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jeudi 20 juin 2013

Textes et traductions

posté à 20h10, par Nedjib Sidi Moussa
5 commentaires

Les spectres algériens de Guy Debord

Debord à la BNF. Debord sur la couverture des magazines. Debord à la télé. Bref, Debord partout. Peu importe que l’homme eut détesté finir ainsi, en tête de gondole. Peu importent - aussi - les inexactitudes, les silences, les omissions. À l’image de cette impasse sur les liens de l’auteur de La société du spectacle et des situationnistes avec l’Algérie.

J’ai par deux fois visité l’exposition que la Bibliothèque nationale de France (BNF) consacre à Guy Debord. Autant le préciser d’emblée : il n’y a pas lieu à mon sens de discuter indéfiniment la pertinence de sa localisation. La BNF est plutôt l’endroit idéal pour cette manifestation : un ersatz de thé en gobelet y coûte un euro ; les chercheurs précarisés sont relégués au sous-sol ; l’entretien des sanitaires est confié à des Africaines ; et la numérisation du patrimoine est réalisée par une multinationale américaine. Mais l’endroit représente également, en dépit de son architecture, une exceptionnelle concentration de savoir.

J’ai donc parcouru le labyrinthe conçu par les commissaires, tout d’abord en déambulant avec curiosité, puis en relevant plus précisément, carnet en main, tout indice de cette connexion fructueuse et pourtant laissée dans l’ombre : la rencontre de Guy Debord avec les émigrés algériens. C’est qu’à ce jour semble subsister sur cet aspect un double silence injustifié, tant chez les debordologues que chez les algérologues. Et pourtant… Revenir sur cette interaction exemplaire permettrait de redessiner les contours des engagements possibles au XXe siècle.

Le « Projet de statut du lettriste de base » ne comprenait-il pas, pour un mois, « 30 couscous (sans viande) rue Xavier-Privas » ? A deux pas du local parisien des indépendantistes algériens... Le quartier général de l’Internationale lettriste (IL) se trouvait dans un bar kabyle de cette même rue où les avant-gardistes fumaient du kif en bonne compagnie. Laurent Chollet rappelle que les lettristes internationaux faisaient partie des rares Français qui fréquentaient ces bistrots communautaires emblématiques du « Paris arabe ».

En août 1953, paraît dans Potlatch un corrosif « Manifeste du groupe algérien de l’Internationale lettriste »1, section qualifiée de « fantomatique  » par Christophe Bourseiller et d’ « hypothétique  » dans l’exposition. C’est à la même période que Mohamed Dahou, qui appartient au noyau dur de l’IL selon Vincent Kaufmann, signe des subversives « Notes pour un appel à l’Orient ». Il interpelle ainsi les Arabes, en 1954 : «  Notre cause est commune. Il n’y a pas d’Occident en face de vous. »

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Photographie : Guy Debord, Gilles Ivain (Ivan Chtcheglov), Mohamed Dahou et son cousin

Malheureusement, on ne trouvera pas dans l’exposition l’origine du terme « psychogéographie ». Selon Michèle Bernstein, on doit son invention à un « Kabyle planant ». Guy Debord l’attribue à un « Kabyle illettré ». Les Algériens soucieux de leur contribution aux mouvements d’avant-garde apprécieront la précision. Jean-François Martos relève que la révolution algérienne a accompagné le processus conduisant de la critique de l’art à la critique sociale généralisée, de l’IL à l’Internationale Situationniste (IS).

Les spécialistes de l’anticolonialisme savent que Michèle Bernstein et Guy Debord figurent parmi les signataires de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Mais l’intérêt des situationnistes pour l’Algérie ne s’arrêtera pas en 1962. La revue Internationale Situationniste publie des articles comme « Les luttes de classes en Algérie » ou l’« Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays » diffusée clandestinement après le renversement du président Ahmed Ben Bella en 1965.

Sur cette crise, Guy Debord se trouvait en désaccord avec Daniel Guérin et Mohammed Harbi qu’il considérait, selon les termes d’une correspondance, comme des « révolutionnaires qui se trompent » (mai 1966). Cela ne l’a pas empêché de faire parvenir de la documentation situationniste à l’intellectuel algérien privé de liberté. Dans La Société du spectacle, on peut trouver une allusion directe à l’Algérie, plus précisément dans la thèse 113. Pendant la guerre d’indépendance, une bureaucratie se serait constituée comme direction para-étatique avant de rechercher un « compromis pour fusionner avec une faible bourgeoisie nationale. »

L’autodissolution de l’IS n’interrompt pas ces transactions dont la portée se révèle par la publication chez Champ libre du pamphlet d’un groupe d’autonomes algériens : L’Algérie brûle ! Les auteurs analysent le « Printemps berbère » de 1980 et proposent une critique radicale du régime : « l’Etat algérien est la seule puissance néo-coloniale occupant l’Algérie depuis que celle-ci a été décolonisée pour être colonelisée. » Truffé de références situationnistes, le texte est encore plus sévère avec le Parti de l’avant-garde socialiste, « soutien critique » à la gauche du régime, rebaptisé « Parti de l’avant-garde stalinienne ».

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Dans la même veine, Mezioud Ouldamer fait paraître au mitan des années 1980 deux ouvrages chez Gérard Lebovici. Son premier, Offense à président – que l’on retrouve dans l’exposition –, nous offre à travers un récit autobiographique une plongée dans ce régime autoritaire aux accents totalitaires en décrivant, de l’intérieur, ses institutions judiciaires et carcérales. Le Cauchemar immigré dans la décomposition de la France, son second, démolit systématiquement les thèmes en vogue depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Les « Notes sur ‘la question des immigrés’ » adressées par Guy Debord à Mezioud Ouldamer en 1985 constituent le cœur de ce dernier essai. Par un renversement de perspective – lucide pour les uns, pessimiste pour les autres –, ce sont les Français qui deviennent des immigrés, des colonisés ou des esclaves. Ni la culture, ni le vote, ni le langage – disparus, inutiles ou falsifiés – ne permettent l’assimilation. « Nous sommes faits américains. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la Mafia, du fast-food à la prolifération des ethnies. » La force en moins.

Tous les indices de ces transactions franco-algériennes se retrouvent en pointillés dans l’exposition de la BNF ou dispersés dans diverses publications. Ils sont pourtant à réinscrire dans l’histoire de la dissidence algérienne et dans celle des internationalismes français. En effet, comment ne pas penser, en lisant Offense à président, à l’ouvrage du journaliste Mohamed Benchicou, Les geôles d’Alger ? Comment ne pas comparer L’Algérie brûle ! à l’Apologie pour l’insurrection algérienne2 de Jaime Semprun, essai publié à l’occasion du « Printemps noir » de Kabylie en 2001 ?

Il se trouve encore, de part et d’autre de la Méditerranée, un petit milieu pour lequel les noms de Mohamed Dahou ou de Mezioud Ouldamer ne sont pas complètement étrangers. Il se peut même qu’à l’occasion d’une virée exploratoire dans un bar algérois – où l’on ne sert pas qu’une limonade outrageusement colorée et sucrée –, un interlocuteur jusqu’alors inconnu vous parle de mai 68, du livre L’insurrection qui vient ou du film De la servitude moderne. A l’ombre des organisations officielles, du « soutien critique » et de l’opposition médiatique au régime, quelque chose aurait survécu.



1 NUL NE MEURT de faim, ni de soif, ni de vie. On ne meurt que de renoncement.

La société moderne est une société de flics. Nous sommes révolutionnaires parce que la police est la force suprême de cette société. Nous ne sommes pas pour une autre société parce que la police est la forme suprême de toute société. Nous ne sommes pas nihilistes parce que nous n’accordons aucun pouvoir au rien.

Nous sommes lettristes en attendant parce que, faute de mieux. Nous avons pris conscience du caractère éminemment régressif de tout travail salarié. La non-résolution de problèmes complexes détermine une période d’attente dans laquelle tout acte pragmatique constitue une lâcheté car la vie doit être asymptotique et bénévolente.

Nous sommes au demeurant des génies, sachez-le une fois pour toutes.

Alger, avril 1953 HADJ MOHAMED DAHOU, CHEIK BEN DHINE, AIT DIAFER

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COMMENTAIRES

 


  • vendredi 21 juin 2013 à 16h27, par un-e anonyme

    « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays » est en lecture ici : http://www.infokiosques.net/IMG/pdf...

    Bonne lecture, donc.



  • lundi 24 juin 2013 à 23h34, par j-

    un ersatz de thé en gobelet y coûte un euro ; les chercheurs précarisés sont relégués au sous-sol ; l’entretien des sanitaires est confié à des Africaines ; et la numérisation du patrimoine est réalisée par une multinationale américaine.

    C’est quand même curieux cette troisième proposition !
    Soit c’est de l’ironie étrangement placée, soit c’est franchement douteux…

    • jeudi 21 décembre 2017 à 18h30, par s-

      Il aurait sans doute fallu lire « Le Cauchemar Immigré dans la décomposition de la France » de Ouldamer, pour saisir la pointe ironique de cette description.



  • jeudi 18 décembre 2014 à 07h48, par Situationnisteblog

    Enfin quelqu’un qui releve cet enorme manque dans l’expo Debord a la BNF. On a l’impression que, pour les commissaires de l’exposition, L’IS a existe « en dehors du temps » - aucune allusion au contexte historique, que ce soit la guerre d’Algerie, les troubles en Espagne, etc.



  • vendredi 11 août 2017 à 02h35, par Jérôme

    Juste un petit message pour vous apprendre la mort de Mezioud Ouldamer survenue le 12 juillet 2017 à Saint-Jean de Luz .

    Guy Debord était entré en contact avec Mezioud suite à son tract de 1981, « L’algérie brûle ». Il s’était ensuite installé en France. Les éditions Champ Libre lui permirent de publier deux ouvrages : d’abord « Offense à président » (1985 ) puis « Le cauchemar immigré dans la décomposition de la France » (1986).

    A la suite des polémiques autour de la revue Encyclopédie des Nuisances qui engendrèrent des brouilles, Mezioud Ouldamer publia ses livres ailleurs d’abord aux éditions Siham (notamment une virulente attaque contre les Mass-médias écrite en collaboration avec Remy Ricordeau, « Le mensonge cru : de la décomposition de la presse dans l’achèvement de l’aliénation médiatique » en 1988), puis aux éditions Sulliver « La cruauté maintenant » en 2007 qui sera donc son dernier ouvrage.

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