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vendredi 20 mars 2009

Entretiens

posté à 11h25, par Margot K.
4 commentaires

Alain Damasio : « Change plutôt que tes désirs, l’ordre du monde. »
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Il est né en 1969 à Lyon et a publié deux ouvrages de science fiction, « La Zone du dehors » et « La Horde du contrevent ». Résolument militant, Alain Damasio s’intéresse de près à la société de surveillance et à ses travers consuméristes, prêche l’art de la joie et le goût des rapports humains comme la meilleure façon de résister à l’agression capitaliste. Il en cause devant une bière, on lui laisse la parole : morceaux choisis, entrecoupés d’extraits de ses livres.

Parler de mes livres, c’est toujours assez bizarre. Il faut comprendre qu’ils correspondent pour moi à une époque vraiment lointaine… C’est le côté surnaturel des livres. La phase d’écriture peut s’avérer un moment difficile et parfois même ingrat. C’est à ce moment-là que l’on aurait besoin de cette agitation qui gravite autour et pourrait nourrir, donner de l’énergie pour continuer le travail de création. Mais le livre, une fois qu’il existe et qu’il est lu, fait sa vie. On n’a plus besoin de le porter et il est totalement indépendant de celui qui pourtant l’a conçu.
Le décalage entre le moment de l’écriture et celui de la réception est vraiment perturbant. Je continue à recevoir aujourd’hui des courriers à propos de ces deux bouquins qui sont très vieux pour moi et que j’ai dépassés dans ma réflexion personnelle. Bien sûr, je m’efforce de répondre à la plupart, mais parfois c’est vraiment compliqué ! Par exemple, j’ai eu une proposition de spectacle à partir de La Horde du Contrevent. L’idée est géniale et j’aimerais beaucoup me lancer dans un tel projet, mais hélas, c’est impossible : je n’ai plus le temps… ça fait tellement prétentieux de refuser un truc pareil ! Par contre je ne refuserai jamais une intervention dans le milieu militant et je trouverai toujours du temps pour apporter ma pierre aux barricades. Je ne peux pas avoir écrit La Zone du Dehors, et fonctionner autrement, je ne pourrait vraiment plus me regarder en face !

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C’est pour enrichir de mon point de vue la réflexion des autres, pour les aider à évoluer, à avancer - tout comme certains auteurs m’ont permis de le faire, Deleuze et Foucault par exemple- que j’écris. Il me semble que pour écrire, il faut avoir quelque chose à dire, fondamentalement, avant toute chose et de façon profonde. Quelque chose qui pousse à l’intérieur de soi. Sinon ce n’est que de l’ego. Il faut avoir en soi quelque chose à offrir aux autres, même si on ne peut pas toucher tout le monde.

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Le moi-île est une invention occidentale. Une connerie. Morbide de surcroît. Tout à l’inverse, le soi qui vit est un carrefour, un échangeur, une place peuplée ou un parc, une multitude, des tribus. Il a l’énergie des champs dans lequel il est pris ; il a les intensités qu’il traverse, suscite et reçoit en liant. (…)
Comment dire « Nous » à la place de Je ? Comment ça se prononce : « Noue ». Noue, oui, fais des nœuds : dans le paquet lisse des lignes de destins parallèles qui dépriment sur un quai de métro. Au concert ou dans la rue, au bureau, à l’hyper, sous la pluie, partout où les grumains grumeautent d’un air Mossad : noue !

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La Zone, c’est vraiment un roman purement militant. J’avais vingt-six ans et accumulé une masse incroyable de trucs en moi qui me révoltaient. Il fallait que ça sorte d’une manière ou d’une autre. J’ai mis deux ans à l’écrire, mais j’ai fait un travail assez monumental en amont, j’ai bouffé des bouquins de philo pendant un an, je passais des nuits entières à faire des fiches de lecture et des synthèses. Puis, il y a eu un an de coupure où j’ai dû bosser pour me faire du fric, la reprise a été dure d’ailleurs.

J’étais intimement convaincu d’avoir quelque chose d’important à dire aux gens, quelque chose de fondamental. Alors non, je n’ai pas douté sur le fond. Après sur le style, certaines lourdeurs… oui, bien sûr que j’ai douté. Mais j’étais bien entouré. Il est vraiment important de faire lire les textes qu’on écrit. Il y a un chapitre, celui du procès de Capt, que j’avais fait lire à un ami. Il m’a dit que c’était un truc d’autiste, que je devais probablement me comprendre mais que, pour celui qui n’était pas dans mon crâne, c’était totalement hermétique. Évidemment j’ai commencé par le traiter d’abruti, et ensuite j’ai réécrit le chapitre entièrement ! Il avait raison ! C’était vraiment un truc d’autiste. Il était impossible à un tiers de rejoindre le fil de ma réflexion. Et mon but était de parler aux autres, de leur transmettre ma pensée et ma révolte.

Je me suis forcé à imaginer des solutions, c’est pour ça que les premiers chapitres présentent un thème de répression accolé avec une proposition de résistance. C’était la structure de base. Ça ne me suffisait pas de seulement dénoncer, je trouve que c’est un peu facile. Il fallait aussi que je propose. Les clameurs par exemple, ces pastilles enregistreuses que l’on peut placer n’importe où compte tenu de leur taille réduite et qui retransmettent les enregistrements avec un système de haut parleur, je les ai inventées comme solution à l’agression publicitaire. Je crois d’ailleurs que c’est un truc totalement réalisable. On pourrait même en fabriquer !

Un grand nombre de mes phantasmes politiques de l’époque ont alimenté différents passages du livre. Quand Capt sort du cube et prend la tête de cette armée improvisée qui crame tout sur son passage, quand Capt retrouve Kamio qui prêche dans un restaurant en renversant les tables et qu’ils se mettent tous les deux à parler aux clients ; le principe des polyphonies sur les dunes… Ce sont mes phantasmes à moi ! J’aurai rêvé de faire ça !

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Depuis trois jours, j’ai donc recommencé. Malgré l’avis de recherche, malgré la pression insidieuse et perspicace qui comprime chaque jour un peu plus nos mouvements. Ou plutôt : à cause d’elle. Il y a, je l’ai découvert, quelque chose d’insoutenable sous cette stratégie policière, sous son obstination scrupuleuse, sous cette façon d’éviter le face-à-face, l’affrontement répressif qui la trahirait. Je me croyais avisé et prudent. Je pensais sincèrement m’en tenir, après la discussion sur la cuve, à une forme de discrétion, pour demeurer à distance raisonnable du combat, m’épicentrant sur mon atelier, mais la vertébrale colonne en moi – la colonne a refusé de plier. Contre toute mesure et raison. Elle a dit non et je n’ai pas discuté. J’ai su qu’il faudrait aller au bout désormais, et j’irai. La liberté est une chose toute bête, une maladie dont l’hygiène sociale la plus stricte ne vous guérit pas. Non content d’être malade, on veut encore contaminer les autres, leur passer nos miasmes. Personne ne m’empêchera d’aller parler aux gens- et surtout pas ces scolopendres dont chaque poil est un œil, ces vers à soi, qui se glissent dans le bac à douche : les traqueurs. Ça fait trois Clastres que je fait ça- six ans. À raison de vingt soirs dans le mois. Je dois donc en être à cinquante interventions environs et cependant, à chaque fois, j’ai le trac. À chaque fois, je calme mon anxiété avec quelques verres de brax- même si aujourd’hui je me sens presque serein, justifié. J’ai peur de leur regard. Le plus dur reste le moment où je monte sur la chaise -dès que je parle, l’angoisse se dissipe. Au moment où j’ouvre la bouche, c’est comme si la peur s’échappait de moi pour aller les envelopper, eux : ils tressaillent, ils baissent la tête, ils ricanent, ils n’osent plus se regarder entre eux.

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À la base, je voulais faire mourir tous les membres du bosquet (le noyau dur du groupe militant de La Zone du Dehors ndlr). Mais je n’ai pas pu tuer Kamio et Capt, j’en ai tué trois… mais eux, je pouvais pas. Slift, qui est je crois mon personnage préféré, ne pouvait pas s’en sortir. Il était trop dangereux pour l’Etat, trop imprévisible, trop violent… Quand il se fait choper, il est parti avec les autres pour faire la tournée des appartements, il picole et ne se méfie pas. Le gouvernement n’attendait que ce moment-là pour lui tomber dessus et l’envoyer direct dans l’astronef pour Cerclon III. Ce qui est bien pire que la mort puisqu’il s’agit d’un lieu de rééducation civique par les jeux vidéos, sortes de lavages de cerveaux. On en revient une loque, totalement traumatisé. Les autres ne peuvent rien faire : quand ils l’apprennent, Slift est déjà arrivé sur Cerclon III. C’était horrible à écrire et j’ai vraiment eu du mal à lui faire vivre ça mais quand tu écris, tu es obligé de te mettre à la place de tes personnages ; il me fallait aussi épouser la logique du pouvoir.

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C’est effrayant de voir à quel point les gens sont apolitiques. C’est un des problèmes de fond de la merde dans laquelle nous pataugeons. Ils se désintéressent totalement de la vie politique de leur pays comme du reste du monde et pourtant, ils lisent les journaux ! Et il ne faut pas faire l’erreur de croire qu’il s’agisse uniquement de gens stupides ou pas cultivés… C’est juste que la politique ne les intéresse pas plus que ça.
Bon.
C’est complètement anormal d’en arriver là, que l’école républicaine ne forme pas plus ses citoyens, même si, nous sommes d’accord, il est bien plus facile de manipuler une foule d’impotents politiques, qui ne connaissent que de loin le fonctionnement étatique et les droits qui sont les leurs, plutôt qu’un peuple de gens éclairés qui font de leurs conscience politique un véritable outil de réflexion…

Je ne supporte plus d’entendre dans toutes les bouches, celles des politiques, celles des médias, celles des passants, le discours insupportable qui présuppose que les gens sont des feignants à la base, et que si on les aide trop, si on ne les met pas en concurrence, si on ne les pousse pas au maximum, ils ne feront rien. C’est la logique du pouvoir et celles des gens qui le soutiennent. Le plus grave c’est qu’ils en sont pour la plupart, intimement convaincus. Ce qui, en plus d’être énervant de bêtise, est d’une grande tristesse humaine.

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Je me souviens qu’au moment des élections présidentielles, avec plusieurs écrivains de SF, on s’est dit « c’est pas possible, on peut pas laisser faire ça sans rien dire ! » et on a lancé un appel à nouvelles sur l’anticipation de la politique sarkozienne. Beaucoup d’écrivains ont répondu ce qui prouve que la SF est encore un milieu littéraire super engagé. Il s’y passe pas mal de trucs.

Sarkozy est une plaie. Je repensais à une anecdote que m’a racontée un intellectuel algérien. Et qui vaut son pesant d’or dans la catégorie atroce. Il est de tradition qu’une fois l’an, le président de la République française soit reçu en Algérie. En cette occasion, une délégation d’une dizaine d’intellectuels est présentée au président. Du temps de Chirac, il y avait un dîner au terme duquel un tour de parole était effectué, le président écoutait les doléances de chacun et, en fonction, agissait ou pas. Il semblait dire en tout cas que Chirac savait créer une véritable ambiance d’écoute. Or, voici que Sarkozy est élu (il faut le rappeler…) et qu’il part faire sa visite en Algérie. Arrivé en retard, il se pointe sans même s’excuser… avec Smaïn et Didier Barbelivien, deux fleurons de la culture française ! Les mecs attendaient tous depuis une heure et demie… La première chose qu’il a dit c’est « Bon euh , il n’y aura pas de dîner, on va faire ça de façon informelle, c’est mieux. » Complètement fébrile, il passait d’un mec à l’autre en écoutant vaguement ce qu’on lui disait et puis : « Tiens Smaïn, tu veux pas nous faire une blague ? » Et vas-y que le fou du roi balance ses sketchs devant la horde médusée des plus grands intellectuels algériens, et puis derrière : « Didier, fais-nous une chanson ! » et l’autre de s’exécuter… Non mais, quelle honte pour nous ! Et quelle humiliation pour eux ! Dire que c’est lui qui est l’image de la culture française à l’étranger !

Et puis il y a aussi cette histoire de cristallisation sur l’homme qui canalise toutes les passions et éclipse totalement le problème fondamental de la fonction. Sarkozy est très fort pour ça. Il a mis tout en œuvre pour mettre en place ce système. Il y a un réel danger dans cet amalgame entre l’homme et la fonction. Dans beaucoup de cas, la personne sert de bouclier à la fonction ou tout bêtement de leurre. Ainsi le système reste en place et l’on ne pense pas à remettre la fonction elle-même en cause.

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Je m’étais battu pendant quinze ans contre une machine sans visage. Une machine sans machiniste, que personne n’avait mise en marche, qui s’huilait et se réparait toute seule, et que nous subissions tous. Un ingénieur, un responsable, quelqu’un dont on puisse dire : c’est lui ! avec un index vengeur, n’était-ce pas ce que la Volte avait traqué au désespoir dans cette société d’omnicontrôle ? Cet homme était là, devant moi et il énonçait limpidement ce que j’avais mis des années à comprendre…Je pouvais lui bondir dessus. Lui briser la nuque en deux morceaux bien distincts. Un craquement mat…Craac…Un râle étouffé dans la moquette…Il me souriait. Il attendait une réponse. Un visage. Était-il le visage ? Je comprenais obscurément que tuer ne servirait à rien. C’était pâlir un visage, mais le contrôle n’avait pas de visage. Il n’avait que des yeux. Des globes exorbités qui roulaient sans fin de nos cernes à nos bouches, moins pour en étouffer les cris que pour les nourrir, en boucle, et en obstruer l’accès aux aliments autres.

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Le peuple n’a même pas marqué une seconde d’arrêt… Il a continué à avancer tout droit, debout, comme un seul homme alors que les balles paralysantes commençaient à crépiter et les corps à tomber par dizaines sur le bitume…Mais on a avancé encore et toujours, sans fléchir, sans chercher à se protéger et le barrage a littéralement volé en éclats. L’escadre 7 a été massacrée sur place, les crânes cabossés sous le casque à coups de pavés. L’hélico que j’avais désigné a été touché au lance-câble. Ce qui s’est passé après est à peine concevable : une centaine d’hommes se sont arc-boutés sur le câble, tandis que l’hélico tentait une embardée désespérée. Et ils ont tiré, mètre par mètre, à la force des bras l’hélico vers le sol – finissant par le faire se poser et l’achevant à la barre de fer…

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La non-violence, c’est quelque chose que je ne peux pas concevoir dans un contexte de révolte. On voit bien ce que ça a pu donner. Ça me rappelle un congrès où il y avait des types de je ne sais plus quelle association ou collectif qui avaient fait une jolie intervention sur la révolution non-violente. Il y avait un Argentin à la tribune qui a pris le micro et a calmé tout le monde en disant : « C’est bien beau ce discours de respect de l’individu, de la primauté de l’échange de parole, de l’empathie, mais quand des gens se font massacrer, je peux vous assurer qu’on en est plus là ! ». Il en avait vu des atrocités cet homme. Et puis ce n’est pas comme si on ne subissait aucune violence de notre côté ! Quand les pressions financières des investisseurs sont telles que les gens s’usent la santé, le moral, parfois même se suicident, ce n’est pas de la violence peut-être ? La violence quotidienne que l’on subit non seulement justifie mais en plus requiert des moyens violents d’insurrection ! Ils ne comprennent que ça !

Dans une interview, il n’y a pas longtemps j’ai dit - ce n’était pas la première fois et je l’assume totalement- que j’admirai beaucoup les types d’Action Directe. J’admire leur cohérence. D’ailleurs ça n’était pas du terrorisme civil puisqu’ils visaient des institutions. Si le gouvernement s’est acharné sur eux, et ça me fait un peu penser à l’histoire de Tarnac, c’est qu’ils remettent en question le pacte de départ entre l’état et les citoyens, celui de la sécurité. Et ça, c’est totalement impardonnable à leurs yeux. Ils ne peuvent pas laisser passer un truc pareil, alors ils s’acharnent dessus pour montrer que non, le pacte n’est pas rompu. Tarnac c’est un peu différent puisqu’il ne va rien arriver avec deux caténaires… Cette histoire est complètement dingue ! Quand on pense que Julien Coupat, lui est toujours à la Santé ! Et sans preuve… c’est hallucinant. D’ailleurs j’ai lu L’insurrection qui vient, c’est vraiment pas mal. J’en ai même repris l’idée du rythme naturel à retrouver dans Sage rage, un texte qui m’a été demandé par un groupe de rock…

Je connais bien les méthodes de Greenpeace, ils s’enchaînent, ils bloquent, et puis quoi ? Je suis vraiment très sceptique sur le sujet de la non-violence, ce n’est pas que je la rejette totalement, si on peut parfois s’en servir, tant mieux, mais j’ai des doutes quant à son utilisation systématique. Benasayag, a une lecture à double tranchant. D’un côté il replace le pacifisme dans une dynamique soumise au jeu des circonstances et de l’autre il place la limite de ce qu’il cautionne à l’utilisation de la vie humaine comme message envoyé au pouvoir. Il a passé neufs ans dans la guérilla guévariste en Argentine et faisait partie de la résistance armée. Mais pour lui, le fait d’assassiner des gens pour ériger ces morts en message politique s’inscrit dans une démarche terroriste et ne s’apparente pas à un acte militant. C’est une lecture assez intéressante du problème de la violence révolutionnaire.

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En tout état de cause, j’assumais. Il fallait absolument que j’assume. D’excuses, je n’en avais aucune. J’assumais l’action, j’acceptais toutes les conséquences de l’action, jusqu’aux plus imprévisibles terreurs. J’assumais les fillettes découpées par la Volte, toutes les femmes, tous les vieillards, tout ce qu’avait pu faire et ne pas faire l’ensemble du mouvement… Et qu’est-ce que ça pouvait foutre deux jambes cassées, deux petites jambes de gosse de riche que la biochirurgie pouvait ressouder en vingt minutes ? Elle était vivante, c’était l’essentiel. Sept millions de personnes ne pouvaient plus circuler librement, vivaient comme des animaux tatoués, comme des packs de lait à puce passive, géolocalisés jusque dans leur cuisine, , se faisant dicter là où était leur place et à quel moment c’était leur place, se faisaient interdire l’entrée d’un cinéma parce qu’ils étaient censés être identifiables, parce que leur compte était à découvert, parce que… Est-ce que cela ne valait pas deux jambes cassées, est-ce que ça ne valait pas quatre bons milliers de jambes cassées même ?

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L’empathie qui est le maître mot dans la logique non-violente est une valeur intéressante, mais qui a ses limites : comment l’appliquer à un mec qui exécute des ordres sans jamais y réfléchir, et qui est réduit à une seule condition physique ? D’ailleurs, à ce sujet, une anecdote assez dingue. Mon éditeur reçoit un jour un manuscrit, un polar, assez bien écrit, une chouette histoire, bref. Il le rencontre et il se trouvait que le type était CRS. J’ai discuté avec lui, bien sûr, et c’est un type intelligent. Ce qui me tue puisque ça me semble complètement contradictoire d’être intelligent et d’être une machine à exécuter… Comme je suis quelqu’un de curieux, je lui ai posé des questions sur ses conditions de boulot, comment ça se passait, l’ambiance… Le premier truc qu’il m’a dit c’est que l’alcool étant interdit, dans les casernes de CRS, il y a des buvettes et que tout le monde picole… En gros, c’est largement cautionné sous couvert d’une interdiction proprette. Quand je lui ai posé la question de savoir s’il me taperai dessus dans le cas où on se retrouverait face à face dans un manifestation, et il m’a dit : « Si j’en reçoit l’ordre, oui. ». Alors qu’on était en train de parler et de bien s’entendre ! Donc si je me trouve en face de lui je n’aurai moi non plus aucun scrupule à lui foutre sur la gueule à coups de barres de fer.

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Cela étant, la question de la non-violence, je la soulève au tout début de La Zone. Après la pose des lames de rasoir sur les portes automatiques, Capt a un grand moment de doute, il panique même un peu et ne se reprend que lorsqu’il se présente à la réunion suivante de la Volte. Il doute mais finit par reprendre le chemin de la légitimité de l’usage de la violence, qui s’oppose à la vision de Kamio qui lui, depuis le début, s’oppose aux actions qui mettent en cause des vies humaines. Il s’était d’ailleurs dressé contre l’action sur les portes.

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Notre époque a un problème d’étoffe.
Le tissu social se troue et il défibre. Les relations humaines sont remplacées par leur calque virtuel : les réseaux. La socialité molle nous traverse comme du beurre. Nos fibres ne vibrent plus, elles conduisent. On a recâblé nos nerfs avec de la fibre optique. Les visages qu’on embrassait disparaissent derrière leur photo. Les gestes qu’on attend restent à la surface du plasma : vidéo. Tout se dématérialise : la musique la pellicule, l’humeur. La voix. La présence. Même le toucher a retrouvé son ersatz, sous mode vibreur. De toutes parts ça envoie grave et ça reçoit, ça transfère et ça retransmet, ça télécharge. Ça circule. Textes, sons, images, données. Tout passe. Et pourtant, c’est comme si rien ne se passait. Ou se passait ailleurs, dans le dos des réseaux. Plus assez d’absences, de laps et de stases, de blackout, de temps syncopé. Sois joignable, toujours, bippe l’injonction. Moi, je disjoncte. (…)

I am what I am. La formule de Picasso a été hackée : je ne vous cherche pas, je me trouve. Dans ma confortresse, dans le miroir de mon écran plat, dans le rut froid de la rue. I am. Etre soi. Plutôt qu’être avec. Voicir venir le règne rond des citoyens-bulles, lovés dans leur technococon. Aujourd’hui c’est la trilogie mobile-baladeur-portable qui nous couve : main-clavier, œil-écran, oreilles qui casquent. Demain ce sera la greffe adéquate sur le nervaxe cervical : l’objet nomade totalitaire.

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La technologie, l’évolution et la déviance technologiques sont des sujets qui me fascinent complètement. J’ai beaucoup traité ce thème dans mon premier bouquin et je continue à être poursuivi par ces thématiques. L’homme-technologie est en train d’arriver, la nouvelle espèce de notre évolution est celle d’un homme qui contrôle, règle et gère sa propre évolution à l’aide d’outils technologiques (les nanotechnologies avec les implants et les greffes, la greffe de caméra sur le nerf optique…).

Là par exemple, La Volte, mon éditeur, prépare un recueil de nouvelle en partenariat avec la Ligue des Droits de l’Homme, sur les nouvelles technologies, selon le même principe d’appel à contribution. Cette thématique des nouvelles technologies (nanosciences, la prédictibilité des comportements, vidéosurveillances, systèmes connectés, moteurs de recherche, bases de données, biométries…) est un thème qui m’est cher, surtout l’idée de l’homme auto-évolutif, qui arrive à grands pas. L’anti-vie qui n’est pas pour autant la mort, mais une sorte de perte du sens et du rythme de la vie au profit d’une recherche effrénée de l’échange et de la communication, motivée par la peur du réel. Une seule chose pour la combattre : faire front, créer du lien, comme les membres du bosquet, cinq doigts d’une main qui peuvent former un poing.


Bibliographie liée :

Alain Damasio, La Zone du dehors, La Volte.
Alain Damasio, La Horde du contrevent, La Volte et poche.
Alain Damasio, Sage rage, texte inédit.
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.
Thomas Hobbes, Léviathan.
Miguel Benasayag, La Fragilité.
Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu.
Miguel Benasayag, Plus jamais seul.
Miguel Benasayag, Dictionnaire de l’engagement, Seuil.
Karl Marx, Le coup d’État du Dix-huit Brumaire.
Comité Invisible, L’insurrection qui vient, La Fabrique.



1 Texte inédit d’Alain Damasio, Sage rage.

2 Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt en poche.

3 Cette image, comme celle placée un peu plus bas, est tirée du film Fahrenheit 451, de François Truffaut, adapté du roman éponyme de Ray Bradbury.

4 Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt en poche.

5 Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt en poche.

6 Extrait de La Zone du dehors, éditions La Volte et bientôt en poche.

7 Texte inédit d’Alain Damasio, Sage rage.


COMMENTAIRES

 


  • vendredi 20 mars 2009 à 15h48, par un-e anonyme

    Bonjour,

    Damasio est vraiment un super auteur dont j’ai lu tous les bouquins. Je ne suis pas surpris de le retrouver sur ce site que j’apprécie énormément.

    Bravo à vous pour cet article :-)

    Cordialement

    Vivian

    • Salut .

      T’as bien fait de parler de tes bouquins, et de présenter le sens de ce que tu as voulu écrire. J’ai lu la horde de contrevent quand c’est sorti, que j’ai trouvé très bon, et je lis ton blog depuis quelques mois (depuis que je me suis mis aux médias alternatifs en fait), que je trouve assez pertinent.

      C’est marrant de faire le lien (j’avais aucune idée du rapport entre les deux, et j’avais d’autant plus fait la scission que je lis plus de romans, mais quasiment que des essais, depuis que j’ai la sensation qu’il faut faire quelque chose et qu’il faut comprendre ce qu’il se passe).

      Je partage ton avis sur l’insurrection qui vient, auquel il serait tout de même intéressant d’écrire une réponse, parce qu’il pose les bases d’un véritable débat, qu’il appelle lui même (la démocratie prend du temps, du temps pour discuter, des assemblées pour échanger.. les actions, elles, se prennent de toutes façons dans l’urgence).

      A la revoyure.

      Voir en ligne : http://danslesfers.wordpress.com

      • Salut

        Je suis dessinatrice et il m’arrive de dessiner les personnages de la horde. Avec tous les bouquins de science fictions que j’ai lu, c’est le seul qui m’a fait autant d’effet au niveau visuel, il est si riche qu’il déborde, malgré moi, dans ma création. Je pense qu’un jour, à force de travail, je vais parvenir à rendre toute la beauté du texte, dans une BD ou illustrations.



  • le texte inédit de Damasio est dispo ici :
    www.myspace.com/slivering
    sur la page du groupe de rock pour lequel il l’a écrit

    il y a un lien pour télécharger le texte (et les chansons du groupe)
    et la mise en page est jolie comme tout !

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