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vendredi 12 juin 2009

Entretiens

posté à 13h28, par Lémi
18 commentaires

Brice Matthieussent : « Un bon traducteur est un acrobate de la langue »
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On ne leur donne pas souvent la parole, aux traducteurs, on les snobe : c’est tellement facile… Alors, quand on a la chance de rencontrer Brice Matthieussent, traducteur de référence en matière de littérature américaine, on tente de se racheter en l’écoutant attentivement. Histoire de vérifier ce qu’on pressentait : le traducteur est peut-être dans l’ombre, mais il est essentiel.

Pour les passionnés de littérature américaine, Brice Matthieussent n’est pas un inconnu. Forcément. A force de lire son nom (« Traduit de l’américain par Brice Matthieussent ») écrit en petit sur la page de garde de nos livres de chevet, d’un l’œil négligent, on a fini par l’enregistrer dans notre mémoire. Vaguement. Sans trop y prêter attention. Ne niez pas, on fonctionne tous comme ça : on se rue sur l’auteur, on en oublie le reste.
Car les traducteurs, hommes et femmes de l’ombre par excellence, sont rarement reconnus pour leur travail. Ils œuvrent en silence, loin des feux de la rampe. Et même Brice Matthieussent, traducteur de tant d’auteurs « gigantesques » (Bukowski, John Fante, Jim Harrison, Kerouac, Robert McLiam Wilson, Denis Johnson, Bret Easton Ellis, Paul Bowles, Henry Miller… L’énumération pourrait prendre un paragraphe), ne jouit d’une aura méritée que chez les connaisseurs de la littérature américaine. Une situation dont il s’accommode finalement fort bien. Traduisant avec passion. Dispensant ses talents de découvreur au sein de la collection qu’il dirige chez Christian Bourgois, « Fictives ». Et partageant le reste de son temps entre des cours d’histoire de l’art donné aux Beaux Arts de Marseille et des cours de traduction dispensé dans une université parisienne.
Un homme heureux, en fait. Vivant de et pour ses passions. Mais qui garde peut-être au fond de lui une déception de voir le traducteur si peu souvent mis en avant. Ah oui, tiens, il a écrit un livre qui va être publié en septembre. « La Vengeance du traducteur » que ça s’appelle…

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Comment en êtes-vous venu à la traduction ?

Au début des années 1970, j’ai commencé à travailler dans l’édition comme lecteur pour des maisons différentes. Un jour, Stock m’a proposé la traduction du livre d’un anti psychiatre1, c’est-à-dire quelqu’un qui remettait en cause les traitements de la folie tels qu’on les pratiquait dans les pays occidentaux. J’ai donc traduit ce livre et, dans la foulée, comme j’avais très envie de travailler sur les auteurs de la Beat Generation, j’ai proposé à un éditeur la traduction d’un poète américain de la côté Ouest, Gary Snyder. Quelqu’un de très âgé maintenant, qui était un copain de Kerouac et le personnage principal d’un de ses livres, Le Vagabond solitaire, je crois. J’ai fini par traduire deux recueils de Gary Snyder pour un petit éditeur.
Et puis, j’ai eu beaucoup de chance : je travaillais comme lecteur pour Christian Bourgois et je lui ai proposé de traduire le dernier livre de Kerouac, à savoir Vanité de Duluoz. Il a accepté. A partir de là, j’étais lancé.

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Gary Snyder (à droite) et Allen ginsberg

Vous aviez des affinités littéraires avec les auteurs de la Beat Generation ?

Oui. J’étais passionné par ce mouvement littéraire, politique, culturel, qui se plaçait dans la lignée des années 1960, prônait la révolution en soi avant de la prôner à l’extérieur et tentait de proposer des nouveaux modes de vie. Ils se posaient des questions qui sont plus que jamais d’actualité : les problèmes de la décroissance, de l’écologie, du rapport au travail… Dès le début des années 70 !
En même temps, c’était de grands écrivains qui ont révolutionné la forme romanesque - comme Kerouac et Burroughs - et la forme politique, à l’image d’un Allen Ginsberg.

Vous ne commenciez pas vraiment par le plus facile pour un traducteur…

Non, je commençais par ce qui m’excitait. J’ai toujours fonctionné comme ça. Encore aujourd’hui, j’ai envie de traduire des livres qui m’étonnent, sortent de l’académisme. J’aime me confronter à des enjeux d’écriture, à des enjeux politiques.

Faire une bonne traduction implique forcément d’avoir cet enthousiasme ?

J’en suis sûr. Bien sûr, il faut faire bouillir la marmite, et donc équilibrer son programme entre les textes « expérimentaux », ceux qui renouvellent les formes établies – qui trouveront leur public peut être 10 ans plus tard, voire 20 ans – et les textes qui sont un peu plus faciles, plus simples à traduire, comme Jim Harrison par exemple.

Traduire pour une maison d’édition comme Christian Bourgois, ça vous a marqué ?

J’étais très attaché à cette maison et je le suis toujours. Je pense qu’elle joue depuis 30 ans un rôle essentiel de défricheur de littérature étrangère en apportant des voix qui sortent de ce qu’on appelle aux EU le « Mainstream », à savoir le courant majoritaire. Elle n’est pas dans cette prolifération de voix attendues, fabriquées (souvent en vue d’un éventuel scénario), il n’y a pas de recherche de best-seller. Christian a beaucoup fait pour encourager les expérimentations les plus excitantes.

Avec sa disparition récente (en 2007), ainsi que celle de Jérome Lindon en 2001, le grand manitou des éditions de Minuit mort, l’édition de qualité telle qu’ils l’incarnaient - rigoureuse et aventureuse - risque de s’étioler, non ?

Il y a des éditeurs qui marquent leur époque, et on ne sait pas combien de temps ça peut durer, combien de temps ça va durer. A mon avis, il y a pleins de jeunes éditeurs qui ont envie de publier des choses nouvelles et qui vont s’affirmer. Je pense par exemple à Passages du Nord Ouest, une très bonne maison qui publie des choses plutôt risquées et de qualité. Il y a Tristram, aussi. En dehors des grandes « major », il y a plein de petites maisons qui pourraient très bien devenir incontournables. Et puis, les grandes maisons continuent, avec des bonheurs divers. Il y a des maisons qui étaient très prestigieuses il y a un demi-siècle et qui aujourd’hui ne font plus grand-chose, d’autres qui se maintiennent plus ou moins.

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Christian Bourgois

Christian Bourgois est quelqu’un qui semble vous avoir énormément marqué. Est-ce qu’il a influencé votre approche de la traduction ?

Christian était quelqu’un qui faisait entièrement confiance, à ses conseillers comme aux traducteurs. Il voulait que l’on fasse les choses avec passion. Pour lui on ne pouvait pas traduire un livre que l’on n’aimait pas. De même que lui n’avait pas envie d’éditer un livre qu’il n’aimait pas.
Il pensait que tout le monde aurait dû avoir cette attitude. Ce qui n’est pas du tout le cas de l’édition en général, évidemment : 80% des éditeurs voient simplement le livre comme une marchandise comme les autres. Ils appréhendent ça comme un travail industriel, parlant d’ailleurs de « produits » pour désigner les livres. Christian, lui, voyait les livres comme des œuvres d’art. Voilà pourquoi il était si précieux.

Après plus de 200 traductions, vous continuez vous-même à ressentir ce feu sacré ?

Ça fait 35 ans que je traduis, c’est vrai. Il y a eu des périodes où je traduisais beaucoup plus qu’actuellement. Depuis une dizaine d’années, j’ai un peu levé le pied, puisque je traduis un ou deux livres par an, pas plus. Mais je ne traduis que des choses que j’aime.
Bien sûr, il y a toujours une forme de souffrance intense dans ce travail, mais elle se mêle à une sorte de jeu de piste, de parcours dans un labyrinthe. Il y a des moments où l’on transpire, d’autres où l’on est ravi d’avoir trouvé quelque chose qui nous semble parfait. Je ne sais plus qui disait : « Un traducteur est exactement la même chose qu’un écrivain, mais débarrassé des problèmes de sens », mais je trouve ça assez juste. Le traducteur n’a pas à inventer un contenu, mais c’est un écrivain quand même.

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Les Dilemmes du traducteur, selon Tristan2

N’est-ce pas parfois frustrant d’être toujours dans l’ombre de l’écrivain, rarement reconnu pour votre travail ?

Cela change un peu depuis une vingtaine d’années, notre travail est un peu plus reconnu. Il y a vingt ans, on parlait du traducteur uniquement pour dire du mal de lui. La politique des critiques était simple : si le livre était formidable, c’est parce que l’auteur avait écrit un livre extraordinaire ; s’il y avait des défauts dans l’écriture, c’était la faute du traducteur.
Aujourd’hui, il y a souvent des critiques qui mettent en avant la traduction, même si ça se cantonne souvent à un « admirablement traduit ». Il y a obligatoirement un côté langue de bois : pour faire une appréciation réelle, il faudrait comparer au texte original, ce qui demanderait énormément de temps. Mais, malgré tout, ils argumentent un peu. Quand ils disent « mal traduit », ils donnent des exemples, bon ou mauvais, mais se sentent dans l’obligation de ne pas prendre à la légère le travail du traducteur. C’est quand même un gros changement. En même temps, c’est vrai que c’est du pain bénit pour les journalistes : le traducteur était la dernière Terra Incognita de l’édition.
Mais la manière de traduire a aussi changé. Il y a quelques temps, les traductions pouvaient friser l’adaptation, la réécriture, voire le caviardage de parties compliquées. Ça passait inaperçu, alors que maintenant il y a des exigences de rigueur. Je pense d’ailleurs que l’université y a contribué via la création de masters de traduction.

Vous pensez que le métier de traducteur est quelque chose qui peut s’enseigner ?

D’abord, je ne sais pas si traducteur est un métier. Il y a des professions qui sont très définies, ce n’est pas le cas de celle-là. C’est davantage une activité à mes yeux : à côté, j’ai toujours écrit de la critique ou des livres d’essai, aujourd’hui je consacre beaucoup de temps à l’enseignement. Généralement, les traducteurs ont des parcours atypiques. Moi, j’ai fait des études de philosophie et je suis aussi ingénieur. J’ai un ami qui travaillait chez Air France et qui, après avoir été licencié, est devenu un grand traducteur.
C’est vrai, j’enseigne la traduction en Master à Paris. Mais l’expérience m’a prouvé que s’il n’y a pas à un moment un déclic qui se produit, les heures et des heures de cours n’aboutiront à rien. D’ailleurs, je donne aussi des cours d’histoire de l’art contemporain, aux Beaux Arts à Marseille, et c’est la même question qui revient : « Est-ce que l’art peut s’enseigner ? » Certainement pas. Mais, on peut déclencher des choses.

La traduction est-elle un art à part entière ?

La traduction a à voir avec l’art, c’est clair. Elle modifie des textes qui font partie du domaine de l’art et elle les infléchit vers une destination qui ne leur était pas forcément inhérente au départ. Quand on écrit, on ne le fait pas pour être traduit. Les traducteurs viennent se greffer de manière assez incestueuse à quelque chose qui existe déjà. Non pas comme un parasite, mais comme une recréation.

A l’arrivée, qu’est-ce qui fait un bon traducteur ?

Le plus important, c’est la passion pour la langue. Alliée à une oreille présente du matin au soir pour écouter cette langue, que ce soit à la radio, à la télévision, au cinéma, dans la rue ou dans le métro. Et il faut évidemment aussi une passion pour l’écrit. Christian Bourgois disait souvent : « Ce qui fait un bon traducteur, c’est surtout une connaissance parfaite de la langue d’arrivée », c’est-à-dire du français.

Oui, d’ailleurs certains traducteurs maîtrisaient très mal la langue qu’ils traduisaient. Baudelaire avec Poe, par exemple, ou plus récemment Maspero…

Il y aussi le cas de Maurice Edgar Coindreau, qui était le traducteur de Faulkner, Dos Passos, Hemingway etc. mais qui était agrégé d’espagnol… Mais il vivait aux États-Unis.
De toute manière, les parcours sont toujours atypiques. Baudelaire est un cas particulier, puisqu’il a fait du Baudelaire en traduisant Edgar Poe. Il s’agit de textes magnifiques, bien sûr, mais ils dénaturent un peu le texte original.

Pour le traducteur, est ce qu’il n’existe pas un moment où grandit la tentation de se substituer à l’auteur ?

Le traducteur n’a a priori pas de voix. S’il a une voix personnelle, il va tout traduire dans sa propre voix, quel que soit le texte. Ça donne des catastrophes, car il va imposer un style préfabriqué à tout ce qu’il traduit.
Le traducteur doit donc être un caméléon, savoir s’adapter, saisir et entendre la voix de l’auteur. Ça ne veut pas dire qu’il n’a pas de personnalité, qu’il n’est pas capable de créer, mais il doit être capable de rendre des voix différentes. Ça implique une certaine humilité.

Est-ce qu’il y a des textes intraduisibles ?

J’hésite… A mon avis, tout est intraduisible, pour des raisons culturelles. Quand on traduit des phrases très simples en anglais, ça ne résonne pas de la même manière pour un Anglais que pour un Français. Chaque mot, tournure syntaxique ou phrase contient de l’intraduisible. Même un mot très simple, quotidien, n’a pas le même sens selon la culture. Par exemple, « Bread » n’a pas du tout le même sens que « pain », ça n’est pas connoté pareil, ça ne sonne pas dans l’inconscient de manière similaire.
Et en même temps, tout est traduisible. Malgré tout, malgré la déperdition, malgré les gauchissements du sens, il me semble qu’il faut traduire. Seulement, le lecteur doit savoir que le résultat, ce qu’il a entre les mains, n’est pas du tout la même chose que l’original. J’avais un ami qui disait qu’on perdait 80% du texte dans une traduction. Sans pour autant qu’il y ait des contre-sens ou des oublis…

Vous dites qu’il faut que les gens connaissent l’importance de ce processus. Mais pour en avoir conscience, ne faut-il pas être soi-même traducteur ?

Si, un peu. Souvent, les gens ne se rendent pas compte qu’un livre qu’ils lisent n’a pas été écrit directement, mais qu’il y a quelqu’un qui est passé avant. D’ailleurs, je suis énervé quand des journaux font un papier dithyrambique sur un roman sans même citer le nom du traducteur. Comme si ça avait été écrit directement dans cette langue-là…
Je pense aussi que les éditeurs - inconsciemment le plus souvent - ont le désir et le besoin de supprimer le traducteur. Parce qu’ils veulent vendre un texte à des lecteurs et qu’ils veulent que le lecteur ait l’illusion que ce texte a été écrit directement par l’auteur. La notion d’intermédiaire dévalue la valeur à leurs yeux. On vit dans une culture qui continue – peut-être pas pour longtemps – à mythifier le livre. Et l’une des raisons de cette fétichisation de l’objet livre est ce sentiment d’être en contact direct avec un auteur. Dans ces conditions, le traducteur s’interpose comme un écran, un masque, un obstacle indésirable.

D’où le fait que certains traducteurs sont un peu les soutiers de l’édition, notamment en terme de salaire ?

C’est aussi une affaire compliquée. Il y a certains livres presque trop bien payés par rapport à la facilité avec laquelle on peut les traduire, sans ouvrir le dictionnaire. Alors que le même éditeur payera le même tarif à un autre traducteur pour un livre incroyablement difficile. Je pense que les éditeurs ne font pas assez attention à la difficulté.
De toute façon, cela revient cher de lancer une traduction. Je pense à des auteurs comme Vollmann ou Pynchon qui ont la fâcheuse habitude de faire des manuscrits de 2 000 feuillets, c’est coûteux à traduire et l’éditeur a peur de ne pas rentrer dans ses frais.

Est-ce que vous connaissez les difficultés d’une traduction avant de vous y atteler ?

Je suis toujours surpris, même après avoir traduit environ 200 romans ou fictions américaines, par le fait que les difficultés sont rarement là où je les prévoyais. Quand on lit un texte, on n’a pas du tout la même sensation que quand on le traduit. En traduisant, on est vraiment au ras du texte, on peut passer une heure sur un mot.

Ça rejoint un peu la définition du traducteur comme « lecteur absolu » d’Yves Bonnefoy, non ?

« Lecteur absolu », c’est vrai. Tellement vrai que lorsqu’on repère des erreurs dans le texte d’origine et qu’on contacte l’auteur pour lui en faire part, il est généralement ravi d’avoir un lecteur si pointu. Par exemple, concernant le dernier Denis Johnson que j’ai traduit, Arbre de fumée, je l’ai contacté pour lui dire qu’il y avait une erreur factuelle évidente à un endroit. Et il l’a fait corriger pour les éditions américaines suivantes. Donc oui, on est le lecteur absolu, tellement dedans que, normalement, rien ne nous échappe.

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Il y a certaines difficultés techniques qui semblent insolubles. Comment traduire un jeu de mots d’une langue à l’autre, par exemple ?

Les jeux de mots, on essaye d’en faire d’autres ailleurs, le plus près possible. Ou alors on en invente un autre au même endroit. Je me rappelle d’un cas particulier dans un livre de Robert Coover : c’est quelqu’un qui raconte une blague lors d’une fête, dans la cuisine. La blague c’est celle du mec qui prend sa copine en photo, en lui disant « recule un peu » jusqu’à ce qu’elle tombe dans le précipice derrière elle. A ce moment-là, le mec qui raconte la blague tend la main vers le frigidaire, et un autre lui demande : « mais pourquoi il fait ça à sa copine ? » Et l’autre empoigne une bouteille de Tequila tout en répondant « Tequila ! », ce qui en anglais doit s’entendre « To kill her »… Évidemment, ce n’est pas traduisible. Donc on cherche des solutions, on met ça ailleurs. Pour le coup, on essaye de faire preuve de qualités d’écrivain, d’inventer des jeux de mot, des blagues.
Il y a 50 ans, on mettait en note de bas de page, « jeu de mot intraduisible ». Et le traducteur expliquait - souvent lourdement - pourquoi le jeu de mot était intraduisible. Pour le lecteur, ce n’est pas très intéressant. C’est beaucoup plus vivant d’essayer de dépasser ça.

Ça demande donc de rompre vraiment avec le texte ?

Oui, il faut parfois des interventions violentes. Autant il faut être très rigoureux et traduire tout le texte et rien que le texte, autant il faut parfois ne pas se priver d’inventer. Mais inventer au plus près du champ sémantique couvert par l’auteur.
De toute manière, il y a beaucoup de choses qui échappent au lecteur. Le traducteur est comme un marionnettiste qui reste invisible et doit faire tout sont travail dans l’ombre pour que ce qu’on voit en pleine lumière soit crédible. Pour être un bon traducteur, il faut être un acrobate de la langue, être souple dans le maniement des mots. Il y a des situations clairement casse-cou qui demandent une certaine agilité.

Vous pensez qu’on peut retrouver la trace du traducteur dans les livres ?

C’est une question difficile. J’ai un ami qui me dit que mes traductions sont reconnaissables, j’ai même une anecdote à ce sujet. Un jour, je regardais un film de Godard, et – comme souvent chez Godard – il y avait un personnage qui lit un livre. Et d’un coup, je me suis dit, « mais je le connais ce texte ». Et c’était un livre que j’avais traduit, de Bukowski. Ça m’a fait une impression étrange : j’avais reconnu, non pas mon texte, mais quelque chose dont j’étais à moitié l’auteur. Non pas ma manière de traduire, mais plutôt un texte que j’avais écrit.
Par contre, je pense que ce serait très mauvais si je reconnaissais tout de suite ma patte. Si c’est « traduit à la manière de », c’est forcément mauvais. Ce qui me plaît, c’est d’être capable de passer d’un texte un peu vulgaire et terre à terre à quelque chose de très raffiné, très écrit. Je ne tiens pas à avoir une fidélité forcenée à une œuvre ou un courant littéraire. J’essaye d’acquérir des voix différentes.

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Est-ce que le fait de rencontrer un auteur change le rapport à la traduction ?

Ça ne m’est jamais arrivé de travailler avec l’auteur, de traduire avec lui. J’ai eu une expérience malheureuse avec un auteur qui avait écrit un roman qui se passait à Londres et qui souhaitait que l’on travaille ensemble de manière à transférer l’histoire à Paris pour sa traduction. Traduire, ce n’est pas ça. Ce qu’il me demandait, c’était de réadapter, de réécrire, ce qui est uniquement le travail de l’auteur. Je n’avais rien à faire là-dedans.
Généralement, les rapports que j’ai avec les acteurs sont plutôt lointains. Je leur écris régulièrement pour leur poser une question ou éclaircir un point, comme avec Jim Harrison, Denis Johnson ou Thomas Pynchon, mais ça s’arrête souvent là. Comme on est des bons lecteurs, l’auteur est souvent ravi de nous avoir à l’autre bout du fil ou à l’autre bout de l’ordinateur, et donc il répond avec beaucoup de rapidité et de précision, nous tirant d’embarras.

Concernant Jim Harrison, qu’est ce qui vous a poussé à aller plus loin et à réaliser un documentaire sur lui ?

Ce documentaire, Entre Chien et Loup, c’est un 52 minutes que j’ai fait avec un ami, Georges Luneau. C’est le seul documentaire que Jim Harrison fera jamais, puisqu’il répète souvent qu’il ne veut pas en faire d’autres.
L’idée est d’abord née d’une affinité littéraire. C’est un écrivain que je connaissais depuis le début des années 1980 à cause de Légendes d’automne : j’avais une admiration incroyable pour ce livre et aussi pour ce que ses autres livres laissaient soupçonner. Dans Légende d’Automne, il y avait cette espèce de perfection formelle et détachée. Ses autres livres différaient un peu, étaient peut-être plus maladroits, mais aussi plus attachants en un sens, car moins parfaits. J’ai traduit d’autres livres de Jim Harrison : d’abord, Faux Soleil, puis Dalva, et je gardais la même admiration pour lui.
Et il se trouve qu’avec le réalisateur Georges Luneau, on a trouvé une maison de production intéressée par notre projet. On est donc partis là bas en 1993, avec l’accord de Jim qui voulait bien nous consacrer 15 jours. Dans ce film, on souhaitait montrer comment il vivait, et Jim s’y est bien prêté.

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Jim Harrison

Est-ce que Jim Harrison est aussi fascinant que ses livres le laissent deviner ?

C’est une question compliquée. Personnellement, je rencontre d’abord un roman. Et quand le roman me séduit pour des raisons bien précises, la rencontre avec l’écrivain n’est pas toujours évidente. Car c’est un être de chair : il a des pantalons, des chemises, des habitudes culinaires… Souvent, c’est très décevant, c’est inévitable. On rencontre un être humain avec ses banalités, ça nous force à quitter la vision fantasmatique pour rentrer dans la réalité prosaïque. Dans l’écriture, il y a une forme de concentration extrême, une qualité exacerbée qui nous rend très exigeant. C’est le contraire de ce que disait Oscar Wilde : « J’ai mis tout mon talent dans mes livres et j’ai mis mon génie dans ma vie. » La plupart des écrivains que j’ai rencontrés ont mis tout leur génie dans leurs livres, et ils se contentent de vivre. C’est rare de croiser des dandys comme Oscar Wilde.
Dans le cas de Jim Harrison, c’est différent, parce qu’il a une sorte de souplesse mentale incroyable, qui est le contraire de son apparence physique. En se basant sur cette dernière, on a l’impression d’un être massif, corpulent, avec une présence débordante. Alors que non : au cours d’un repas ou d’un promenade, dans sa chambre d’hôtel, il se débrouille toujours pour dire des choses étonnantes. Il y a l’idée d’une surprise permanente avec lui, ce qui est très agréable. Et il n’a jamais de langage stéréotypé, même avec les journalistes. Le problème, c’est que la plupart des journalistes français essayent de l’enfermer dans son rôle de Pantagruel/Gargantua grand amateur de chair et de vin. Alors que c’est une personnalité autrement plus complexe.

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Vous disiez auparavant qu’il y avait peu de traducteurs qui se frottaient à l’écriture d’un roman. Vous avez décidé de sauter le pas : de quoi s’agit-il ?

C’est un roman qui s’appelle Vengeance du traducteur et qui sera publié en septembre 2009 chez POL. Il met en scène un traducteur qui supprime entièrement le texte qu’il traduit pour devenir très bavard, prendre la parole. Pour cela, il a recours aux notes de bas de page. La première moitié du livre ne sera donc constituée que de notes de bas de page : il y fait part de ses sentiments et sensations, de ses convictions littéraires, en particulier sur la nullité du texte qu’il est en train de traduire. En fait, il commente le roman qu’il sabote allègrement. Et, petit à petit, il y a une prise de pouvoir qui est encore plus radicale, puisqu’il y a la suppression de la barre symbolique entre la note et le texte. Le traducteur devient le vrai protagoniste du roman. Ce qui m’intéressait évidemment, c’était le passage du fait de traduire au fait d’écrire, tout en restant dans l’univers de la traduction. Au final, c’est un peu le manuel du Comment mal traduire. Tout ce qui est interdit dans mon travail, je me le permets dans ce roman.

Cette idée de rester dans l’ombre en tant que traducteur, au final, elle vous titille un peu, puisque vous en concevez une vengeance.

Oui, je fais un coup d’état. Et je dois avouer que c’est plutôt jouissif d’inverser les rôles...



1 Ronald D. Laing, « Les Faits de la vie. Essai sur les émotions, les faits et les fantasmes. »

2 Tu peux retrouver les bons dessins de Tristan sur son blog, ICI. Hop !


COMMENTAIRES

 


  • Merci à B.M. d’avoir si lumineusement exprimé ce que nous ressentons tous.

    Hélène Collon, traductrice.



  • Témoignage très intéressant, encore que la traduction ne se limite pas à la traduction littéraire. Les traducteurs juridiques sont de loin plus méconnus, méprisés etc.
    Mais j’ai hâte de lire « Le retrour du traducteur, il revient et il n’est pas content » !
    Dans le pays où je vis (Mexique), il est rigoureusement impossible de vivre et même de survivre en travaillant pour l’édition (les éditeurs étant les plus radins sur le marché sous le fallacieux prétexte que notre nom va figurer quelque part sur la page de garde, wahou !).
    Et survivre en traduisant 2 livres par an, ça tient ici de la science fiction ! L’avant-dernier livre qui m’a été confié était un bouquin sur l’histoire des institutions législatives depuis l’époque de la Nouvelle-Espagne : 450 feuillets, délai 20 jours (ça devait être prêt pour le salon du Livre de Paris alors que l’auteur n’avait même pas fini d’écrire son bouquin). Rendu avec 2 jours de retard : pas payé.
    Comme la plupart de mes collègues, je refuse donc de plus en plus de travailler pour les maisons d’édition et préfère les textes juridiques sur lesquels on souffre d’ailleurs beaucoup moins.

    PS : @Hélène : je viens de terminer la lecture de Millénium et suis bien d’accord avec tout ce que vous aviez écrit à ce sujet sur le site de l’Obs.

    • Oui, il semble que, pour survivre, beaucoup de traducteurs soient dans ton cas : repli sur des traductions peu stimulantes mais qui payent mieux et demandent une implication moindre (type documents juridiques, ou traductions pour des entreprises). Au final, le nombre de traducteurs littéraires (ou de sciences humaines) qui ne vivent que de ça doit être assez limité, les places sont chères. Bonjour au Mexique.

      • Les traducteurs littéraires ici n’ont de toutes façons qu’un choix limité, la plupart des bouquins étant déjà traduits par des maisons d’édition espagnoles quand ils arrivent ici. De plus en plus de traductions sont faites à Cuba ou en Argentine pour des prix dérisoires.
        Je ne suis pas favorable au droit d’auteur, mais bizarrement ces mêmes maisons d’édition qui le défendent à grands cris se gardent bien d’accorder ces droits aux traducteurs (même chose pour les sous-titrages de films qui sont pourtant vendus et revendus un nombre incroyable de fois).
        Les tarifs pratiqués pour la traduction littéraire ici sont de 5/6 dollars le feuillet ! À moins d’être rentier ou d’avoir un job qui laisse beaucoup de temps libre (puisque c’est toujours urgent), impossible d’en vivre. Ainsi, tous ceux qui auraient vraiment les capacités de faire ce boulot correctement préfèrent faire autre chose.
        Ajoutons à cela que notre bon gouvernement a décidé de fermer le bureau du livre de Mexico...
        Et ne parlons pas des organisations type « Groupe de haut niveau » qui font faire leurs traductions par babelfish (documents vus de mes yeux lors de la visite de Sarkozy) ou par des élèves de l’Alliance française (organisation « à but non-lucratif » qui envoie des étudiants faire le boulot des interprètes de conférence pour 30 dollars par jour mais qui prend 40 dollars de l’heure au client) !
        Bonjour de Mexico et bon courage à tous les traducteurs/interprètes qui lisent Article XI !

      • samedi 24 octobre 2009 à 13h18, par Véronique

        Bonjour,

        je suis choquée par ce que je lis dans votre message. Comment pouvez-vous affirmer, à la place des traducteurs juridiques et techniques, que leurs traductions sont moins stimulantes et demandent une implication moindre ?

        Je suis traductrice technique et puis vous dire que mes traductions sont extrêmement stimulantes. Mon implication n’a, elle, rien de mineur, bien au contraire. Elle me vaut, de mes clients, une reconnaissance bien méritée.

        D’où peut bien venir votre vision des choses ? Accepteriez, peut-être, de prendre conscience du fait qu’il s’agit de « votre vision des choses ». J’ai l’impression d’entendre le classique dialogue entre un gosse et sa mère. « C’est pas bon » dit le gosse. « Dis plutôt que tu n’aimes pas » réplique la mère. Je suis fatiguée que des tas de gens, qui ne connaissent ni les traducteurs juridiques, ni leurs homologues techniques, s’autorisent à les définir !

        Prenez le temps de découvrir le blog d’une consoeur :

        http://www.sfmtraduction.com/marmit...

        Lisez sa définition du client idéal. Elle vous en dira long sur l’implication du traducteur technique (ou juridique).

        Bien à vous.

        Véronique

    • J’en avais encore à dire, mais bon, j’ai jugé plus raisonnable de passer à autre chose ! :-)))

      • Je prends parfois un peu de retard dans mes réactions aux commentaires. Mais n’hésitez pas à être « déraisonnable » si vous le souhaitez. Personnellement, je trouve ça instructif, ces commentaires « les mains dans le cambouis ». Et puis, désormais, j’hésiterais à deux fois avant de m’envoler pour le Mexique et y commencer une carrière de traducteur...

    • mercredi 22 juillet 2009 à 02h08, par Hélène Collon

      Ah oui, je me suis un peu énervée, sur ce coup-là... :-)



  • Merci pour cet entretien... article 11 devient de plus en plus indispensable !



  • Vraiment ÉPATANT, cet article !

    Merci à article XI, et à B. M. !!!



  • Très intéressant cet article, surtout le fait de dire que presque tout est intraduisible. Étant entièrement en accord, je tire mon chapeau à Brice et les traducteurs de la littérature j’ai préféré travailler en tant qu’interprète car mon cerveau fonctionne bizarrement mieux ainsi. Bravo pour le parcours et les livres à venir !
    Cordialement,
    Eleanor Mitch



  • Merci pour cette interview passionnante.



  • vendredi 26 juin 2009 à 17h29, par pièce détachée

    Tous les traducteurs vous le diront : bravo !

    Quelques remarques éparses.

    Partir de l’opposition texte /notes de bas de page pour écrire un roman de traducteur est une idée brillante ; c’est peut être même la seule « technique » sérieusement envisageable pour ce faire. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter les travaux des philologues à l’ancienne, où la forêt vierge des notes du savant déborde, recouvre, détourne allègrement le texte (du même savant) sur plusieurs pages d’affilée : c’est un jeu exquis d’érudits austères et pince-sans-rire (Max Weber : « [...] j’ai dû infliger après coup à mon lecteur aussi bien qu’à moi-même la pénitence d’une inflation maladive de l’appareil de notes » ; italiques de l’auteur).

    Sur l’intraduisible : « Qui connaît les enjeux de la traduction sait [...] qu’elle est invalidée dans son projet même dans la mesure où [...] le choix d’une langue marque l’impossibilité de recourir à une autre pour dire ce qui est dit. Qui veut traduire malgré tout se trouve alors confronté à la gageure de devoir transposer un texte — avec tout ce qu’il contient et induit — dans une langue qui a été d’emblée exclue de son champ d’expression. C’est un travail où l’on tâtonne, cherche, invente, ordonne et jette beaucoup — avec pourtant toujours le même résultat, après avoir fait le tour complet des possibilités, celui de se retrouver au point de départ : la meilleure façon de dire ce qui a été dit, c’est celle de l’auteur. Ne resterait alors plus qu’à recopier fidèlement le texte original — non pas de façon naïve mais en toute connaissance de cause — avec la conviction que l’on n’écrit que les seuls mots appropriés. » (Pierre Deshusses, avant-propos à sa traduction de Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, éd. Agone, 2005, p.11 — italiques de moi).

    Jim Harrison « bouffeur-baiseur » : quand il vient voir Gérard Oberlé dans le Morvan, les pages « littéraires » du Journal du Centre nous resservent d’une année sur l’autre, à quelques virgules près, le même texte sur les rillettes-morgon du petit déj’... On peut préférer Harrison soi-même dans Just Before Dark.

    Sur le travail de traduire, on peut lire aussi « La traduction comme lecture (et inversement) » d’Alberto Manguel, dans Le Monde diplomatique de mai 2009 (article hélas pas en ligne).

    Pour le côté sordide des contrats, délais, couverture sociale, etc., comme dit Cécile en commentaire, ce ne serait pas raisonnable : passons à autre chose.

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