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mercredi 5 mai 2010

Le Cri du Gonze

posté à 17h52, par Lémi
6 commentaires

Sous les pavés, Provo
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Les provos ? Connais pas. Si les mouvements situ, lettriste, digger, White Panthers, Black Panthers (etc.) sont largement documentés, les provos hollandais, qui ont pourtant bousculé durablement les institutions de leur plat pays, restent largement méconnus. Une excellente raison de se pencher sur le « provotariat », en compagnie d’un livre d’Yves Frémion : Provo.

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13 juin 1966. Amsterdam. Le centre historique est en ébullition, des ouvriers du bâtiment secondés de jeunes hirsutes saccagent tout sur leur passage, brûlent les kiosques et les bagnoles, lapident les flics. Des dizaines de blessés et un mort plus tard, le monde s’interroge : qu’est-il arrivé à la calme Hollande ? Et qui sont ces Provos qui foutent le souk ?

Mars 1967. Quartier latin, Paris. Une trentaine de jeunes se proclamant « provos » défilent en brandissant des banderoles JAC (Jeunesse, Anarchie, Communisme). La police intervient, ils répliquent, assomment un agent, cinq d’entre eux finissent au poste. Le Monde écrit : « Hirsutes, barbus, débraillés comme leurs frères les beatniks, ces jeunes gens répondent à une ’philosophie’ qu’ils résument par un terme, le ’provotariat’  ». D’où sortent ces énergumènes ?

Mai 68, Quartier latin, Paris. Ça barde rue Gay-Lussac…

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Il serait stupide de tracer une ligne droite entre ces trois événements, de les relier directement. La révolte provo hollandaise n’a pas accouché en bloc du Joli mois de mai, n’a pas façonné à son image les événements de 1968. Les deux sont des mouvements différents, aux caractéristiques marquées. Reste que le mouvement libertaire ayant agité la Hollande à partir de 1964 a eu une influence importante sur les joyeuses convulsions du monde occidental qui ont suivi - à commencer par mai 68. Un héritage. Quelque chose dans l’air. Les provos ont lancé les hostilités, d’autres les ont prolongées, à leur manière. Comme l’écrit Yves Frémion dans Provos, amsterdam 1965-19671 : « Par presque tous ses aspects, Provo a été le précurseur de 1968, dans ses thèmes, ses formes d’action, son écho dans le reste du monde, et surtout par l’énergie libertaire de son inspiration. Ceux qui ont participé aux actions de 1968, pour la plupart, avaient entendu parler de Provo, qui faisait partie – avec Berkeley (son université remuante), Watts (ses émeutes antiracistes) et la Zengakura (l’extrême gauche surorganisée pour les combats de rue au Japon – de la culture politique de l’époque.  »

Premiers jets : poulets blancs, vélos blancs, maisons blanches et mariage blanc

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Ce devait être une fête nationale, ce fut un bide retentissant. Un carrosse qui traverse des rues emplies de fumigènes. Une foule plutôt hostile. Des hauts-parleurs diffusant des bruits de mitraillades. Et même, un poulet blanc balancé à l’intérieur du carrosse, sur les genoux de la Princesse Beatrix des Pays-Bas. Un mariage foiré dans les grandes largeurs. Quelle idée - aussi - d’épouser un ancien SS ?

Dans l’histoire du mouvement Provo, le mariage de la princesse Béatrix et de l’Allemand Claus Von Amsberg occupe une place de choix. Dès l’annonce de sa tenue, le 28 juin 1965, la sage Hollande se rebiffe. Il faut dire que, question image, le symbole est désastreux (le pays a payé un lourd tribut au fascisme) : l’ex SS ne fait pas vraiment office de gendre idéal et la famille royale en prend pour son grade…
C’est à cette époque que sort le premier numéro-tract de Provo-Kratie, une harangue très remontée contre la famille royale. Ses auteurs ? Une bande de chevelus libertaires qui se sont rencontrés en 1964, autour des happenings publics d’un certain Jaspar Grootveld, agitateur patenté. Les figures importantes du futur groupe Provo – Roel van Duyn (auteur d’un Manifeste créativiste, Rudolf de Jong (vieil anar), Hans Tuynman (qui passera trois mois en taule pour ses activités provo) – se rassemblent autour du rejet du mariage princier.
Le jour des fiançailles de l’ex bourreau nazi (qui n’a jamais renié son passé) et de la pintade princière, les Provos profitent donc de leur ballade en bateau sur les canaux d’Amsterdam pour leur balancer des paquets de Provo-Kratie n° 3, pavé dans la barque. Mais c’est le mariage en lui-même, le 10 mars 1966, qui lance véritablement le mouvement provo dans l’espace public : bordel monstre et fumigènes en goguette, conservateurs fous furieux (le lanceur de poulet se fait balancer à la flotte par une foule hystérique), journaux tartinant des pages sur le civisme déclinant de la jeunesse… Bref, une réussite incontestable. Le 10 mars devient officiellement Jour de l’Anarchie en Hollande.

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Le sabotage royal du 10 mars 1966 n’est pas une action isolée, seulement la plus visible d’un mouvement qui se construit. Depuis le 12 juillet 1965, les Provos disposent d’un journal à part entière (Provo-kratie relevait plus du tract), Provo, qui jouera un grand rôle dans la diffusion de leurs idées. Surtout, l’esprit du mouvement est déjà en place. Anarchisme joyeux mâtiné d’actions locales, la Provo-welt-anschaaung ne s’embarrasse pas d’un bagage théorique encombrant, ses membres agissent en improvisant. C’est en 1965 et 1966 qu’ils lancent leurs idées les plus connues : le plan Vélo Blanc, qui consiste à envahir Amsterdam de vélos peints en blancs, mis librement à disposition de tous (ouaip, Delanoë n’a rien inventé avec Vélib’) ; le plan Maison Blanches qui vise à réhabiliter les immeubles inoccupés2 ; le plan Femmes Blanches à coloration féministe ; le plan Cheminées Blanches à forte teneur écologique... Que du blanc ? Oui, c’est la couleur qu’ont choisie les Provos, comme symbole de leur pureté (ok, ça fait un peu neuneu…). Limités côté coloration, ils excellent plutôt dans l’organisation d’actions symboliques montées avec une imagination assez enthousiasmante. Après avoir été taxés de diffuseurs de syphilis par un quotidien3, ils publient dans Provo un croustillant Schéma de propagation de la syphilis dans le mouvement provo (titré, Les Provos Amstellodamois sont maintenant de vrais cochons). Ils diffusent également un faux communiqué de la Reine Juliana, dans lequel elle explique qu’étant devenue anar, elle se voit forcer d’abdiquer…

Quand ça barde : limites de Provo

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A l’évidence, les Provos d’Amsterdam (rappelons que le mouvement y était concentré) ont l’habitude de se faire matraquer en beauté. Cibles désignés d’une police méchamment réactionnaire (et armée de sabres !), les Provos s’y connaissent en répression. C’est d’ailleurs en partie pour cela qu’ils acquièrent une notoriété impressionnante à Tulipe-land : à force de voir son journal bombardé de photos de jeunes se faisant latter le museau par les flics, le Hollandais moyen finit par s’interroger. Le mouvement gagne en popularité, jusqu’à se payer le luxe de placer un Provo au Conseil municipal, suite aux élections de juin 1966 (la liste provo obtient 2,5% des voix à Amsterdam). Le peintre situ Constant se rapproche des Provos et l’encore inconnu Willem les approvisionne en dessins acides. Bref, ça bourgeonne chez les Provos.
Problème, le mouvement provo, qui compte pourtant de nombreux jeunes prolos (en dehors des meneurs et théoriciens, beaucoup ne sont ni bourgeois ni étudiants), se révèle incapable de canaliser l’énergie contestataire des ouvriers. Et quand une émeute éclate, les cadres provos se montrent bien frileux. 14 mai 1966, suite à la mort d’un ouvrier lors d’une manif (le 13 mai), ça barde, comme le raconte Frémion :

En représailles, c’est la grève. Manifestation monstre dans le centre de la ville […]. Ouvriers et Provos sont mêlés. Le Telegraaf4 est envahi, le papier et les camions de livraison incendiés. Les batailles de rue sont nombreuses et violentes dans le cente, sur le Dam et le Damrak (la grande avenue qui va de la place du Dam à la Gare centrale). La police est peu nombreuse, la foule compacte. Le combat va durer quatre soirs. Pierres d’un côté, balles et bombes lacrymogènes de l’autre. Vitrines détruites, kiosques renversés, saccage, rage. La police tire. Un ouvrier prend une balle dans le ventre, 90 blessés dont de nombreux côté policiers, 30 arrestations, barricades…

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Or, Provo prend ses distance : «  Pour la première fois, les Provos semblent un peu dépassés par les événements. La première cassure se produit ce jour là. Les quelques leaders de fait sont plutôt pour un retour au calme, effrayés par la violence du prolétariat.  » Les cadres du mouvement publient un communiqué condamnant la violence, qu’elle soit ouvrière ou policière. Une scission s’opère entre la base et les meneurs, le radicalisme s’éloigne. Occasion manquée.
Les Situs parisiens, d’abord intrigués par le mouvement, le critiquent rapidement pour son incapacité à élargir l’objectif. Comme l’écrit Mustapha Kayati dans De La Misère en milieu étudiant (1966) : «  Les Provos n’ont rien compris de cela [le prolétariat comme seul pourvoyeur réel de changement.] ; ainsi, ils restent incapables de faire la critique de tout le système. Et quand dans une émeute ouvrière antisyndicale, leur base s’est ralliée à la violence directe, les dirigeants étaient complètement dépassés par le mouvement et, dans leur affolement, ils n’ont rien trouvé de mieux que de dénoncer les « excès » et d’en appeler au pacifisme, renonçant lamentablement à leur programme. »

Après cette occasion manquée, le mouvement se délite progressivement. Alors que les Provos étaient à la tête de la manif ouvrière du 13 mai, ils perdent en crédibilité. Ils continuent certes à monter des actions contre la guerre du Vietnam ou la répression policière consécutive aux émeutes, mais perdent progressivement l’élan du début. Rapidement, ils deviennent de simples curiosités enracinées dans le paysage hollandais (en 1967, l’office du tourisme organise des rencontres entre touristes et Provos) et perdent leur force collective. Fin d’une utopie. En mai 1967, le mouvement s’autodissout.

Après Provo

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Entre blouson noir et COBRA, veine légaliste et anarchisme, le mouvement provo est difficile à cerner. Énergie brouillonne, foisonnement d’idées, actions menées sur tous les fronts… Impossible de le ramener à une seule composante politique. Pionniers de l’écologie, de l’urbanisme repensé, du refus de la consommation aveugle, les Provos ont bénéficié d’un contexte historique particulier (le même qui a favorisé d’autres mouvements de contestations partout dans le monde occidental à la fin des sixties), de ce que Yves Frémion appelle un Orgasme de l’histoire. Un climat de tout est possible qu’ils ont nourri de leurs actions et écrits. L’époque s’y prêtait.
Les Provos ont même fait des petits. En Hollande, leur action s’est vue prolongée par les Kabouters (70’s), puis par les Krakers (80’s), mouvements libertaires œuvrant aux frontières des squats et des revendications écolo-libertaires5.

Provo avait surtout une putain d’imagination, une capacité alors inédite à repenser dans son ensemble la civilisation occidentale. Ce que souligne Niek Pas dans La France des années 19686 : «  Les provos prêchent le rejet des disciplines et des hiérarchies de la société industrielle, de l’Est comme de l’Ouest, au profit d’une société dite « ludique », où les virtualités créatrices de chacun pourraient s’exercer dans une sorte de révolution permanente dans le jeu, qui reléguerait au second plan les cloisonnements imposés par la division du travail.  » Naïf, peut-être, mais bigrement précurseur. Comment diront-ils déjà, en mai 68 ? Ah oui : L’ennui est contre-révolutionnaire.



1 Éditions Nautilus 2009 (version mise à jour d’un livre publié en 1982).

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2

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3 Parce qu’ils prônent l’amour libre.

4 Quotidien réactionnaire ayant affirmé que l’ouvrier était mort dans une rixe entre ouvriers.

5 Deux mouvements qui mériteraient que je m’y attarde, mais… disons que ce sera pour une autre fois.

6 Editions Syllepse, 2008.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 5 mai 2010 à 18h08, par De Guello

    HORS SUJET.

    Vous avez lu le Canard,page 5 ? Bonne nuit à Bobigny....

    J’ai retrouvé votre article du 24/11/2009:les naufragés de la préfecture.Même photo,mêmes anecdotes c’est plutôt troublant....
    Je préfère votre article que celui du Canard.

    • mercredi 5 mai 2010 à 19h31, par Big Brother

      c’est malin, maintenant tous les Français vont se demander s’ils ne sont pas malades ( sauf les Bourges)

      • jeudi 6 mai 2010 à 10h00, par JBB

        @ De Guello : je viens de le lire.
        D’abord, merci pour le compliment :-)
        (Dans tous les cas, on a au moins un avantage : de la place pour s’étendre en nos textes, et non cinquante lignes à tout casser).
        Et puis, c’est une très bonne chose de parler de ce qui se passe à la préfecture de Bobigny. Si les comptes-rendus s’y rapportant se ressemblent, c’est sans doute que la situation n’évolue guère.



  • dimanche 9 mai 2010 à 10h26, par PPellicer

    J’aime bien cet article sur Provo, assez positif et pas naïvement admiratif pour autant.
    Je préfère ça à la critique ultra-radicale de l’I.S publiée en son époque dans les pages de la revue du même nom (pas le souvenir du numéro). Et puis n’est-il pas nécessaire aujourd’hui de se pencher sur TOUS les mouvements « radicaux » de ce type ?

    • dimanche 9 mai 2010 à 16h00, par Lémi

      Oui, l’IS n’y est pas allée de main-morte pour dézinguer Provo, as usual (comme toi, incapable de retrouver le numéro, mais j’ai souvenir d’un passage à tabac rhétorique absolu)...
      Et puis n’est-il pas nécessaire aujourd’hui de se pencher sur TOUS les mouvements « radicaux » de ce type ? : je crois que si. Même si ça n’intéresse pas forcément grand monde, il y a beaucoup à prendre dans ce qui se tramait à l’époque, pas que chez Provo. Notamment une imagination qui nous fait cruellement défaut.

      • lundi 10 mai 2010 à 09h48, par PPellicer

        L’imagination était en effet un des énormes points fort de Provo...ça me fait penser qu’il faut que je me lise le bouquin de Noël Godin tiens !

        Sur la question des mouvements radicaux...j’écris qu’il faut se pencher dessus...mais je me dis en me relisant que c’est exactement ce que vous faites, depuis pas mal de temps et avec pas mal de talent...bref !

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