ARTICLE11
 
 

dimanche 11 septembre 2011

Inactualités

posté à 15h17, par Serge Quadruppani
9 commentaires

(Il y a dix ans...) Notes sur un nuage et sur les temps qui courent
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Difficile d’y échapper : les dix ans du 11-09 sont partout. Pour une fois, A11 se glisse dans l’air du temps, « profitant » de l’occasion pour publier un billet de Serge Quadruppani, rédigé peu après la déflagration new-yorkaise. Un texte reflétant parfaitement les interrogations de l’époque. Et une bonne manière de mesurer le chemin parcouru - et celui qui reste à faire.

Incipit A11 : Cette rubrique mérite bien son nom - Inactualités. Pour les dix ans du 11 septembre, A11 republie un texte écrit à l’époque (entre septembre et novembre 2001) par Serge Quadruppani. Non pour y chercher postérieurement en quoi l’ami Serge avait alors vu juste et en quoi - aussi - il se trompait. Mais parce que le texte dit finalement beaucoup d’une époque - atmosphère pesante et avenir sombre, y compris (ou : surtout) dans les cercles militants. Ce billet, il faut le lire comme une incursion vers le passé ; et espérer que ce cycle malsain qui a plongé une partie du globe dans la guerre et la crainte soit terminé. « Selon toute probabilité, dans les mois et les années à venir, la vie devrait être plus dure et plus laide », écrivait alors Serge ; il serait temps, aujourd’hui, qu’elle redevienne belle.

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« Quand j’aperçois une impasse, je m’y précipite pour voir où elle mène. »
Andrea Pinketts, Fuggevole Turchese

Résumé de l’épisode précédent

Le nuage qui s’est élevé au-dessus de Manhattan le 11 septembre 2001 va obscurcir pour longtemps l’horizon de la planète entière, offusquant la vue des forces de changement social en train de se rassembler, étouffant les aspirations à une vie moins dure et moins laide, rallumant les foyers d’affrontements, qu’ils soient séculaires ou bien ultramodernes ou plus souvent encore, les deux à la fois. Du coup de pistolet qui a explosé la tête de Carlo Giuliani aux bombes à fragmentation qui tombent sur Kaboul, en passant par les tours effacées de la surface d’un monde dont elles surplombaient l’imaginaire, des signaux se répondent, répandant le même sentiment chez un nombre croissant d’habitants du globe : fini de rigoler. Selon toute probabilité, dans les mois et les années à venir, la vie devrait être plus dure et plus laide. C’est ce qu’on appelle une “ prophétie auto-réalisante ” : la décourageante conscience des malheurs à venir aide à leur venue.

Pour résister au vent mauvais, le premier mouvement sera d’essayer de comprendre. De Seattle à Gênes, on avait assisté à l’ébauche, encore toute virtuelle, d’une internationale anticapitaliste radicale, depuis la base des organisations réformistes jusqu’à des groupes comme les frères ennemis black block et tute bianche, sans compter une myriade d’autres mouvements et rassemblements plus ou moins éphémères. Déjà rongée de l’intérieur par le ver des affrontements sectaires et des diabolisations réciproques, cette timide tentative devrait se heurter aux discours d’union sacrée et à l’essor sécuritaire.

Tout a déjà été dit sur l’aspect “ querelle de famille ” du conflit tel qu’il est aujourd’hui mis en scène : Ben Laden contre l’Amérique, « les talibans du dollar contre les talibans d’Allah », comme dit Negri. Les liens financiers de la famille Bush et des Ben Laden ne sont évidemment qu’un détail pittoresque illustrant une réalité profonde, amplement décrite : Al Quaida et l’intégrisme islamique en général, loin d’être la résurgence incompréhensible d’une barbarie passée, sont une création moderne, vieille souche religieuse idéologiquement modifiée suivant les besoins de la domestication de certaines zones, notamment pétrolifères, au service des métropoles impériales. Le pire qui pouvait arriver à l’anticapitalisme radical, c’était que du Caire à Harlem en passant par le Val Fourré, les masses déshérités soient ramenées à ce choix : la croisade démocratique-capitaliste ou le djihad réactionnaire-capitaliste.

Que les appels d’un milliardaire bigot trouvent des échos dans des fractions de la population pakistanaise, suffisamment de facteurs de l’histoire plus ou moins récente (culture et ethnies communes de part et d’autre de la frontière, liens consubstantiel entre pouvoir pakistanais et talibans) le rendent inévitable. On comprend aussi que ces appels suscitent des complicités organisées partout où l’intégrisme existe comme force devenue autonome, après avoir été un temps suscitée et manipulée par le pouvoir (sioniste en Palestine, militaro-mafieux en Algérie…).

Mais à première vue, il pourrait paraître étonnant d’entendre le nom de Ben Laden scandé (par exemple, à l’occasion du match France-Algérie, mais pas seulement) par des fils de ressortissants d’Algérie qui brandissent le drapeau algérien mais ne supporteraient pas deux minutes les conditions de vie et les mentalités régnant au bled ou dans la banlieue d’Oran. Ici, le barbu télégénique ne fonctionne évidemment que comme une icône supplémentaire, rajoutée à la panoplie d’une identité bricolée en réaction à l’apartheid social. Que de telles manifestations soient ultraminoritaires et surmédiatisées, c’est une évidence à laquelle il serait dangereux de s’arrêter. Il faut être aveuglé par les bons sentiments pour ne pas constater l’existence d’une culture de ghetto dont ni le machisme de rouleurs de mécaniques (qui trouve de piètres imitateurs jusqu’en milieu radical), ni l’infecte mysoginie qui va volontiers jusqu’au viol, ni le patriotisme de bande et de cité, ne sont en quoi que ce soit supportables (y compris dans sa version culturelle, rap ou bien troisième degré pour les beauf de Canal+).

Le fond de la « culture ghetto », on le trouve exprimé dans l’interview à Libération du frère d’un beur lyonnais aujourd’hui condamné à mort au Maroc : dans ce dernier pays, où l’interviewé est allé pour rendre visite à son frère emprisonné, il n’a rien aimé, hormis le fait que les McDo étaient halal. Et d’expliquer ensuite la nécessité de se chausser avec des vraies marques. Il existe une identité de vue fondamentale entre l’ intégriste Nike de nos banlieues et le richissime saoudien amateur de trekking dans les montagnes afghanes : l’un et l’autre ne veulent rien que la perpétuation de l’existant, mais sous sa version halal. Selon la tournure plus ou moins catastrophique que va prendre la “ guerre à l’intégrisme ” le danger va se faire de plus en plus pressant, qu’une bonne part des couches les plus turbulentes des classes dangereuses, à coup de plan Vigipirate et d’émission spéciale, soient rabattus vers l’impasse d’un intégrisme accolé aux plus détestables traits de la culture ghetto : or chacun sait que c’est dans une impasse qu’on se fait le plus aisément massacrer. D’où la nécessité cruciale de ne pas laisser passer des saloperies comme le procès du meurtrier de Youssef, qui tendent à aggraver encore plus l’apartheid et la stigmatisation sociale.

Le commandement du Monde

En voyant l’effondrement des tours, et ce qui a suivi, à savoir le changement brutal de politique de l’hyperpuissance étasunienne, à moins d’être un partisan de la théorie du complot, on est obligé d’admettre que l’histoire a pris un cours qu’aucun de ses maîtres supposés n’avait voulu. Là, une question s’impose : qui sont les maîtres du monde ? Sûrement pas Bush et encore moins Jospin ou Berlusconi, et je ne crois pas non plus que ce soient leurs conseillers. Les patrons des multinationales ? Ce sont des salariés qui peuvent perdre leur poste sur un caprice de la Bourse. Non seulement la dépersonnalisation du pouvoir n’a jamais paru aussi avancée, mais on a l’impression qu’un processus est lancé (depuis quand ?) que plus personne ne maîtrise plus. Avec les appareils d’American Airlines venant chercher leurs passagers directement dans les bureaux du World Trade Center, c’est l’empire qui s’attaque lui-même.

Que le gouvernement américain tente d’utiliser la situation pour régler toutes sortes de problèmes en suspens (comme la question palestinienne) montre juste que l’idéologie est une matière plastique : la nécessité d’un État palestinien aura été proclamée par Bush et non par Clinton. Mais il n’en demeure pas moins qu’on a l’impression que les soi-disant chefs du monde libre bombardent en aveugle, qu’ils ont entrepris cette étrange guerre consistant à ramener à “ l’âge de pierre ” un pays qui y était déjà, d’abord à usage interne, et qu’ils naviguent à vue. Au risque d’un certain nombre de chocs en retour (la Tchétchénie et l’Abkhazie-Géorgie, déjà, demain le Pakistan et les Républiques d’Asie centrale, et l’Arabie saoudite et la Palestine et… ?) que personne ne contrôlerait. Avec, au bord de cette zone de fracture du capital qui va du Cachemire aux Balkans, la Chine et l’Inde, les deux pays-mondes rivaux des États-Unis pour le vingt et unième siècle. À partir de là, une réflexion s’impose sur la nature du pouvoir, et donc sur la nature de l’ennemi. Et sans s’arrêter à la faiblesse infinie de nos forces, sur les moyens de la résistance.

Intermède 1 : un moment volatile

(12 novembre) Ce qui précède a été écrit voilà un peu moins d’un mois et l’ont peut déjà prendre ses distances avec le ton funèbre de l’introduction. Hors des États-Unis, « l’Union sacrée » qu’on a vu pointer dans les premiers jours suivant l’attentat de New York est restée cantonnée pour l’essentiel aux discours officiels et aux médias bien-pensants. Encore cet esprit, d’abord affirmé par le tonitruant “nous sommes tous américains ”, s’exprime-t-il aujourd’hui de manière plus insidieuse - par exemple, à travers le coup de force sémantique du Monde qui appelle dans ses titres le conflit en cours « guerre contre Al Quayda » : les talibans sont ainsi ramenés au rôle de simples supplétifs de Ben Laden, ce qui laisse dans le brouillard la réalité : la guerre d’agression d’un État contre un autre, l’agresseur étant le plus puissant de la planète et le second, l’un des plus faibles.

Ensuite, d’Haïti au Caire et aux mosquées sénagalaises, des sites internet chinois aux bistrots et cabinets dentaires parisiens, s’est exprimée, à côté de la compassion pour les victimes, l’idée qu’enfin les Américains connaissaient dans leur chair ce qu’ils ont infligé ou infligent encore en tant d’endroits du monde. La vague planétaire d’anti-américanisme constitue déjà, en soi, un événement qui ne restera pas sans conséquences, puisque c’est sans doute la première fois depuis la guerre du Vietnam qu’un internationalisme de la rue, un internationalisme de la détestation de la superpuissance s’affirme aussi ouvertement, prenant ainsi conscience de sa force. Enfin, au sein même des couches occidentales aux opinions modérées, et jusque chez leurs dirigeants, la durée des bombardements et l’accumulation des “ bavures ”, en violant contraste avec le simplisme de la rhétorique bushienne du Bien et du Mal, n’ont cessé d’encourager le scepticisme. Malgré Vigipirate et l’activisme, entre autre, d’une Union des musulmans de France, la talibanisation n’est pas à l’ordre du jour dans les ghettos de l’apartheid social : on y est juste anti-américain comme partout dans le reste du Tiers Monde.
Quant aux forces du changement social, le succès de la manifestation anti-guerre de Rome, submergeant sous le nombre la pantalonnade pro-américaine de Berlusconi, et à une échelle infiniment moindre, la réussite de “Ne Laissons Pas Faire” en France, montrent que la contestation n’a pas déserté sous les poussées d’« Union sacrée » et de politique sécuritaire.

À l’heure où j’écris, on annonce que les forces de l’Alliance du Nord ont progressé dans le nord de l’Afghanistan et qu’un avion qui décollait de Kennedy Airport s’est écrasé dans le quartier du Queens, sans qu’on sache encore s’il s’agissait d’un attentat ou bien d’un accident.
À Mazar-i-Sharif, où il fait nuit depuis longtemps, les talibans sont partis il y a plus de vingt-quatre heures mais des massacres auraient eu lieu d’après le HCR. L’ogre Orstom a-t-il recommencé les exactions sadiques qui l’ont rendu célèbre et qui feraient de lui un partenaire bien peu présentable pour instaurer l’ordre démocratique censé arriver à la suite des bombes américaines ? Les forces de l’Alliance poursuivent-elles leur route vers Kaboul, contrairement aux souhaits des stragèges US, soucieux de ménager les chances d’un gouvernement multi-ethnique ?
Dans le Queens, où le breakfast a été interrompu par une pluie d’objets métalliques, les gens disent : « Si c’est un accident, ce n’est pas grave, la vie reprendra ses droits » (il y a quand même 255 morts !). La journaliste rapportant ces propos précise que le gouvernement ne cesse de préparer la population à des attentats à venir. Et l’on ne sait toujours pas si l’envoi de lettres contenant des spores de maladie du charbon est lié aux attentats du 11 septembre.
Dans les semaines à venir, l’Afghanistan va-t-il rentrer dans le rang des nations contrôlées, avec un gouvernement respectueux des normes internationales définies par l’ONU et le département d’État, ou va-t-il sombrer dans une « somalisation », avec affrontement des chefs de guerre, talibans dans les montagnes et embourbement à la russe d’éventuels corps expéditionnaires ?
L’ère des attentats est-elle terminée aux États-Unis ? Au cas où la réponse serait négative, on a du mal à imaginer la suite : si la première vague d’attentats s’est traduite par les tapis de bombe qu’on sait, que pourrait faire Bush après une deuxième vague ? Rayer l’Orient de la carte ?
Nous vivons un moment extrêmement volatile où tout ce qu’on peut dire, c’est que la force des armes et la richesse économique du pays le plus puissant du monde ne lui garantissent pas que les événements suivront une pente qui lui sera, à court et moyen terme, favorable.

L’effet de sidération mondial provoqué par l’effondrement des tours en direct et par l’attaque du Pentagone, suivies pendant plusieurs heures de la disparition du président et entraînant aussi, plusieurs jours durant, la paralysie de la circulation aérienne sur le territoire étatsunien, tout cela a imprimé durablement dans les mentalités des populations de la planète le sentiment d’une faiblesse interne, intrinsèque, du système dont les USA sont les représentants. Ce fait aussi ne demeurera pas sans conséquence.
À cela s’est ajouté, en France, l’explosion de l’usine AZF de Toulouse ; en Italie, l’accident de l’aéroport de Milan et maintenant celui de Kennedy Airport, et aussi, auparavant, le spectacle incroyable de la Swissair bloquée au sol parce qu’elle ne pouvait plus payer son carburant, alors que sa « qualité » suisse paraissait la placer bien au-dessus de ce genre d’incident digne d’une compagnie centrafricaine ou abkhaze. L’un des fleurons de la mondialisation et de la modernité technique, la circulation aérienne, a vu sa crise latente précipitée par le 11 septembre. Venant s’ajouter à la crise de la vache folle, au réchauffement de l’atmosphère et à diverses catastrophes écologiques, le sentiment diffus qu’une série d’échéances arrivent en même temps, qu’une série de menaces qui grossissaient sont en train de se transformer en réalités opprimantes, tout cela va dans le sens non seulement de la récession, mais encore d’une crise générale de la civilisation.


COMMENTAIRES

 


  • dimanche 11 septembre 2011 à 20h31, par un-e anonyme

    pourrions-nous demander à la statue de la liberté de bien vouloir nous montrer ses genoux ?



  • lundi 12 septembre 2011 à 13h37, par un-e anonyme

    un autre « 11 Septembre » aussi sans bruit sans tour sans avion :
    « Le 2 juin 1988, à l’heure de l’apéritif, dans le jardin ensoleillé d’un grand hôtel d’Evian, François Mitterrand rencontre le chancelier Helmut Kohl. A la surprise de ce dernier, le président français lui annonce qu’il accepte sans conditions la libéralisation des mouvements de capitaux, c’est-à-dire le démantèlement total des contrôles des changes. Malgré les pressions de son ministre des Finances Pierre Bérégovoy, il n’exige même pas d’harmonisation préalable de la fiscalité de l’épargne en Europe, afin d’éviter l’alignement de tous sur les paradis fiscaux. Kohl et ses conseillers, qui exigeaient cette concession française, sont extrêmement surpris. Le Président a fait ce matin-là un choix fondamental : marcher vers la monnaie unique européenne. Depuis le début des années 90, les capitaux peuvent donc jouer à saute-frontière sans aucun frein, sans aucune limite. Les marchés se sont unifiés. Les taux d’intérêt à long terme se sont rapprochés. Lorsqu’elles partent à la pêche aux capitaux, les entreprises sont en concurrence avec des sociétés américaines, équatoriennes ou thaïlandaises. C’est ainsi que, peu à peu, a pu naître une norme de rentabilité internationale. Ou plutôt « globale », selon le terme consacré. Bienvenue en Globalie. » (Libé, 06.07.1998).

    http://lucky.blog.lemonde.fr/2011/0...



  • lundi 12 septembre 2011 à 15h57, par spleenlancien

    Ne pas oublier le 11 septembre 1973 à Santiago du Chili, curieusement oublié des commémorations officielles dans les média mainstream, par ailleurs peu avares de commemorations de toutes sortes...



  • mardi 13 septembre 2011 à 10h59, par Quadru

    Ce qui me frappe, dans ce texte, c’est le pessimisme que je ressentais à l’égard des ghettos de la république : très loin de ce que je redoutais, l’infâme barbu protégé par les services secrets pakistanais après l’avoir été par les services secrets étazuniens, n’est pas devenu un héros universellement adulé dans les banlieues ; On y est quand même plus malin que ce que je redoutais : on y est plus malin, disons que dans la moyenne de la classe moyenne…

    Voir en ligne : http://quadruppani.blogspot.com/

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