ARTICLE11
 
 

lundi 17 mars 2014

Sur le terrain

posté à 14h39, par Lémi
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Naples – Fragments d’une résistance urbaine à la pointe du pinceau

Une étrange épidémie s’est récemment abattue sur les rues du Quartieri Spagnoli, quartier populaire du centre-ville de Naples. Pour symptôme principal, une profusion de peintures colorées, apposées sur les murs, les portes de garage, les commerces... Les responsables ? Cyop & Kaf, peintres napolitains habités par l’idée de « ne plus subir la ville ». Visite guidée.

Ce reportage a été publié dans le numéro 14 de la version papier d’Article11. Pour plus d’images, voir ce billet publié en novembre dernier sur le site : Naples – les pépites murales de Cyop & Kaf ainsi que le site de Cyop & Kaf, ICI.

Les curieux se rueront en fin de texte pour découvrir les détails de la tournée française de Cyop & Kaf, de passage à Bordeaux, Bruxelles, Tremblay et Paris dans les jours qui arrivent, deux films et un livre dans leurs valises. Notez notamment la date du mardi 25 mars, à la librairie l’Atelier (Paris 20e), où une partie d’Article11 sera présent1.

Hors indication contraire, les photos illustrant cet article sont signées Cyop & Kaf.

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« Il n’y a pas d’autre or à Naples que la sagesse napolitaine. » Vittorio de Sica, réalisateur de L’Or de Naples, 1954

Posé en haut d’une volée de marches, l’archer fait face à la ville, son arme à la main. Fin stratège, il a bien choisi son poste, dispose d’une vue imprenable sur Naples. À ses pieds, ce Quartier Espagnol2 dont il se veut le protecteur ; à l’horizon, le front de mer, le port, la mer et, en fond de Golfe, le Vésuve. De quoi canarder tous azimuts.

Détail étrange, si la flèche qu’il s’apprête à décrocher est dirigée vers la ville s’étalant en contrebas, le regard de l’archer est tourné à angle droit : il scrute les passants dévalant les escaliers d’un air narquois. Presque ironique – Oui, je fais le siège de cette ville, et alors ? Derrière lui, un fourreau rempli de flèches atteste de son ambition : Naples peut trembler, cet assaillant au nez proéminent est là pour un bail.

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Photo Lémi

Des 223 peintures réalisées par Cyop & Kaf dans le cadre du projet Quore Spinato, c’est peut-être celle-ci qui résume le mieux la dimension offensive de leur démarche. Intitulée « Sonnetico al gigante » (soit « Chatouiller le géant ») et située en bordure du Corso Vittorio Emanuele, à l’extrême nord du Quartier Espagnol, elle a valeur de symbole. Message limpide : un gardien veille sur ces rues. Ses ennemis ? Les promoteurs, les politiques, les mafieux, les aseptiseurs en tous genres, les fast-foods et les grandes chaînes...

Rapide esquisse du Quartieri Spagnoli

Il a beau trôner au cÅ“ur de Naples, juste à côté du centre historique et de ses cohortes de touristes, le Quartieri Spagnoli a tout du microcosme urbain. Peu visité, pas rénové, rétif à la modernisation, c’est presque un village dans la ville, une entité à part, avec ses rites, son économie, sa culture3. « Un quartier poreux, bigarré, non gentrifié », résume Giovanni Laino, qui y a vécu pendant quarante ans4. Ici, les planificateurs du grand renouveau urbain, gens qui sévissent dans les grandes villes d’Europe, font du sur-place : c’est à peine si deux ou trois rues perpendiculaires à la très marchande Via Toledo, frontière sud du quartier, s’adaptent à la donne touristique, accueillant sur une centaine de mètres une poignée de boutiques de souvenirs et d’usines à pizzas. Quelques encablures plein Nord et ces stigmates artificiels disparaissent, laissant place à des rues qu’on jurerait inchangées depuis des décennies. Contre vents rénovateurs et marées touristiques, le Quartier Espagnol est resté dans son « jus » populaire. Presque hors du temps5.

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Photo Carola Pagani

La zone en question n’a rien d’immense, surtout à l’échelle de la tentaculaire Naples. 14 000 personnes y vivent, en grande majorité des Italiens dont les familles sont installées ici de longue date – même si le quartier est récemment devenu un point de chute pour immigrés, notamment Sri-Lankais et Philippins. Les rues sont étroites et taillées au cordeau6, bordées de vieux immeubles de cinq ou six étages stratifiés socialement – les familles les plus pauvres étant traditionnellement installées au rez-de-chaussée, dans ces bassi donnant directement sur la rue. Il y règne une atmosphère frénétique, conforme aux poncifs rebattus sur la « trépidante » vie napolitaine : ballet de scooters suicidaires, balcons surchargés de linge d’où on s’interpelle sans souci des décibels, marmaille se disputant le ballon au milieu des voitures, aïeuls tapant le carton dans la rue, etc. Au fil des rues, les autels kitsch s’égrènent, à la gloire de la Vierge Marie, de Padre Pio ou de Maradona. Foot et religion main dans la main.

Si les touristes s’aventurent rarement ici, préférant les artères plus policées du proche centre historique, c’est avant tout parce que le quartier a mauvaise réputation. Mafia et malfrats y régneraient en bloc. Sur les forums de voyageurs francophones, le débat est d’ailleurs récurrent : peut-on s’y balader sans risque de se faire détrousser ? Les avis sont partagés. En Italie, beaucoup estiment d’ailleurs que le Quartier Espagnol condense ce que Naples connait de pire en matière de petite et grande délinquance. Facteur aggravant : les guetteurs stationnés au coin de certaines rues dédiées au trafic de drogue ne font pas grand-chose pour se cacher.

Même réaction de rejet chez les classes moyennes napolitaines, qui préfèrent à ce type de quartier les zones résidentielles ayant fleuri dans les hauteurs de Naples. « C’est vrai que le quartier n’est pas toujours facile à vivre, explique Luca Rossomando, cheville ouvrière du Napoli Monitor, journal alternatif local. Il y a des gens dans la rue en permanence, une animation omniprésente, même la nuit. » Mais pas de quoi peindre le Quartieri Spagnoli en antichambre de l’enfer sauce Gomorra7 : « Sa mauvaise réputation tient au fait qu’il s’agit d’un quartier populaire situé en plein centre-ville, comme à Marseille. Cela suscite des fantasmes, des craintes concernant de populations soi-disant hors-de-contrôle. » Quant à l’emprise de la mafia, c’est un problème qui touche la ville dans son ensemble : « On caricature le Quartier Espagnol en haut-lieu de la mafia napolitaine parce que les trafiquants y sont très visibles. Pure hypocrisie : l’argent et les hommes de la Camorra sont partout dans Naples, et notamment dans les quartiers plus riches. »

En réalité, le lieu n’a rien d’un coupe-gorge, sauf à s’y balader ivre mort à trois heures du matin, une Rollex au poignet, en conspuant Maradona. C’est simplement un quartier pauvre, aux épines sociales saillantes : taux de chômage affolant (surtout chez les jeunes), économie informelle et marché noir gonflés aux stéroïdes, petits artisans aux abois (notamment les tanneurs, secteur en crise), jeunes abandonnés à eux-mêmes et qui n’ont d’autre modèle que celui du footballeur à succès et de son pendant camorriste, le dealer qui a réussi, etc. Une situation encore aggravée par l’inaction d’une municipalité dépassée et par la baisse des crédits accordés aux rares associations se démenant dans le quartier8. C’est dans ce cadre mitigé, entre culture populaire en résistance et marasme social, que Cyop & Kaf ont posé leurs pinceaux.

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Les 223 pièces du puzzle Quore Spinato

Officiellement, il y en a 223. Précisément9. En réalité, seize d’entre elles manquent à l’appel : au fil des ans, elles ont été recouvertes d’inscriptions, d’affiches ou d’une couche de peinture. Il en restait donc 207 lors de mon passage en septembre dernier, disséminées dans le Quartieri Spagnoli. Certaines sont immenses, prenant d’assaut les immeubles en de larges figures colorées, totems urbains déployés à tous les vents. D’autres se font plus discrètes, se cachent sur les toits ou sous les balcons, se faufilent à l’intérieur des commerces, se glissent dans une encoignure de porte. Beaucoup ont pris place sur les portes de garage donnant sur la rue, sur les façades des appartements situés en rez-de-chaussé ou sur les devantures des commerces. Considérées dans leur ensemble, elles forment un formidable archipel pictural, adopté par les habitants et intégré dans le décor.

Il y a une certaine naïveté dans les peintures de Cyop & Kaf, un aspect presque enfantin, qui tient à une simplicité revendiquée. Oubliez les effets d’ombre ou de perspective, les virtuosité techniques – l’essentiel se trace en quelques traits, habillés d’aplats de couleurs vives (essentiellement jaune, rouge, bleu et noir). Pour leurs créateurs, il s’agit de rendre accessible une richesse historique et culturelle, de la mettre en scène via des personnages symboliques, sans référents masqués ou double-sens pour initiés. Pêle-mêle, on croise dans les rues du Quartieri Spagnoli un homme à tête de ballon, un archer transpercé par sa propre flèche, des prisonniers s’échangeant limes et clés, un flic à tête de caméra, un cavalier à couronne bleue, un suicide à la mitraillette, un homme à tête de clé, un décapité, un trio de gardes médiévaux, un siroteur de vin sous les étoiles, des assassins, des gardiens, des flèches, des fusils, des bâtons de dynamite, etc. .

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Si quelques-unes datent de 2008 ou 2009, la grande majorité de ces peintures ont vu le jour entre 2010 et 2013. Jusqu’à ce projet, Cyop & Kaf s’étaient plutôt éparpillés dans la ville, sautant du port à la Sanita10, rebondissant dans le centre historique ou dans des quartiers plus éloignés. « On a longtemps peint sans réfléchir au choix du lieu, détaille Cyop. Ce travail prenait place sur des bouts de ville, dans lesquels on se contentait d’insérer notre univers. Mais aujourd’hui, on cherche à comprendre le lieu, à faire en sorte que la population puisse s’approprier notre peinture. »

Une fois la décision prise de s’attaquer au Quartier Espagnol, Cyop & Kaf ont d’abord posé quelques peintures sur des bâtiments à l’abandon, stigmates du terrible tremblement de terre de novembre 1980. Puis un habitant leur a proposé de réaliser une peinture sur son garage. Le début d’un engrenage. Cette première demande, écrit Cyop, « a mis en branle une réaction en chaîne qui [nous] a catapulté d’un mur à l’autre comme une bille de flipper [...], garage après garage, pour satisfaire les nombreuses requêtes [...] de tous ceux qui voulaient aussi leur propre peinture »11.

Quore Spinato signifie « le cÅ“ur d’épines », voire « la couronne d’épines »12. Si Cyop & Kaf ont choisi d’intituler leur projet ainsi, ce n’est pas seulement en référence au Christ et à son « calvaire » (omniprésents dans Naples), mais parce que le Quartier Espagnol ne s’offre pas facilement au visiteur. Il faut un temps d’adaptation – comme le renard du Petit Prince, l’endroit n’est pas apprivoisé. « Le symbole de la couronne d’épines renvoie au fait que c’est un quartier fermé, qui semble impénétrable, décrypte Cyap. Déplacer les épines, comme on tente de le faire, est une tâche difficile. » Pour y remédier, ils privilégient une approche ouverte sur le quartier, respectueuse et transparente. Pas question de peindre la nuit, loin des regards. Ni de s’attaquer à des espaces privés sans le consentement des habitants. S’imposer au forceps ? À d’autres.

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Les peintures elles-mêmes se gardent de tout hermétisme. Mais instaurent un dialogue basé sur l’histoire du quartier et l’imaginaire populaire qui l’habite. Tout sauf des pièces rapportées. « On improvise la peinture sur place, selon le lieu, les anecdotes qui s’y rattachent, les habitants qui y vivent, explique Cyop. Il faut trouver un point d’harmonie. Si nos Å“uvres ne parlaient qu’à nous et à nos proches, elles ne seraient déjà plus là. »

Collages et décollages

C’est là un principe essentiel de l’art urbain : les habitants concernés décident de la pérennité d’une Å“uvre. Il y a deux ans, à Tunis, j’avais contemplé un édifice que l’équipe du célèbre JR13 avait recouvert d’immenses portraits photographiques la nuit précédente. Mais au matin, il ne restait déjà plus rien des collages : des passants mécontents les avaient arrachés petits bouts par petits bouts. Envolée, l’expo sauvage. Dans un pays peu habitué à l’art urbain, l’approche de JR n’avait pas été comprise. Pour qu’il en soit autrement, il aurait fallu s’imprégner de la culture du lieu et des habitants, avancer à pas de loups. Avec respect. On ne travaille pas sur les murs de Tunis comme sur ceux de Paris. Ou de Naples.

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Photo d’Ernest Pignon-Ernest

Dans les années 1960, Ernest Pignon-Ernest, l’une des influences majeures de Cyop & Kaf, fut le premier à réfléchir à la problématique d’un art descendant dans la rue pour se confronter aux habitants. Il y a quelques décennies, il s’est rendu à Naples. Une révélation. Il a tant aimé cette ville et son atmosphère qu’il y est revenu à de nombreuses reprises, collant ses Å“uvres dans les rues. Dans un entretien accordé il y a deux ans à Article1114, il revenait sur son approche : « Ce qui importe dans mon travail, c’est avant tout l’incorporation d’une image dans un lieu, une situation. Je cherche à activer les lieux, à exacerber leur potentiel symbolique, historique ou mémoriel. » Et de livrer cette anecdote : « Il y a une séquence que j’aime bien, dans un documentaire tiré de mon travail sur la ville : on voit un jeune garçon commencer à décoller une de mes affiches, avant qu’un de ses petits camarades ne vienne lui glisser quelque chose à l’oreille et qu’il remette l’affiche en place. »

Quand je mentionne cette histoire, Cyop explique qu’il leur est arrivé peu ou prou la même chose. Il y a peu, une équipe de tournage s’est rendue dans le Quartier Espagnol pour y tourner un film. Comme le scénario se déroulait dans les années 1970, les adeptes du septième art souhaitaient se débarrasser d’une peinture murale anachronique dans ce contexte. Mais la locataire du rez-de-chaussée concerné a refusé net. Et ne s’est pas laissée fléchir quand l’équipe lui a proposé une somme d’argent en dédommagement. Cette peinture, elle y tient.

S’effacer derrière les murs

Cyop n’a rien d’une grande gueule. C’est même la discrétion incarnée. Cheveux ras, voix posée, gestes tranquilles, le jeune peintre dénote avec l’atmosphère d’une ville joyeusement bruyante et bavarde. Quand il parle, il choisit soigneusement ses mots. Ses créations si généreuses ? Elles naissent d’abord d’une « rage intérieure », d’une « poussée égoïste » le propulsant dans la rue pinceaux en main. Les 223 peintures apposées en trois ans dans les rues du Quartier Espagnol ? La partie émergée d’un iceberg d’initiatives collectives visant à investir le quartier d’énergies positives. Sa popularité dans ce quartier, où il est connu comme le loup blanc, salué par tous, des mômes aux commerçants ? La conséquence logique de sa présence quotidienne ici, rien de plus. Et ainsi de suite. Cyop s’efface15. Le personnage principal de cette histoire, c’est la population du Quartieri Spagnoli. Point barre.

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Dans le livre de photographies consacré au projet, les visages de Cyop & Kaf n’apparaissent pas. Leurs corps sont parfois visibles, jamais leurs têtes. Quel intérêt à se mettre en scène ? À l’inverse, nombre d’images montrent des enfants du quartier participant à la création, affairés à recouvrir de peinture une figure esquissée ou à manier les pinceaux. Le reflet d’une démarche ne se cantonnant pas à la création solitaire, mais s’ouvrant à des problématiques sociales. Cyop cite ainsi comme influence majeure l’Å“uvre de Felice Pignataro, muraliste napolitain mort en 2002 : celui-ci intégrait les enfants des environs dans ses divers travaux. « Le regard des enfants est sans doute le plus important à nos yeux, précise Cyop. On croit à cette idée de l’éducation artistique improvisée, par la rue. »

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Voilà une heure qu’on discute de ce projet Quore Spinato, Piaza Largo Barache, en plein Quartier Espagnol, et les quelques gamins qui jusqu’ici jouaient au foot à deux pas viennent se mêler à la conversation, chahutant gentiment Cyop. Entre deux bourrades, ils s’emparent du livre consacré au projet. Ça feuillette sec. Quand l’un d’eux reconnaît une peinture ou un visage connu, il s’emballe, rigole, commente via quelques interjections napolitaines du plus bel effet. Pendant dix minutes, ils restent là, plongés dans les pages du livre, puis s’envolent en piaillant – le foot reprend ses droits.

Au-delà des murs

La balistique picturale mise en place par Cyop & Kaf n’aurait qu’un intérêt limité si elle avançait en solitaire. C’est loin d’être le cas. Roberto est ainsi partie prenante du réjouissant Napoli Monitor, lointain cousin d’Article11 centré sur Naples et ses environs. Un journal trimestriel16 à la sensibilité libertaire, habité par l’idée de ne pas s’adresser qu’aux militants, d’être accessible hors « milieux ». Le numéro sorti l’été dernier, le 54e, se focalisait ainsi sur le Quartier Espagnol, donnant la parole aux habitants et détaillant quelques initiatives militantes. Comme Cyop & Kaf, les rédacteurs bénévoles du Monitor tiennent avant tout à donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais, à « déplacer les épines » en jouant des mots. « On a cette volonté revendiquée de recueillir les paroles de la rue et les histoires populaires, de les faire vivre en les transmettant, résume Andrea Bottalico, l’un des protagonistes du canard. Il s’agit d’entendre la politique de manière différente : pas une adhésion à un parti, une manif, une baston dans la rue, mais quelque chose de plus concret. Comme quand on organise des concerts ou des projections dans le Quartier Espagnol17. »

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Le dernier numéro du Napoli Monitor - Janvier/février 2014

S’impliquer au long cours dans l’évolution du Quartieri Spagnoli, c’est d’abord inverser le regard habituel porté sur les quartiers populaires napolitains. Et combattre les préjugés colportés par les médias et les politiques – cette « cuirasse de clichés » que dénonce Cyop18. Aux tableaux noirs uniformes, répondre par une approche nuancée, prenant en compte les spécificités culturelles, historiques et sociales d’un lieu donné. C’est le sens du travail mené par Riccardo Rosa et Luca Rossamondo, deux journalistes du Napoli Monitor, en conclusion du livre de photographies consacré au projet Quore Spinato. Ils ont accompagné Cyop & Kaf en recueillant de longs témoignages d’habitants du quartiers livrant « leur » vérité sur ces rues : un dealer évoque l’arrivée de la cocaïne, un épicier détaille son quotidien, un monte-en-l’air raconte s’être pris une balle après avoir « visité » l’appartement d’un boss de la mafia... Des récits qui tissent une approche alternative du quartier : « En peignant dans le quartier, on était obsédé par ce livre à venir, se souvient Cyop. Ce sont ces histoires orales qui importent avant tout. Une fois ces voix recueillies, on les démonte et on les remonte d’une manière différente, pour que les gens voient leur univers avec des yeux nouveaux. Cela permet de rebattre les cartes. »

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Rebattre les cartes. C’est aussi cette ambition qui anime Luciano et ses amis, spécialistes ès occupations napolitaines. Il y a quelques mois, ils ont frappé fort, s’installant au nom du collectif La Balena dans des locaux immenses appartenant à la municipalité, en plein centre historique. Sur place, dans des pièces pleines de dorures aux plafonds himalayesques, ils organisent des projections, des représentations théâtrales, des concerts, etc.

Luciano est optimiste, évoque une « résistance naturelle » propre à la population napolitaine, explique que c’est la seule ville occidentale où McDonald ne parvient pas à s’installer durablement, souligne le fiasco du Forum universel de la culture, barnum de type Marseille 2013 que la municipalité est incapable de mettre en place malgré les millions dépensés. Il rappelle également la spécificité urbaine de la ville : « Depuis des siècles, ces quartiers populaires sont intégrés au cÅ“ur de la ville, avec une grande mixité sociale. Voilà pourquoi le modèle néo-libéral de transformation urbaine ne fonctionne pas ici. »

Le collectif La Balena est en contact avec les autres mouvements d’occupation qui agitent l’Italie, de Rome à Palerme en passant par Milan ou Catane. Ils se voient souvent, tentent de trouver des nouvelles pistes pour envahir la ville. Récemment, les agitateurs napolitains ont décidé de se pencher sur une vieille loi italienne oubliée ayant trait aux terres communales, laquelle définissait une catégorie de « propriété » alternative, entre propriété privée et bien public. L’idée ? Généraliser cette catégorie et mettre en avant la notion « d’espace commun », qui permettrait à des collectifs de prendre en main la destinée de lieux et bâtiments sans passer par la mairie ou le gouvernement. Une manière de briser les chaînes de décision verticales, de travailler à une reprise en main collective et horizontale des quartiers – « Déplacer les épines », disent Cyop & Kaf.

Si ça ne marche pas, il sera toujours temps de recourir aux services de l’archer surplombant le Quartier Espagnol. Et de modifier son ordre de mission. « Chatouiller le géant » ? Il y a mieux à faire : le terrasser.

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Cyop & Kaf à Paris !

Oyez oyez, petits veinards. Un membre de Cyop & Kaf sera de passage à Bordeaux, Paris, Bruxelles et Tremblay dans les jours qui viennent, en compagnie de personnes impliquées dans le projet. Programme détaillé ci-dessous. Notez qu’une partie de l’équipe d’Article11 sera présente à la projection/discussion se déroulant le mardi 25 mars à l’ébouriffante librairie l’Atelier (2 bis rue Jourdain, Paris 20e). Averses de rosé à prévoir. Accourez en masse !

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En rapport sur A11

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2 Une traduction littérale de l’italien imposerait de recourir au pluriel. Soit : les Quartiers Espagnols. Par souci de clarté, j’ai choisi de ne pas en tenir compte, les Quartieri Spagnoli formant de facto un quartier..

3 C’est également le cas d’autres quartiers populaires chargés d’une identité forte, comme Materdei, Forcella, Montedidio ou Santa Lucia.

4 En un entretien publié dans le numéro 54 du Napoli Monitor, « Un lento mutamento », mai/juillet 2013.

5 Le tremblement de terre de 1980 fut néanmoins utilisé par la municipalité pour déplacer une centaine de familles en périphérie. Selon Giovanni Laino, « c’est l’unique exemple de gentrification » dans ce quartier. (Ibid.)

6 Pendant la mainmise de la couronne espagnole sur le royaume de Naples du XVIe au XVIIIe siècle, ces quartiers sont sortis de terre pour loger les soldats hispaniques. Il reste divers stigmates de cette occupation, notamment le tracé des rues à angle droit et l’utilisation du pluriel pour désigner « les » quartiers (cf. note 1).

7 Titre du célèbre ouvrage de Roberto Saviano consacré à la mafia napolitaine, ensuite adapté au cinéma. L’auteur a grandi dans le Quartier Espagnol.

8 « Dans les années 1990, des programmes pour les enfants et les adolescents déscolarisés ont été mis en place dans le quartier, explique Luca, mais ils sont aujourd’hui à l’arrêt, faute de financement. »

9 Elles sont recensées en une cartemise en ligne sur le site de Cyop & Kaf.

10 Autre quartier populaire napolitain, également situé à proximité du centre historique.

11 Citation extraite de « L’Ossessione ci Disegna », texte placé en introduction du livre consacré au projet Quore Spinato et auto-édité par le Napoli Monitor.

12 La langue italienne voudrait que le projet s’intitule Cuore Spinato (et non Quore). Mais Cyop & Kaf ont retenu cette orthographe car l’abréviation qui en découle, QS, renvoie également au Quartieri Spagnoli.

13 Photographe qui parcourt le monde pour apposer ses portraits dans les zones de tension. Un projet intéressant, mais plutôt mégalo et spectaculaire.

14 Entretien publié dans le numéro 5 d’Article11, réalisé avec Julia Zortea et mis en ligne sur le site le 14 novembre 2011 sous le titre « Je cherche à activer les lieux, à exacerber leur potentiel ». A lire ICI.

15 Son travail de création est censé se faire en partenariat avec un complice, mais il semble que le Kaf de Cyop & Kaf soit davantage une figure inventée, métaphore des personnes lui filant un coup de main à l’occasion, qu’une entité bien réelle. Comme il ne s’appesantit pas sur la question, on n’en saura pas plus. Qu’importe, après tout.

16 Le Monitor était encore mensuel il y a quelques mois. Pour en savoir plus sur ce journal, se reporter à l’article de Luca Rossomando publié dans le numéro 5 d’Article11 sous le titre « La fragile proposition du Napoli Monitor » et disponible sur notre site ICI.

17 Début septembre, le Napoli Monitor organisait ainsi un festival en plein cœur du Quartier Espagnol, avec concerts, débats et projections.

18 Dans l’introduction de Quore Spinato, op. cit.


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