ARTICLE11
 
 

mercredi 4 janvier 2012

Chroniques portuaires

posté à 15h40, par Max Sabadell et Julia Zortea
3 commentaires

Tangerine Royal Dream : vivre et penser comme des ports

Au niveau du détroit de Gibraltar, côté marocain, le projet Tanger Med se déploie, forteresse économique et sécuritaire grignotant l’ancien port de commerce à taille plus « humaine », Tanger Ville. Où l’on ne parle plus de port mais de hub éclaté et où l’on pense jusqu’à l’habitat des petites mains. Deuxième épisode des Chroniques Portuaires publiées dans la version papier d’Article11.

Cet article a été publié dans le numéro 5 de la version papier d’Article11
***

Printemps 2009 : le roi est à Tanger pour une présentation du projet Tanger Med. Les dockers traînent leurs savates hors du port – l’ancien, maintenant –, plient le genou et demandent l’aumône. Ce n’est pas une habitude, d’implorer, plutôt la contrepartie de leur fragile dépendance ; ils ne sont que des montagnards1 venus prendre mer. En contrebas de la médina, le port de la ville écoule pétrole, céréales et charbon nord-marocains, surtout. Eux chargent et déchargent les navires, employés par l’Association des agents maritimes et des stévedores2. Fondée en alternative à l’exploitation fluctuante des travailleurs par une poignée de sociétés manutentionnaires, l’association mutualise la main d’œuvre à quai, mensualise les salaires et permet ainsi d’éviter le chômage technique.

Retour en arrière. Quelques années plus tôt, le roi décide la construction d’un nouveau port à Tanger. « Non. Pas un port. Un complexe portuaire. Un projet royal », rectifie le commandant, à la Capitainerie : «  Tanger Med, à une quarantaine de kilomètres de la ville », inauguré en 2007. Deux années passent avant que les dockers du port blanc – Tanger Ville – n’aient à baisser le front face au souverain. Pour obtenir de quoi régler une note d’hôpital, par exemple. L’activité commerciale étant progressivement transférée à Tanger Med, l’association ne peut plus payer les salaires ni les cotisations à la sécurité sociale. Une fois leurs grèves réprimées, ces dockers disparaissent, refusés dans le port neuf où le monopole des docks3 comme la convention collective arrachée de haute lutte des années auparavant ne sont que brumeux souvenirs. «  Tanger Ville, c’est un port mort », disent maintenant les Tangerois.

Tanger Med pénètre les cœurs jusqu’à en déceler les battements irréguliers. Le groupe EADS4 aura, en dotant le sas de détecteurs de rythme cardiaque placés sur tous les camions entrant dans l’enceinte, ainsi fondé la renommée du nouveau port. Attractivité ciselée : comme le souligne le commandant, « si l’on détecte ainsi un clandestin, on lui évite d’être irradié par le scanner », étape suivante du contrôle des marchandises promises à l’exportation. À Marseille comme à Barcelone, le gratin portuaire5 chuchote qu’il s’agirait là du havre le plus sécurisé du monde. «  Radars détecteurs de petite vitesse » et «  caméras infrarouges et waterproof  » sondent les bassins d’amarrage tandis que des équipes mobiles, accompagnées de chiens, patrouillent en continu. Des kilomètres de clôture à bavolet cisaillent le paysage ; le port s’est construit muré. Exit la cour des miracles (qui ne se réalisaient guère) de Tanger-ville et l’Espagne toute proche qui crame les yeux : Tanger Med, giga grues et conteneurs bariolés au poing, s’adresse « au monde » comme le proclame le commandant. À la croisée des routes maritimes, le nouveau port veille sur le si convoité détroit de Gibraltar, traversé par plus de 100 000 navires de commerce chaque année. Spécialisé dans le transbordement de marchandises, de grands porte-conteneurs débarquant leurs chargements à quai afin que de plus petits les charrient vers des ports secondaires de la Méditerranée, Tanger Med fonde son activité sur le transit rapide. Bientôt huit millions de conteneurs par an. Rien n’entre vraiment, tout ressort. Un port plus que jamais « plaque tournante à partir de laquelle monnaies et marchandises partent en d’autres lieux où elles ne peuvent qu’acquérir de la valeur », comme l’écrivait déjà William Burroughs dans les années 1950. Ainsi, pour défier toute concurrence – le port d’Algeciras est proche – comme pour se détacher de l’ombre rifaine – réputée « trafiquante » –, Tanger Med mise sur « la sûreté » de son enceinte. Et outrepasse les exigences imposées par le code ISPS6, nouveau référentiel sécuritaire, empreint de rhétorique antiterroriste et qui définit de nouveaux enjeux de sûreté où la migration « irrégulière » est notamment érigée en menace.

JPEG - 120.1 ko

« Ça traverse et ça rentre sous l’os » ; elle a beau frotter, la jeune ouvrière7, l’odeur ne part pas. Au petit matin, ses semblables se glissent par centaines dans le vieux port de Tanger pour rejoindre les usines de la petite zone franche. Des filles-crevettes comme on les appelle, payées au rendement pour déshabiller, en cadence et jusqu’à l’écœurement, des crustacés débarqués à Tanger dans la nuit. 15 h ce jour-ci : les premières, puantes, rentrent chez elles ; les secondes, plus belles, voyagent déjà vers la Suède. «  Les usines de crevettes comme les usines de textile intégreront bientôt Tanger Med, qui n’est pas un port mais un hub8 d’éclatement et un pôle économique  », rappelle le commandant. Nuance. Le non-port, privatisé jusque dans la moelle – la construction des docks fut en partie financée par leurs futurs concessionnaires –, intègre deux zones franches : logistique (les produits, les crevettes par exemple, n’y subissent que de petites transformations) et industrielle (le produit final est intégralement fabriqué in situ). Alléché par le prix bradé du mètre carré9, Renault viendra bientôt installer des usines près du « Terminal Car carriers  », profitant de la main d’œuvre bon marché en recrutant six mille Marocains. Une fourmilière, Tanger Med : deux cent mille travailleurs, un peu mieux payés qu’ailleurs mais les conditions ne s’y discutent pas. Récemment, quatre dockers employés par la compagnie hollandaise APM Terminals ont été licenciés après avoir demandé l’établissement d’une convention collective. Reste cette victoire de paille, triste rengaine des déplacés du port mort qui racontent combien ils ont lutté pour arracher à la TMSA10 une navette gratuite reliant la ville à Tanger Med. On ne leur en laissera que les miettes.

Le commandant parle. Il dit de Tanger Med qu’il ne faut pas en voir que le port, que la région est concernée. Le chantier a percé les montagnes, creusé un barrage, dessiné une autoroute et un chemin de fer. Il dit que Tanger-ville n’a pas été oubliée, qu’elle opposera demain un regard fier à Tarifa. Le vieux port devient marina. Un funiculaire hissera bientôt les plaisanciers jusqu’à la médina, dans laquelle le vautour Euromed11 promène déjà ses griffes. Tanger, coté mer, s’apprête. Reliques d’un autre temps, les pêcheurs bientôt évincés du débarcadère hériteront des pontons les plus excentrés. Peur des odeurs ? Des chalutiers caboches dans leur fumée noire, pas bien aux normes ? Le commandant parle encore. De cette ville nouvelle, Chrafat, à vingt kilomètres du nouveau port, « pas trop près, on ne veut pas étouffer le port comme à Tanger-Ville. Et puis, Tanger Med pourrait encore grandir  ». 1 300 hectares, 30 000 logements pour 150 000 habitants. Sa majesté s’est déplacée pour poser la première pierre de cette cité-dortoir. Ouvrière et verte – certifiée conforme au respect de l’environnement –, on y promet aussi la reconstitution d’une médina « dans le style de la région  »12. Dès 2015, agents de sécurité siglés Tanger Med, salariés de l’usine Renault et filles-crevettes pourront s’engouffrer dans l’arrière-cour du Tangerine royal dream. « Ça traverse et ça rentre sous l’os », oui.

***

Les précédentes chroniques portuaires

Episode 1 : Galice



1 Les travailleurs pauvres de Tanger sont encore désignés par le terme de « montagnards », allusion au fort exode rural ayant gonflé la ville depuis les années 1950.

2 Stévedore ou manutentionnaire désigne le chef d’une entreprise de chargement ou de déchargement des navires.

3 Entrée en vigueur en 2007, la réforme des ports marocains introduit la privatisation des services et infrastructures portuaires.

4 EADS : groupe industriel européen de défense, notamment aéronautique. Il a été chargé de la sécurisation technologique de Tanger Med.

5 Notamment les sociétés assurant les armateurs.

6 Code international pour la sécurité des navires et des installations portuaires, ratifié par 164 États en 2004.

7 La phrase et l’image sont issues du film réalisé par Leila Kilani, Sur la planche (2011), narrant la rage de quelques filles-crevettes du vieux port de Tanger.

8 Plate-forme de correspondance.

9 200 dirhams, soit moins de 20 €.

10 Agence étatique d’exploitation de Tanger Med.

11 Euromed Héritage est un programme culturel financé par l’Union européenne et développé dans les pays méditerranéens. «  Ne changez pas la porte en bois », projet mené dans la médina de Tanger, s’intéresse plus à la sauvegarde des ses murs qu’à celle de ses habitants.

12 Expression utilisée lors de la présentation officielle du projet.


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 6 janvier 2012 à 20h17, par un-e anonyme

    c’est intéressant de lire les Chroniques portuaires.

    à titre comparatif, je voudrais juste mentionner des phrases types que les géographes utilisent :

    Dans le bassin méditerranéen, l’articulation du fait urbain et des fonctions portuaires est une constante depuis l’antiquité. ( diptyque ville-port).
    la période contemporaine perpétue ces couples ville/port au prix de bien des aménagements etc...etc...etc...
    les projets en vogue, en visant un positionnement européen et international décollent en quelque sorte les villes de leur territoire d’appartenance de leur environnement régional etc..etc...etc...

    alors, accrocs les géographes ?

  • Répondre à cet article