ARTICLE11
 
 

mardi 16 avril 2013

Sur le terrain

posté à 23h03, par Augustin Marcader
4 commentaires

Je vous écris du bureau N°7 – « Origines »

Augustin Marcader est technicien administratif au contrôle médical d’une Caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail », la redondance l’a toujours fait marrer ; parfois même, elle l’inspire. Après une série de chroniques, il était temps de remonter à la source du mal : son entretien d’embauche.

Cette chronique a été publiée dans le numéro 11 de la version papier d’Article11

*

Vous cherchez Augustin ? Il est là, dans ce bar, en train de siroter un caoua. Costard pied de poule, cravate gris argent, prêt pour son rencart. Son train est arrivé il y a une heure, il lui en reste autant à poireauter. Il sait que l’affrontement sera bref et que l’apparence vaut son pesant de cacahuètes dans ce genre de processus d’évaluation. L’apparence, justement : il se la vérifie une dernière fois dans les chiottes du bistrot. Rassuré, le zigue ? Pas vraiment. Au royaume des clowns, les faux-derches ont depuis longtemps grillé la priorité aux faux-nez.

Avant de sortir, il planque Le Monde Libertaire dans une chemise cartonnée, juste derrière son CV. Une fois à l’extérieur, il repère l’immonde immeuble où ça doit se passer. Une espèce de casse-tête anthracite constitué d’énormes bâtiments encastrés les uns dans les autres. Un pigeon passe plus haut, puis, ça ne rate pas, une petite merde vient s’écraser sur son épaulette. Ça fait un bref bruit sec et une tache dégueulasse. Est-ce un signe du destin invitant à prendre ses jambes à son cou ? Fuir, tant qu’il est encore temps ?

Sauf que les oracles, Augustin s’en tamponne le coquillard. Il est bien conscient d’avoir déjà franchi le cap du non-retour en répondant à cette annonce de l’Assurance maladie. Le placard publicitaire informait de postes de techniciens administratifs à pourvoir. L’annonce était alléchante, avec plein de grands mots rimant avec ambition et motivation. Tout ça pour le compte de la Sécurité sociale, cette formidable institution imaginée par une frange de maquisards du Conseil national de la résistance en 1944. Pauvres bougres, s’ils voyaient la gueule de leur bébé un demi-siècle plus tard… Qu’importe, Augustin regagne précipitamment les chiottes du troquet et nettoie la fiente. Nous sommes le mardi 7 décembre 2000. Le temps est clément, les platanes quasi-déplumés. Il est 10 h 45 lorsqu’Augustin Marcader foule enfin la moquette élimée de la Sécu.

Au dernier étage, il s’assied dans un hall étriqué. Deux concurrents poireautent déjà. Une nana qui semble perpétuellement au bord de l’évanouissement et un type plutôt décontracté portant un gros col roulé. Effleurant sa cravate, Augustin se demande s’il n’en a pas trop fait dans le camouflage. Quand arrive son tour, il est introduit dans une salle de taille moyenne. Au milieu, une table démesurément grande. Lui est seul d’un côté. En vis-à-vis, ils sont trois. À droite, la directrice des ressources humaines (DRH). Une femme au physique usé et au sourire compatissant, qui aura le rôle de la gentille. À gauche, un cadre responsable de service. Lunettes cerclées en argent, cheveux en brosse, l’homme jouera le rôle du parfait technocrate. Au centre, le sous-directeur, petite créature voûtée au regard torve et à la langue affutée autant que retorse. Il prendra son pied à essayer de déstabiliser Augustin et à l’observer réagir dans des situations de détresse « situationnelle ».

Le départ est bon enfant. Chacun se présente. Marcader n’est pas du genre à s’étaler, il fait bref. Et puis ça démarre.
- Pourquoi l’Assurance maladie ?, lui demande le cadre.
Celle-là, Augustin l’avait anticipée. Il brode sur son attachement à l’idée de service public. En dire suffisamment, mais pas trop non plus, histoire que sa carne d’anar reste à l’abri des regards inquisiteurs. En face, les examinateurs ont l’air plutôt satisfaits.
- Si vous deviez mettre en avant un événement marquant de votre carrière professionnelle, quel serait-il ?
Sa carrière professionnelle ? Augustin la passe rapidement au crible : des années de pionnicat dans des bahuts professionnels, des vendanges, trois semaines désastreuses à barboter dans les graisseuses d’un Quick... Rien qu’un empilement de tâches subalternes sans intérêt.
- Subalternes  ?, se pique le technocrate. Si votre candidature est retenue, vous aurez justement à accomplir des tâches subalternes : classement, photocopies, archivage, frappe de courriers...
La gaffe. Augustin essaie de rattraper le coup. Ça lui va tout à fait de rentrer par la petite porte et de gravir peu à peu les échelons. Faudrait pas lui mettre des ambitions là où il n’en a pas.
- Parlez-nous de votre ville de naissance, fait soudain la DRH.
- Pardon ?
- Votre ville de naissance, décrivez-là-nous.
Marcader se détend un chouïa et cause de Sète. Qui s’appelle ainsi parce que les Romains, en débarquant dans le coin, ont vu se superposer sur les courbes de la presqu’île celles d’une baleine, cetus en latin. Le sous-directeur semble en avoir assez, il sort de sa réserve :
- Que pensez-vous de l’autorité ?
La douche. Froide. Disparaître au plus vite entre les plis de la barbasse de Bakounine.
- L’autorité… eh bien… je la conçois non pas comme quelque chose d’unilatéral… du haut vers le bas, mais comme un échange… un lien bilatéral forcément… heu… bien sûr, à un moment donné… il faut…
Le sous-directeur le coupe :
- Imaginez : votre supérieur hiérarchique vous demande d’accomplir une tâche que vous estimez en contradiction avec la réglementation. Que faites-vous ?
- Heu… je vais le voir… j’essaie de dialoguer…
- Il ne veut rien savoir.
- J’insiste… j’argumente…
- Il est inflexible.
- Je… je m’adresse au chef de service.
- Il est absent. Votre supérieur hiérarchique vous presse d’obéir.
- Je ne sais pas… Je…
- Vous ?
- Je m’exécute ?

Pan.
Et v’là que ça dégaine ailleurs. Un classique. La DRH veut connaître ses qualités et ses défauts. Sauf que ce coup-là, Augustin a bûché sa partition. Il débite son bla-bla circonstancié.
- Quels sont les deux systèmes de retraite existant ?, demande le sous-directeur à brûle-pourpoint.
- Par répartition et par capitalisation, annone Marcader1.
- Lequel préférez-vous ?, poursuit le sous-dir.
- Celui par répartition, parce qu’il est plus juste.
- Ne pensez-vous pas que l’on pourrait introduire une dose de capitalisation ?
- Cela créerait une rupture de l’égalité entre citoyens…
- Les spécialistes sont pourtant formels : les réformes sont nécessaires. Soit on allonge la durée du travail, soit on introduit une dose de retraite par capitalisation.
Dans la tête de Marcader, les termes du deal apparaissent clairement : continuer de jouer la comédie et dire à ce tartuffe ce qu’il veut entendre ou bien essayer de conserver un minimum de fidélité à ses valeurs. Il comprend alors que tout devient moche dès qu’on commence à frayer avec les « agents du système ». Qu’à vouloir danser la farandole avec les murènes, le poisson-clown prouve surtout qu’il n’entrave rien à ces histoires de chaîne alimentaire. Qu’accepter les termes du jeu, même s’il est de dupe, c’est toujours donner un coup de langue supplémentaire sur le cuir lustré des pompes des crapules.

Quand il sort de l’immeuble, Augustin vire sa cravate. Il a dit ce qu’il fallait. Après tout, ce ne sont que des « mots ». Il y a ceux qui parlent sous la torture et ceux qui parlent pour décrocher un CDI.
Deux mois plus tard, il prendra ses fonctions à la faveur d’une matinée glaciale. Il y retrouvera le cadre présent lors de l’entretien, beaucoup plus débonnaire.
- Vous savez, M. Marcader, vous avez vraiment fait la différence par rapport aux autres candidats.
- Ah bon ?
- Oui ! Quand on vous a demandé d’évoquer votre ville de naissance, vous avez collé au sujet. Les autres n’ont fait que parler d’eux-mêmes au sein de la ville.
Augustin hésite. Du lard ? Du cochon ? Mais non, son nouveau chef est vraiment sérieux. C’est bien sa veine : rentré à la Sécu pour une histoire de baleine.

***

Épisodes Précédents

1/ Véro
2/ Le Docteur Létrille
3/ Mobilisation
4/ Entretien d’évaluation
5/ Si vous lisez ce mail
6/ Privilèges



1 On est en 2000, le gouvernement Jospin vient juste de créer le fameux Conseil d’orientation des retraites, destiné à poser les jalons des contre-réformes à venir. Dans l’éditocratie hexagonale, ça bouillonne à tout-va, histoire de faire rentrer dans le citron du populo que le modèle social français n’est plus tenable.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 17 avril 2013 à 20h29, par Christophe Goby

    Quel bout en train cet Augustin Marcader ?
    Allez c’est vrai tout ça ?
    Au passage si tu ne l’a pas déja lu, il y a le livre de Danielle Linhart Travailler sans les autres. Ca te plaira autant qu’ a moi.

    • jeudi 18 avril 2013 à 18h05, par A. Marcadet

      Comment ça, si c’est vrai tout ça ? Mais cornegidouille, traite-moi de romancier tant que t’y es ! D’ailleurs s’il y a des éditeurs dans la salle...
      J’ai pas lu le bouquin de Linhart, ma bible restant le roman de Meckert, L’homme au marteau (1943) dont le personnage principal, un certain Augustin Marcadet (mon grand-père ?), obscur petit employé aux contributions, pète un câble et envoie bouler la Conardot, sa supérieur hiérarchique par un outrageant : « vous me puez au nez ! », avant de se perdre dans une errance urbaine sans issue.
      A. Marcadet



  • dimanche 21 avril 2013 à 14h57, par B

    DHR ou service du personnel ?
    c’est quoi son prénom ?



  • jeudi 5 septembre 2013 à 12h02, par FX

    Si c’est vrai ? C’est sans doute au-dessous de la réalité.
    J’ai lu votre suite d’articles d’une seule traite, et je m’abonne à Article 11 dans la foulée.
    Merci !

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