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samedi 12 juin 2010

La France-des-Cavernes

posté à 02h20, par Ubifaciunt
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« Sans risquer de se brûler un jour… » (vol. I)
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Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, l’on sort d’un mois de chantier éducatif avec six sacrés gaillards. Premier épisode : on prépare, on recrute, et on commence à bosser dans des cages d’escalier. Pour l’instant, les vannes fusent, l’ambiance est bonne, l’insouciance règne. Pour l’instant. Profitons-en en attendant la suite...

Trois jours qu’on peint. Il fait au bas mot 30 °C dans la cage d’escalier de la tour, 100 % d’humidité, on bosse à la lumière des néons sous les odeurs de peinture. A l’étage du dessus, le MP3 de Cédric n’en finit pas de cracher la Sexion d’assaut et Mister you. Je renonce à lui demander pour la milliardième fois de baisser le son. Le rap moisi tambourine dans mon crâne, la peinture pue, on a dû ramasser un étron qu’un locataire avait lâché entre midi et une heure au huitième étage. Les gars sont encore arrivés avec un quart d’heure de retard pour bosser, j’ai encore poussé ma gueulante dans le vent et les rires. Deux heures de l’aprème et je commence à en avoir ras-le-cul de ce chantier de merde.

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Ce chantier, donc. Le truc qu’on bosse dessus depuis six mois. Un des classiques des éducateurs en prévention spécialisée. En gros, on propose à des jeunes majeurs de bosser quelques temps avec nous pour avoir, évidemment, une paie, mais surtout un parcours d’insertion personnalisé. On ne prend qu’un petit groupe de gars, forcément, et si possible ceux qui sont le plus dans la merde, que ce soit aux niveaux judiciaire, familial, ou psychologique. Ou autre. Ou tout ça à la fois.

Le chantier en lui-même importe peu. Tu peux repeindre des tours de la cité, partir nettoyer une marée noire, traire des vaches ou même essuyer les verres au fond d’un café pour peu que les jeunes soient payés, au minimum au SMIC, et que tu proposes un accompagnement social cohérent.

Ici, quatre journées par semaine sont consacrées au boulot à proprement parler, la cinquième à se former : visites médicales à la médecine du travail, formation sur l’hygiène et la sécurité dans les métiers du bâtiment, notions de droit du travail, atelier CV pour montrer comment on peut masquer le fait d’avoir fait trois ans de taule ou d’avoir quitté le bahut avant la troisième, ouverture de droits Sécu pour ceux qu’ont jamais bossé officiellement auparavant, ouverture de compte en banque pour ceux qui ont eu l’habitude de ne palper que du liquide de toute leur existence, propositions concrètes de formations ou de contrats.

Voici six mois, on arrive donc à obtenir d’un des principaux bâilleurs sociaux du quartier l’assurance d’un chantier d’un mois. Deux cages d’escalier d’HLM de dix-sept étages à repeindre ; on cale les financements et les interventions des assoces partenaires. Voici trois mois, on descend sur le quartier annoncer la nouvelle : « Hé, les gars, on a du boulot à vous proposer… »

Beau soir de mars sans giboulées. Tout le monde est dehors, on va voir les plus grosses têtes cramées ainsi que ceux qui avaient participé à des chantiers précédents. On présume que, le lendemain, tout le quartier sera au courant. Dès lors, on va passer deux mois à insister sur le parcours d’insertion, à essayer de récupérer les CV et les lettres de motiv’, partant du principe qu’un boulot est un boulot, et qu’il n’y a aucune raison qu’on cède au copinage et à la facilité.

Belles soirées de mars où ça débat du futur salaire, où certains se marrent à l’idée de voir leurs potes tenir un pinceau alors qu’ils ne savent même pas rouler un stick, où on enrage de n’avoir que la lettre de motiv’ et pas le CV de Rachid, dossier incomplet, alors qu’il est promis à un an de taule selon son Sursis Mise à l’Epreuve s’il ne trouve pas un boulot très vite, où l’on pense à des jeunes à engager et où d’autres se découvrent.

Coup de fil un dimanche soir, vers 23 heures 30. Sentant le plan foireux et considérant que ce gosse-là n’appelle jamais sans de bonnes raisons et de mauvaises nouvelles, je décroche :

« Wesh Ubi, c’est Ahmed, tu vas bien ?
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- Non, c’est juste pour dire que je venais de déposer mon CV et ma lettre de motiv’ dans la boîte à lettres de votre local. »

Même pas le temps de lui dire que je suis ravi de sa candidature mais qu’il aurait quand même pu attendre le lendemain matin pour me prévenir et il a déjà raccroché.

C’est la touchante lettre de Sergio, 19 berges, déscolarisé depuis plus de cinq ans. De l’habitus de classe qui transpire par tous les pores :

« Objet : candidature pour le poste d’ouvrier, (…) Ce poste de peintre en bâtiment m’intéresse car j’ai déjà diverses expériences dans ce domaine. Je suis dynamique, ponctuel, puis j’aime le travail d’équipe et le travail bien fait, ces qualités sont souvent appréciées pour cette spécialité. Cela m’occupera également, ayant en ce moment beaucoup de temps libre. Je reste à votre entière disposition () »

Et puis tous ceux pour lesquels nous ne sommes pas dupes, pas plus qu’eux d’ailleurs. Des raisons tout aussi respectables : pour la thune, seulement, pour relâcher un peu la pression familiale, pour nous faire plaisir aussi un peu, pour les conseils des potes qui l’avaient déjà fait, pour passer le temps autrement qu’en tenant les murs de la cité.

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Premier jour, six candidats retenus parmi les dix ayant postulé. Ils ne sont que cinq à l’embauche ; Jonathan ne viendra jamais. Message laissé dans la nuit de nos téléphones pour nous dire qu’il allait au chevet de sa grand-mère mourante, et qu’il aurait un peu de retard ce matin.

Cinq, donc, et autant d’histoires individuelles.

Yannick, grand gaillard de 24 ans, que le glaive de la justice menace violemment. Droit et intègre comme un gars de la cité qui n’a pas envie de retourner au trou.

Ahmed, qu’on connaît depuis cinq ans et avec qui on n’a jamais réussi à aller au bout de quelque chose. Le genre à tout planter au moment où ça commence à réussir.

Cédric, qui vit entre la rue et chez son frère, dans une merde noire, qui s’est frité avec le Pôle emploi, qui s’est frité avec la Mission locale, qui s’est frité avec son assistante sociale après trois mois d’hôtel d’urgence, qui ne parle plus qu’à nous, vite fait, quand on passe devant son hall d’immeuble, qui en veut à la terre entière, sans doute à juste titre.

Yacine, ayant besoin de thunes pour ses projets, fiable et bosseur, dur à cerner.

Et puis Sergio, le déconneur pince-sans-rire de la bande en plus d’être dans l’habitus de classe, au fond près du radiateur.

Embauche à neuf heures, distribution des combinaisons et des chaussures de sécurité. Les gars mettent en boule la combi sous les t-shirts et gardent leurs baskets pour faire les cent mètres qui nous séparent de la première tour. Trop peur de se faire griller par leurs potes, genre comme s’ils étaient debout à neuf heures et que tout le quartier n’était pas déjà au courant. Tâcher de sauver les apparences, au moins le premier jour.

Rencontre avec Thomas, l’encadrant technique du chantier. La petite quarantaine, peintre depuis une bonne dizaine d’années, et on imagine sans peine un bon gros parcours de vie maussade dans la musette.

Montée au dix-septième. Mélange d’odeur de pisse, de shit et de pizza refroidie, restes de la nuit. On commence à lessiver. La Saint-Marc peine à masquer la puanteur, les narines commencent à s’habituer. Les gars bossent en silence, ils ont oublié les MP3 à la maison, dans le départ, en speed de peur d’être en retard.

Une heure de pause à midi. On régale le café et Yannick balance d’un coup ses emmerdes judiciaires : « Euh, Ubi, en fait je veux bien que t’appelles la Cour d’appel pour savoir combien de temps il me reste à faire. » Thomas saute sur l’occasion, cartes sur table : «  Vous savez, les gars, quand je suis sorti du trou, je suis resté deux ans à la rue. Et puis, c’est grâce à un chantier comme ça que j’ai commencé à m’en sortir. Aujourd’hui, c’est mon taf. »

Ni trop, ni trop peu, juste de quoi susciter la curiosité. Les gars se taisent un instant, le regardent plus profondément. Puis, c’est les questions en rafale. L’aprème va se passer à parler de taule dans l’odeur de Saint-Marc et le bruit des MP3.

Fin de journée, sur les cent mètres qui nous séparent du local technique, les gars ne songent même pas à enlever leurs combinaisons, pris dans une discussion sur le fait qu’un éducateur puisse témoigner en faveur d’un jeune devant un juge.

Les potes du quartier commencent à descendre de chez eux, pour certains, leur journée de boulot va commencer. On traverse le boulevard. Un cri, du haut d’une fenêtre : « Alors, les Picasso ? » Sergio hurle en retour : « Wesh, j’suis autant lessivé qu’on a lessivé ! »

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Deuxième jour. Les gars sont à la bourre, yeux tirés par un réveil sans doute à l’arrach’. Certains se sont couchés vers les trois heures, après l’entraînement de foot et les parties de poker.

Début de la peinture à proprement parler, rien de bien compliqué, rechampi sur les coins et les bordures, et tout au rouleau pour le reste. Les gars s’appliquent, turbinent, ne prennent pas de pause de la matinée, certains songent à faire une sieste à midi plutôt qu’à manger.

Sergio, particulièrement rapide et efficace, se bouffe une vanne d’Ahmed : « De toute façon, vous les Portugais, c’est toujours pareil ; en fait, c’est parce qu’il y a une émission de téléréalité qui cartonne chez vous. Ils enferment dix personnes pour bricoler dans une baraque et le dernier à avoir terminé, il est éliminé à la fin de chaque semaine. Ça s’appelle ‘Le Maçon faible’. »

Six étages de faits, déjà, en une matinée. A ce rythme-là, le chantier va pas durer deux semaines. Dès lors, on n’aura de cesse d’expliquer aux gars comment ne pas aller trop vite, allonger les pauses tout en respectant la commande, arriver à l’heure mais étirer le temps, ne pas se tuer à la tâche, et calculer tranquillement les efforts pour livrer le chantier à la date prévue ; du travail d’orfèvre.

Sergio ne se lave pas les mains avant de rentrer bouffer. Devant l’incompréhension générale, il n’attend même pas que quelqu’un lui demande pourquoi. « Ben ouais, pour deux raisons. Déjà parce qu’on reprend dans une heure et qu’on va se resalir. Et puis surtout parce qu’hier, j’avais dit à mes parents que je faisais de la peinture et qu’ils ont pas vu les tâches… » Ils n’ont pas dû tout comprendre à nos explications du matin, ou alors le réveil de la sieste était bien difficile, puisqu’ils arrivent tous avec un quart d’heure de retard l’après-midi. Faut dire qu’avec la splendide injonction paradoxale qu’on leur a servie… En tout cas, trois de leurs potes sont passés voir Thomas pour lui demander s’il n’y avait pas du boulot ou des places en rab, vu qu’il y a un absent. Les nouvelles vont vite, et on n’en est qu’au deuxième jour.

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Le lendemain, première journée de formation. Michel a pris la place vacante de Jonathan dont on est toujours sans nouvelles. Michel, ça fait quatre ans qu’il bosse. À la sauvage. Le pro de la réparation deux-roues. Tu lui files la mobylette Peugeot d’Arlette Laguiller, il t’en fait une Vespa que Mastroianni n’aurait pas reniée. Sa copine l’engueule tous les soirs parce qu’elle croit qu’à sa calandre à elle, il préfère les joints de culasse.

Pour Michel comme pour les autres, la visite médicale n’aura pas été vaine. Tous ressortent avec des ordonnances. Dans la salle d’attente, une heure auparavant, les infirmières avaient distribué des questionnaires destinés à cerner un peu le profil médical, QCM où il fallait indiquer poids, taille, vaccinations, hospitalisations, prises de traitement éventuelles et, au beau milieu la feuille, ces quatre lettres : « ATCD ». En majuscules, en évidence. Et trois lignes pointillées à compléter en dessous.

Sergio s’approche de moi et me demande ce que ça veut dire. Comme j’en sais pas plus que lui, je lui indique que les infirmières assises derrière leur bureau, à trois mètres de nous, se feront un plaisir de lui répondre.

« Euh, pardon m’dame…
- Oui ?
- « ATCD », ça veut dire quoi ?
- Ah, c’est pour savoir si vous avez déjà eu des antécédents… »

Un temps. Sergio réfléchit, il semble soulagé, puis, le plus sérieusement du monde :

« Ah !!! C’est pour savoir si on est déjà allés au commissariat… »

Les trois-quarts de la salle d’attente manquent de s’étouffer, un gars de la sécu vient même voir si tout va bien, Sergio enchaîne, toujours aussi sérieux : « Ben quoi, c’est logique, non ? »

Du coup, on est quelques uns à sortir prendre l’air pour espérer calmer notre fou-rire et fumer quelques clopes. Matinée de mai ensoleillée en centre-ville, les gars en profitent pour mater les filles passant dans la rue principale du haut d’un muret que protège une grille. Et se mettent dans l’idée de faire un concours du meilleur dragueur. Sauf que ces cons-là sont à cinq agglutinés à une grille qui surplombe de deux mètres le trottoir et qu’ils sont aussi discrets qu’une bande de flics en civil dans une manif de lesbiennes. De fait, le sixième est le seul à finir effectivement à poil, en l’occurrence devant la toubib.

Les mecs se chauffent mutuellement, montent la voix au fur et à mesure que passent les conquêtes désirées : « Waouh, regarde celle-là comment elle est trop bonne, vazy, comment j’ vais l’attraper putain… Hé Ubi, chouffe comment que je suis un tueur de la tchatche ! » Je chouffe donc. « Euh, mademoiselle, euh bonjour… Euh, ça va bien, sinon ? »

Cela dit, de leur propre aveu, les gars ne font que s’entraîner en attendant midi et la sortie des cours du CAP d’esthéticiennes, les légendes du coin. Tous les mecs du quartier, à les croire, s’en sont au moins tapés une. Pourtant, les meufs, plus vulgaire, tu meurs, et à côté Ophélie Winter passerait même pour Claudia Cardinale.

Les futures esthéticiennes sortent et les gars se prennent des vents les uns après les autres. Yannick remporte haut la main la palme de la déclaration la moins pourrie avec un « Mademoiselle, vous êtes ravissante, hein, mais vraiment, hein ! » qui risque de marquer les annales de la galanterie à la française ; Sergio, quant à lui, balance à une gisquette surmaquillée et surmanucurée n’ayant pas moufté face à une énième tentative : « Pffff, de toute façon, tu pues des ongles ! »

L’après-midi est consacrée à définir les envies de chacun à l’issue du chantier, ça va du BAFA à la création d’entreprise en passant par une validation d’acquis par l’expérience, un port de bracelet électronique ou l’obtention d’un permis cariste. C’est pas tout ça, mais autant dire que y a du boulot en perspective.

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(À suivre…)


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