi ça la crise de l’expérience... On en revient chez « les révolutionnaires » à une bien mauvaise passe où l’on donne à nouveau le primat à la (prise de) conscience, où les luttes concrètes sont considérées comme défensives et sans contenu politique propre, celui-ci devant être apporté « de l’extérieur » à des « masses bornées » (voir le regain de l’emploi du terme « esclave » pour caractériser les salariés suffit à vérifier comment l’anarchisme et le léninisme forment un couple déjà ancien dont le premier terme valorise l’individu et sa liberté et le second le collectif et sa puissance), quand on ne reprend pas le vieil attentisme contemplatif où l’on se statisfait de compter les points (de dénoncer les illusions et d’expliquer l’inanité, l’insuffisance des mouvements, de rappeler pédagogiquement des principes), « en attendant la fin » (exergue du site Des nouvelles du front)...

        Face à un présent éternisé, « la fin » est une des modalités de la consolation... Mais on ne sait trop sur quoi en nous s’appuie le présent éternisé par cette « offensive néo-libérale ».
        Tout juste peut-on noter que le thème de la réalisation (de soi, de la communauté, que cette dernière soit celle des identités et des rivaux importe peu ici) a été renversé et transformé en outil majeur de dépolitisation (chacun pour soi et sa réalisation, tous pour le capital). Que reste-t-il de vivant à ’l’ultra-gauche’, je ne sais trop.

        Par exemple, la sacralisation de l’élection est le plus souvent reconduite par qui déclare que jamais on ne l’y prendra, qu’il faut être contre. Et puis quoi ? Plutôt que de procéder à une analyse concrète de ce que ce mécanisme de la démocratie représentative porte dans chaque cas, on en reste à une position de principe, invariante, quitte à l’illustrer de quelques « actions » mettant en cause les partis électoraux. Est-ce qu’on évacue pas des opportunités non pas électorales mais politiques ? Que pourrait-on faire politiquement de l’alternance de gauche(-de-droite) qui semble s’annoncer avec 2012 ? Est-ce ou pas une occasion de couper avec un appel à l’état qui fait flores ? (bien que celui-ci soit oligarchique, ne puisse relever d’aucune neutralité).
        On connait une réponse actuelle (elle a déjà 10 ans, elle est très située, mais on sait que l’Argentine n’a pas le monopole de la crise et de l’austérité) vers laquelle il paraît nécessaire de tendre : « qu’ils s’en aillent tous ! » Mais alors quel sujet collectif serait en mesure de vider effectivement l’espace de la représentation ? On voit à nouveau, le soulèvement tunisien en offre l’exemple le plus actuel, que « la révolution continue » (comme la bicyclette, ça avance où ça tombe...), supposerait que l’intensité politique vécue par le grand nombre dure et se développe... (analogie avec l’amour ?).

        Mieux vaut arrêter là, les abimes de perplexité ne faisant pas « avancer les choses ». Un point me parait certain, et que la notion de genéral intellect comme de transindividuel confortent, la « qualité de l’imagination » dépend d’une richesse collective vécue (68 en est un exemple, la croissance économique y faisant face à une tout autre conception de la richesse), d’épreuves pratiques assumées collectivement. Il semble qu’on en soit loin.

        • mercredi 27 avril 2011 à 17h12, par passant

          @Pierre Cèpe La « richesse collective vécue de 68 » n’est elle pas complètement surfaite ?

          Pour le prolétariat-celui qui n’existe plus- elle se sera terminée par la trahison syndicale et les accords scélérats de Grenelle. Ensuite, dans les années 70, ce même prolétariat-celui qui a disparu dans la nuit brune- va établir pendant une décennie le record de grèves-et de très loin- de toute l’histoire de ce pays.

          Comme par hasard ce nombre de grèves va ensuite s’écrouler totalement après la 2e trahison, politique cette fois, de la « victoire de la gauche » en 81.

          @tom et Quadru
          Après, on ne peut que constater que quand il y avait la peur de voir « les chars russes à Paris » les néo libéraux français étaient très prudents, et qu’ils n’ont pas été terrifiés par ce qu’ils ont trouvé en face d’eux depuis la chute du mur, malgré des luttes assez dures de la part de la classe sociale dont on taira le nom tant elle n’existe plus.

      • L’ultra-gauche et les anarchistes n’ont nullement été affaiblis par la chute du mur. S’ils n’ont pas été renforcés, c’est que l’heure était à la restructuration capitaliste et à l’offensive néo-libérale.

        Ainsi, pour vous, il y a quand même eu des conséquences négatives à la chute du mur (restructuration capitaliste et offensive néo-libérale), mais ça n’a pas affaibli l’ultra-gauche et les anarchistes ??
        Bah, ils vivent dans quel monde, alors, ceux-là ?

        • mercredi 27 avril 2011 à 15h20, par Quadru

          La restructuration capitaliste et l’offensive néo-libérale n’ont pas été la conséquence de la chute du mur, ce serait plutôt le contraire !
          C’est incroyable à quel point une certaine « gauche » a parfois l’air de pleurnicher sur la disparition des infects régimes de l’Est !
          Si cette disparition ne s’est nulle part traduite par l’essor de tendances anticapitalistes, elle a eu au moins cet excellent résultat de débarrasser l’horizon d’une fausse alternative.
          Elle nous laisse seuls (et fort démunis pour l’heure) devant cette tâche immense, qui concerne aussi bien les générations à venir : reconstruire une théorie et un imaginaire révolutionnaire - qui n’existeront, bien sûr, qu’en s’appuyant sur des pratiques.
          La restructuration capitaliste a été une réponse aux insubordinations sociales et aux mouvements révolutionnaires des années 70 et a achevé leur propre défaite qui avait déjà commencé en eux-mêmes (l’Italie est l’exemple le plus frappant), c’est de l’analyse des faiblesses internes à ces mouvements qu’il faut partir pour comprendre la contre-révolution des années 80.
          Cette discussion est très riche. J’aimerais prendre le temps de répondre au message précédent, mais prendre le temps est parfois, encore, hors de portée pour le sans réserves que je suis. Le taf m’appelle. Il faudra trouver comment reprendre ces échanges, ici ou ailleurs.

          Voir en ligne : http://quadruppani.blogspot.com/

          • Ok, je me suis mal exprimé : le terme « conséquence » n’était pas bon. Je voulais juste dire que l’époque n’était pas mauvaise juste pour les supporters du « socialisme réel », mais pour tout le monde, et donc aussi pour l’« ultra-gauche », etc. Après, même si ce n’est pas une « conséquence » (je vous laisse trancher), l’idéologie de la fin de l’histoire, de la politique, etc., qui renvoie toute critique de l’ordre établi à un archaïsme, ne s’est-elle pas nourrie, d’une certaine façon, de la chute du mur ?

      • mercredi 27 avril 2011 à 23h16, par CaptainObvious

        ce que vous appelez un « constat trivial »

        Si j’appelle ça un constat trivial, c’est parce que je constate ça tout les jours, pas parce que ça me plait.

        comment se fait-il des courants qui seraient bénéfiques pour l’humanité (votre « gauche ») aient pâti de la disparition d’une saloperie comme le mur de Berlin et le stalinisme ?

         × A tort ou à raison, l’urss était associé au socialisme, de même que les trotskistes les conseillistes, les anars, les socialistes ou whatever. Quand elle est tombé, elle a entrainé le reste par un effet mécanique d’association.

         × A tort ou à raison, l’URSS a incarné la possibilité d’une autre voie que le capitalisme. Quand elle s’est révélé pour ce qu’elle a été et qu’elle s’est effondrée, l’idée qu’une alternative soit possible a disparue avec elle.

         × Le communisme (les PCs j’entends) était en occident un mouvement de masse qui s’opposait au capitalisme. Quand il s’est effondré, le capitalisme a eu le champs libre devant lui et plus personne pour lui résister.

        Si les autres courants n’étaient pas restés à l’état de groupuscules mais avaient réussi à incarner une 3e voie, les choses seraient peut être différentes maintenant. Au moins les dégats auraient pu être limités.

        • vendredi 20 mai 2011 à 11h09, par J.Gorban

          totalement d’accord !

          tant que les militants de l’émancipation sociale n’auront pas compris cela rien de bon ne pourra se faire.

          je rajouterai que si , dans le passé, une utopie et sa propagande pouvait suffire, la conséquence de l’aventure stalinienne , c’est l’impossibilité de faire l’impasse sur des alternatives concrètes qui seront le « socle » de la société future. On pourrait nommer ça , la propagande par le fait !

          Et c’est une très bonne chose que de se frotter concrètement au réel et de quitter les sphères éthérées de la propagande.

          pour finir, faut-il rappeler que le capitalisme est né dans la féodalité, s’y est développé et a fini par s’imposer ! après plusieurs siècles.
          Les capitalistes n’ont pas fait la révolution puis construit le capitalisme ………..

          les révolutionnaires , depuis le XIXéme siècle, ont pensé que la nouvelle société pouvait s’imposer très rapidement ; n’est ce pas l’erreur fondamentale ?

          si je pense que la révolution naît de la « spontanéité » des peuples ( avant un incertain travail préalable quand même, d’où mes guillemets à spontanéité ) , je ne pense pas que les nouvelles structures de la société future puissent apparaître spontanément ; on ne reproduit que ce que l’on connaît en faisant évoluer.
          Les soviets ne sont pas apparus spontanément, ils sont l’application dans un autre contexte, de que connaissaient les russes dans leurs communautés agraires ………………

          Il est vrai que se coltiner des alternatives concrètes en sachant que la révolution , on ne la verra pas cela peut sembler démotivant ; mais cela me semble la seule voie praticable après l’expérience stalinienne et son corollaire la TINA tatchérienne

          Les deux jambes de l’émancipation sociale sont les luttes sociales et les alternatives concrètes ; loin, très loin du spectacle médiatico-électoral !



  • mercredi 27 avril 2011 à 21h52, par Crapaud Rouge

    Ce qui manque n’est pas tant une théorie de la révolution que celle d’une autre façon de vivre et de penser hors le capitalisme. Il manque en particulier la théorie d’un système économique où les profits ne seraient plus une nécessité. Notons en passant que le principe d’accumulation est aussi premier que celui de la répétition chez Freud. Il relève de la culture : on passe sa vie à accumuler des choses, du patrimoine, des souvenirs,... et deux catégories se sont fait une spécialité d’accumuler : les bourgeois et les collectionneurs.



  •  × « le paradoxe consistant à faire de la critique sociale une pratique individuelle (ou de micro-groupes) est devenu insoutenable ».

    Parler de l’humanité, c’est parler de soi-même.
    ...ce qu’il y a de tragique dans notre situation c’est que, tout en étant convaincu de l’existence des vertus humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l’aptitude de l’homme à empêcher l’anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce scepticisme s’explique par le fait que ce n’est pas l’homme qui décide, en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de puissances, des groupes d’Etats, qui parlent tous une langue différente de celle de l’homme, à savoir celle du pouvoir... Je crois que l’ennemi héréditaire de l’homme est la macro-organisation, parce que celle-ci le prive du sentiment, indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le nombre des occasions qu’il a de faire preuve de solidarité et d’amour, et le transforme au contraire en co-détenteur d’un pouvoir qui, même s’il paraît, sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre lui-même. Car qu’est-ce que le pouvoir si ce n’est le sentiment de n’avoir pas à répondre de ses mauvaises actions sur sa propre vie mais sur celle des autres ?

    • vendredi 29 avril 2011 à 11h44, par un-e anonyme

      Une façon de sortir des apories de ’l’ultra-gauche’ et de la politique comme programme : Hétérogenèse et paradigme esthétique, un texte de Félix Guattari

      • vendredi 29 avril 2011 à 14h05, par un-e anonyme

        merci pour le lien, passionnant !

      • A propos de la volonté forcée de faire rentrer des écrits -qui sont intéressants, d’accord, comme bien d’autres peuvent l’être- dans une pensée politique, voici quel résultats cela a donné aux US :
        « Cela est devenu un sujet de plainte non seulement des conservateurs mais aussi des gens de la gauche traditionnelle comme Bogdan Denitch, philosophe politique et premier secrétaire des Democratic Socialists of America : »La politique d’identité et des imports mécaniques de la mode intellectuelle française ont rendu dérisoires et décentrées des tentatives de construire des coalitions politiques authentiques qui pourraient fournir une arène politique pour une gauche renaissante"
        Autrement dit, ce film a déjà été vu et il ne mène pas loin.
        Mais rien n’interdit de vouloir s’embourber dans les mêmes ornières, cela part d’un bon sentiment.



  • dimanche 10 juillet 2011 à 19h03, par bipnemo

    Texte qui me semble intéressant par l’une des questions qu’il soulève, celle du sujet historique - et autour de laquelle me semblent tourner un certain nombre de commentaires.

    Je prends toutes les précautions nécessaires pour ne pas me faire balayer d’un revers de main, comme certains commentateurs ici, ou avoir le sentiment de m’être glissé(e) dans l’antre d’un fauve en cage.

    Ce sujet historique, le prolétariat donc, semble ici défini autour de la seule vieille problématique du travail, ou de ses formes modernes.
    Il me semble que les situationnistes, et avant eux l’ultra-gauche, dans leur critique du capitalisme d’État, ont justement redéfini ce sujet historique qui semble ici problématique, comme défini par la séparation : le prolétaire est celui qui ne contrôle plus rien de sa vie et qui le sait.

    Voilà qui me semble être un concept agissant, même s’il n’est pas, certes, un concept « miracle » répondant aussitôt à toutes les questions que cette séparation, qui le définit, pose, et notamment celle de l’organisation.

    Le « réseau » ? J’ai quelques doutes, et notamment dans la foulée des « révolutions » du Maghreb. Pour l’heure, le « réseau » me semble plutôt un objet manipulable par toutes les puissances qui en contrôlent les connexions.

    Enfin l’article - mais je dis cela, évidemment, sous le contrôle des grands historiens qui écrivent ici - me semble contenir au moins une approximation choquante : en quoi l’ultra-gauche, qui justement s’en démarqua, a-t-elle jamais été assimilable au gauchisme ?

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