ARTICLE11
 
 

dimanche 7 juillet 2013

Textes et traductions

posté à 19h13, par Eyal Weizman (traduit par Rémy Toulouse)
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Israël et la « guerre humanitaire »

« La ruine est un symbole important en ce qu’elle permet l’exposition publique de l’occupation et de la domination : elle témoigne de la présence du pouvoir colonial, y compris quand le colonisateur lui-même est invisible. »

Cette traduction d’un article d’Eyal Weizman a été publiée dans le numéro 12 de la version papier d’Article11

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L’article qui suit a été publié sur le site de la London Review of Books le 24 novembre 2012, trois jours après la fin officielle de l’opération « Pilier de Défense » - attaque de l’armée israélienne sur la bande de Gaza qui a fait environ 160 victimes. Du 14 au 21 novembre 2012, une pluie de missiles s’était abattue sur un territoire déjà dévasté par de précédentes agressions et un blocus draconien. Ruines sur ruines, sang sur sang.

Nous avons choisi de traduire et publier ce texte inédit (en français) d’Eyal Weizman parce qu’il dresse un tableau dépassant largement la simple réaction « à chaud ». En analysant les nouveaux visages de la stratégie israélienne et en dressant le parallèle avec l’opération « Plomb Durci » de décembre 2008 et janvier 2009 (plus de 1 300 morts), Weizman met à nu la nouvelle obsession des responsables israéliens : intégrer la logique du droit humanitaire à une stratégie militaire d’agression. Ou comment faire régner la terreur tout en se parant d’un masque de « légalité ».

Eyal Weizman est peu connu en France. Hors le brillant À travers les murs (dont Article11 parlait ici), traduit aux éditions La Fabrique en 2008 et consacré à « l’architecture de la nouvelle guerre urbaine »1, l’œuvre de ce théoricien israélien de l’architecture et de l’urbanisme y reste en grande partie inédite2. C’est un tort, tant ses analyses des différentes composantes (architecturale, législative, militaire, etc.) de l’occupation israélienne éclairent la guerre en cours.

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Gaza sous les raids aériens de novembre 2012 © Rafael Ben-Ari / Sipa

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Au cours des huit jours de bombardements aériens sur Gaza par les drones, F-16 et hélicoptères Apache israéliens, plus de 1 350 bâtiments ont été touchés. Il y avait parmi eux des dépôts militaires, considérés comme des cibles légitimes par le droit humanitaire international. Mais les postes de police, les locaux de télévision, les centres de soin, les ministères, les tunnels et les ponts qui ont également été visés sont protégés par le droit au titre d’infrastructures civiles. Pour justifier leur destruction, Israël a prétendu qu’ « ils appartenaient à une organisation terroriste  ». Un argument qui, si on l’accepte, fait de tous les immeubles publics et infrastructures physiques de la bande de Gaza des cibles légitimes ; c’est pourquoi cette justification est rejetée par tous les avocats internationaux en dehors d’Israël.

La volonté d’Israël de se doter à tout prix d’une ligne de défense juridique, même fragile, est une réponse au rapport Goldstone, qui affirmait (avant que Goldstone lui-même ne se rétracte) qu’Israël et le Hamas avaient commis des crimes de guerre au cours du conflit de l’hiver 2008-2009, et qu’Israël était peut-être même coupable de « crimes contre l’humanité ». En pleine tempête médiatique déclenchée par ce rapport, Benjamin Netanyahu avait pris la parole dans un institut de sécurité pour mettre les choses au clair : les organisations soutenant les principes des droits de l’homme et du droit international étaient, selon lui, la troisième menace stratégique (après l’Iran et le Hezbollah) pesant sur la sécurité d’Israël... Quand les think tanks israéliens, et certains de leurs équivalents occidentaux, font aujourd’hui état de cette « troisième menace stratégique  » qu’est le recours au droit contre les armées étatiques, ils évoquent une « guerre législative » ; soit l’usage du droit international comme une arme par un acteur non étatique, visant à pallier sa faiblesse sur le terrain purement militaire.

Conscient qu’il pouvait être contre-productif de s’exposer davantage à l’action juridique internationale, Netanyahu a fait passer une consigne lors de l’opération « Pilier de Défense » : l’armée devait s’imposer une certaine retenue, afin d’éviter le niveau de destruction atteint en 2008-2009. En outre, les experts israéliens en droit humanitaire international ont été plus étroitement associés que jamais à la préparation des attaques, et l’armée n’a cessé de proclamer son engagement à minimiser les dégâts infligés aux populations civiles. Résultat : le nombre de victimes est bien moins élevé que pour l’opération « Plomb Durci » – qui a causé dix fois plus de morts chez les Palestiniens –, même si ce chiffre s’est accru alors que l’opération militaire touchait à sa fin. La liste des cibles se réduisant, la force aérienne a largué ses bombes sur des quartiers plus densément peuplés, avec un risque plus important de dégâts collatéraux. Mais Israël ne se contente pas d’affirmer que ses raids aériens sont conformes au droit international. L’État hébreu a aussi commencé à expérimenter de nouveaux types de bombardements. C’est ce qu’ont découvert les défenseurs des droits de l’homme qui ont mené, après l’attaque de 2008-2009, une enquête utilisant des techniques issues du nouveau champ de la « juri-architecture3 ». Cela leur a permis de mettre à jour les traces d’une nouvelle stratégie israélienne : des cratères de petite taille causés par des impacts sur ce qui avait autrefois été les toits d’immeubles détruits. L’armée israélienne a fait savoir qu’elle avait à nouveau utilisé cette tactique – appelée « frappe sur le toit  » – au cours de l’opération « Pilier de Défense ». La manœuvre consiste à tirer des missiles et des bombes « préventives » de faible intensité sur des maisons à détruire, avec l’idée que leur impact sera assez important pour que, pris de panique, les habitants fuient leurs maisons avant qu’elles ne soient entièrement démolies.

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Illustration de Baptiste Alchourroun

Israël se targue désormais de systématiquement prévenir les habitants civils des bombardements imminents. La nouvelle procédure est une adaptation de la méthode « frappe sur le toit » : elle consiste à appeler les habitants pour les informer – via un message enregistré ou récité par un opérateur arabophone de l’armée de l’Air – que leur immeuble sera détruit dans les minutes à venir. Des lignes téléphoniques qui avaient été suspendues depuis des mois pour cause de factures impayées ont même été soudainement réactivées pour diffuser ces mises en garde. Selon l’armée israélienne, au cours des dernières vingt-quatre heures de l’opération « Pilier de Défense », des milliers de résidents gazaouïs ont ainsi été avertis par téléphone des frappes à venir. (Israël a accès au réseau de communication de Gaza, parce que le réseau téléphonique et l’infrastructure Internet de la Bande sont acheminés par des serveurs israéliens ; un avantage précieux pour récolter des renseignements et pour diffuser de la propagande.)

Bien entendu, de nombreux habitants de Gaza n’ont ni ligne terrestre ni téléphone portable. Mais lorsque c’est le cas, a expliqué un porte-parole de l’armée israélienne, les experts juridiques recommandent d’utiliser des tracts encourageant les gens à quitter leurs domiciles avant qu’ils ne soient détruits. Et les bombes préventives sont juste une autre manière d’envoyer un avertissement. En 2009, un avocat de l’armée israélienne pouvait tranquillement déclarer : « Les gens qui restent dans une maison malgré les avertissements ne doivent pas être comptabilisés comme des victimes civiles. […] D’un point de vue strictement juridique, je n’ai pas à les prendre en considération. »

Bien sûr, prévenir peut permettre de sauver des vies. Mais la stratégie vise aussi à changer la désignation légale de quiconque est amené à être tué. Selon cette interprétation du droit, si un avertissement a été émis et qu’il n’a pas été suivi, la victime n’est plus un « non-combattant » mais un « bouclier humain » volontaire. Dans ce cas et dans d’autres, les lois de la guerre interdisent certaines choses mais en permettent d’autres. Cela devrait donner à réfléchir à tous ceux qui ont protesté contre l’attaque israélienne au seul nom du droit.

Nous en saurons plus sur la manière dont l’opération « Pilier de Défense » a été menée lorsque, dans les semaines à venir, il sera possible de commencer à lire les décombres. Une partie de ce que nous savons sur l’attaque de 2008-2009 vient ainsi d’archives, rassemblées dans «  le Livre de la Destruction » par le ministère des Travaux et de l’Habitat public, dirigé par le Hamas. Ces archives contiennent des milliers d’entrées, chacune documentant un immeuble partiellement ou entièrement détruit ; tout y est enregistré, des murs fissurés mais tenant encore debout jusqu’aux tas de ruines. Ce ministère mettra certainement en place le même type d’archives après la série de bombardements de novembre 2012. Et la liste dressée sera sans doute étroitement parallèle à celle contenue dans un document de l’armée israélienne, « le Livre des Cibles de Gaza », un épais dossier bleu que le chef d’état-major sortant, Gabi Ashkenazi, qui supervisa l’opération « Plomb Durci », a confié à son successeur lors d’une cérémonie télévisée diffusée début 2011 : «  Je tiens à transmettre quelque chose que je transporte avec moi en permanence », a-t-il déclaré.

Maintenant que les bombardements sont terminés, des indices vont être collectés (et des allégations formulées et contestées) en parlant aux survivants et aux témoins, et en utilisant des données géo-spatiales, des images-satellites d’immeubles détruits et des informations obtenues lors d’investigations sur place. Mais l’enquête se révélera difficile : à Gaza, les ruines s’empilent sur les ruines, et il n’est pas facile de les distinguer les unes des autres. Les guerres de 1947-1949, les incursions militaires des années 1950, la guerre de 1956, celle de 1967, la contre-insurrection de 1972 dans les camps de réfugiés, la première Intifada de 1987-1991, les vagues de destruction lors de la seconde Intifada des années 2000 et les deux attaques de 2008-2009 et 2012 ont toutes ajouté de nouvelles couches de gravats sur celles accumulées antérieurement.

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Gaza, novembre 2012 © AHMUD HAMS / AFP

La ruine est un symbole important en ce qu’elle permet l’exposition publique de l’occupation et de la domination : elle témoigne de la présence du pouvoir colonial, y compris quand le colonisateur lui-même est invisible. Avant de se retirer de la bande de Gaza en 2005, Israël a affirmé son contrôle sur l’enclave au moyen de ses colonies. (En 1980, Ariel Sharon, alors ministre en charge des Colonies, a déclaré qu’il voulait que « tout Arabe discerne chaque nuit, à moins de cinq cents mètres de chez lui, les lumières juives ».) Après que l’armée s’est redéployée autour de Gaza et qu’elle a rasé les colonies, inaugurant une nouvelle phase du colonialisme, les immeubles détruits – tels des monuments, non réparés, non réparables – sont devenus l’affirmation visuelle la plus importante de la domination israélienne.

Mais le véritable pouvoir d’Israël sur Gaza est invisible. Il tient dans la capacité de sa force aérienne à maintenir sur la Bande une menace permanente de « frappe et de surveillance » (les drones peuvent rester dans les airs vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ; c’est cette capacité qui a rendu le retrait de l’armée possible. Si on tient compte de l’emprise qu’Israël exerce sur le sous-sol gazaouï – laquelle lui permet de voler la majeure partie de l’eau venant des aquifères côtiers – et sur les ondes radio, par exemple en ayant recours à la technologie de brouillage électromagnétique, tout ce qui reste aux habitants de Gaza est la fine bande de terre prise en sandwich entre les zones contrôlées par les Israéliens. Pas la peine de se demander pourquoi ils cherchent à occuper l’espace au-dessous et au-dessus d’eux avec des tunnels et des roquettes.

Eyal Weizman, novembre 2012 – Texte traduit de l’anglais par Rémy Toulouse

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Le texte publié dans la version papier était accompagné d’une illustration de Baptiste Alchourroun :

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2 Hollow Land : Israel’s Architecture of Occupation (2007) et The Least of All Possible Evils : Humanitarian Violence from Arendt to Gaza (2011) n’ont pas été traduits en français.

3 Le terme fait référence à une méthode analytique visant à reconstituer les scènes de violence à partir de leur inscription dans les constructions et les environnements spatiaux. 


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