ARTICLE11
 
 

vendredi 8 octobre 2010

Sur le terrain

posté à 22h14, par Lydéric
2 commentaires

Pahuatlán : quand une multinationale s’invite au banquet des vautours
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Deuxième volet du reportage de Lydéric, sur la production de café à Pahuatlán (Puebla, centre du Mexique). Après avoir subi les ravages de la déréglementation, la ville a vu Nestlé débarquer. Avec une proposition commerciale (prétendument) aguicheuse : acheter directement la production locale à des conditions avantageuses. Aubaine ou marché de dupe ?

Précision : Cet article s’appuie sur une enquête réalisée par l’auteur entre janvier et mai 2010, pour le compte de l’ONG Mexicaine Sierras Verdes. Il se compose de deux volets : le premier - publié hier, à lire ICI - décrit les évolutions sociales et économiques de la municipalité de Pahuatlán depuis la crise des années 90. Le deuxième - ci-dessous - analyse la stratégie de développement que la firme Nestlé a mise en place pour tirer parti de la désorganisation de la filière.

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Le moins que l’on puisse dire, c’est que la réputation internationale de la multinationale Nestlé est des plus sulfureuses. Pour la forme, rappelons qu’elle s’est vue décerné en 2007, « pour l’ensemble de son œuvre », le Black planet award, un trophée conçu par la fondation Ethecon pour récompenser les entreprises « les plus impliquées dans la destruction de notre planète ». Parmi ses pires « réussites »1, ses campagnes commerciales agressives pour imposer des produits de substitution comme le lait en poudre et le Nescafé ; au détriment, évidemment, des produits issus de l’agriculture vivrière.

C’est donc avec scepticisme que les observateurs locaux ont pris acte de la collaboration qui a vu le jour entre Nestlé et les producteurs de Pahuatlán. Toute « expérimentale » qu’elle soit, cette expérience méritait que l’on s’y intéresse de plus près.

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Tel un conte de fées : la fabuleuse histoire de l’arrivée de la Nestlé

Dans la mémoire des anciens, l’arrivée de la Nestlé a l’odeur d’une épopée mythologique. Enrique R., conseiller municipal aux affaire agricoles, ironise : « Il doit y avoir autant de versions de cette histoire qu’il y a de producteurs de café à Pahuatlán…  ». Mais celle qui fait autorité, de l’avis de tous, reste la version de Don Tello. D’ailleurs, celui-ci le revendique : « La Nestlé, c’est [lui] qui [l’a] amené ! »

Aussi antipathique soit-il, son orgueil le rend bavard. C’est son histoire et son glorieux fait d’arme. Par un paisible crépuscule, il consent à en faire le récit. « C’était au plus noir de la crise du café, vers 2001. J’avais entendu à la télé le discours d’un certain Paco Fraile, sénateur du PAN, à l’époque chargé des affaires relatives au café. Il annonçait qu’il avait un plan pour voler au secours des producteurs. Tu penses bien, personne n’y a cru. J’ai oublié tout ça, jusqu’au jour où, par hasard, j’ai croisé au bord d’une route ce type que je connaissais de vue… je suis tombé par hasard sur Paco Fraile ! Sans hésiter, je l’ai apostrophé : ‘M. Fraile, je vous ai entendu parler du café… je viens d’une région productrice qui va très mal… vous devez venir nous voir…’ Et quelques mois plus tard, M. Fraile est venu. Il a organisé une grande réunion où étaient présents les représentants de 4 municipalités du secteur – maires et producteurs –, des ingénieurs de différents bords et un représentant de Nestlé, un certain Jesús R., directeur national du service des achats. Celui-ci a proposé un plan de travail, qui a été accepté par tout le monde. J’ai été nommé coordinateur pour la municipalité de Pahuatlán. »

En 2001, avec la bénédiction des autorités locales, le système est mis en place. En 2002, avec des prix environ trois fois supérieurs à ce que proposent les coyotes, Nestlé parvient à collecter quelques 150 tonnes de café parche2, « tout le café de l’année, et tout le café qui avait été stocké en attendant des jours meilleurs  ». Au plus fort de la crise, Nestlé essuie les plâtres. C’est sans conteste grâce à elle que les principaux coyotes s’alignent, non sans quelques tentatives d’intimidation musclées. De fait, trois ans après cette arrivée tonitruante, la plupart des grands coyotes avaient jeté l’éponge. Ceux qui sont restés ont accepté les nouvelles règles du jeu.

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Un nouvelle division du travail

Venue d’une autre planète, Nestlé importe des pratiques commerciales absolument inconnues. Finis les paiements conditionnés et les entourloupes des coyotes, la multinationale impose la facture obligatoire et le paiement sous huit jours. Elle demande a ce que les producteurs s’enregistrent et s’engagent à fournir une quantité X à une date Y. Pour autant, ceux-ci n’ont aucune obligation de vente.

Le système de collecte évolue lui aussi. Finies les relations de patronage et les ventes irrégulières : Nestlé charge un « super-intermédiaire » d’organiser et de centraliser la logistique. Cette personnalité de la ville de Xicotepec, envoie ses camions trois fois par an pour ramasser la production. Il se charge de la transformation et du transport vers l’usine de Nescafé de Toluca. Ses services sont rémunérés en prestation, ce qui limite les risques d’arrangements douteux.

En apparence, le processus est transparent. Juan S., l’ingénieur de Nestlé, explique : « Les dates de passage sont fixées en fonction de l’avancement de la récolte et des prix de la bourse, lors d’une négociation tripartite entre l’intermédiaire, le représentant des producteurs et l’acheteuse de Nestlé. » Les producteurs contractualisent à un prix généralement situé 10 à 15% au dessus du prix proposé par les coyotes locaux. Et en cas de baisse des cours ? « Nestlé travaille avec le prix du marché. Il n’est pas question de proposer des prix garantis. »

En revanche, la multinationale est très regardante sur la qualité : tolérance zéro sur les défauts de cueillette, de fermentation et de séchage. Elle reproche aux producteurs, surtout aux petits, de ne pas fournir un produit homogène, faute d’équipement, de savoir-faire et de bonne volonté. Elle va jusqu’à proposer des formations sur ces aspects, ce qui ne va sans en irriter certains. Ainsi de Don Ciro, jeune producteur de Linda Vista : «  Ils nous paient un peu mieux, d’accord. Mais ce qu’on gagne là-dessus, on le perd en volume, car ils n’hésitent pas à refuser un produit qui ne leur convient pas. En réalité, Nestlé abuse de nous autant que tout le monde. »

Enfin, Nestlé a dès le début adossé ce système commercial à un accompagnement technique, dont le but explicite est l’augmentation de la production. L’ingénieur Juan explique : « Il faut intervenir en amont de la commercialisation. Notre approche, c’est d’aider les producteurs à produire plus… et à produire mieux. Ceci pour les aider à augmenter leur revenu.  » L’entreprise entreprend ainsi en 2003 de distribuer des sacs d’engrais, mais l’expérience tourne au fiasco, car les producteurs préfèrent l’utiliser pour leur maïs. A partir de 2005, Nestlé change de cheval de bataille : elle implante des pépinières de café dans deux communautés de Pahuatlán, avec l’idée d’inciter les producteurs à redensifier les parcelles laissées à la friche. C’est ainsi que, chaque année, l’entreprise se targue de produire entre 30 000 et 50 000 plantes de café, offerts gracieusement aux petits producteurs de la municipalité pour moderniser leur appareil productif.

Le système Nestlé, c’est donc en principe : une transaction commerciale transparente à des prix légèrement favorables ; un modeste effort d’accompagnement technique et d’organisation de groupes de formation ; une volonté d’augmenter les volumes collectés, en augmentant la production locale.
Il serait injuste de n’accorder aucun mérite à ce nouveau système. D’une part, il a permis de terrasser le coyotaje et d’instaurer une surenchère des prix profitable au producteur. D’autre part, il constitue la seule tentative fructueuse d’organisation des producteurs depuis la crise du café (environ 150 producteurs s’inscrivent chaque année dans le registre des ventes). De manière plus générale, il a fait franchir une nouvelle étape aux producteurs, en professionnalisant les rapports commerciaux avec l’aval de la filière.

Reste que, huit ans après, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Les volumes, de 150 tonnes la première année, sont tombés à 70 en 2009, soit à peine 20 % de la production locale. Aucun « décollage » n’a eu lieu. Aucune coopérative n’a émergé. Mais surtout : aucune perspective d’avenir n’est née de cette expérience. Aux yeux des paysans, la Nestlé est simplement rentrée dans le rang des coyotes. En clair, il semble bien que ce negocio ait été inutile… voire tout à fait contreproductif. En voici quelques raisons.

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Une logistique douteuse

Confier la logistique au plus grand magnat du café de l’Etat de Puebla — connu pour être un allié politique inconditionnel de Nestlé — , voilà une idée qui ne manque pas de piquant. Du point de vue de l’entreprise, Il faut un acteur fort, efficace, pour rendre le système viable. Manière de dire que les producteurs ne sont pas prêts à assurer eux-mêmes ces fonctions. Ces grands enfants…

L’ingénieur de Nestlé, Juan S., est en fait le véritable animateur du système. Il est chargé à la fois des formations techniques, des relations avec le terrain et des aspects stratégiques. Personnellement très engagé dans la démarche, il reconnaît que «  le poids de cet intermédiaire est une limite majeure au système  ». Il poursuit : « Malheureusement, une entreprise comme la nôtre a besoin d’interlocuteurs uniques. Ma collègue chargée des achats, d’ailleurs, me raille souvent : ‘Allons, dit-elle, tu ne vas pas continuer à me raser avec tes listes de producteurs’, elle veut s’adresser à un client, et à un seul. Elle me met la pression pour que les caféiculteurs de Pahuatlán se rassemblent. Sinon, exit.  »

Une seule grande coopérative, c’est l’idée que défend Juan. Elle aurait alors les moyens de s’équiper de machines et de contractualiser avec n’importe quel acheteur. Seulement, on ne crée pas une coopérative en deux coups de baguette magique : il faut une réelle présence, une proposition de long terme qui motive les producteurs, un processus de montée en charge. Précisément ce que Nestlé se refuse à donner.

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Une aide technique réduite au minimum

Une action de développement ne s’improvise pas. C’est pourtant ce qu’a fait Nestlé à Pahuatlán. Plutôt que d’analyser en profondeur les déterminants de la crise, elle a navigué à vue, ne prescrivant que des remèdes superficiels (engrais, plantes) à un malade bien diminué.

La création des pépinières n’a pas eu le succès escompté. Faute d’un suivi suffisant, les groupes se sont étiolés. En effet, «  la production de plantes ne sert à rien – ce sont les mots de Juan – si les producteurs n’ont pas les moyens de les repiquer dans leur champ, ou pire, s’ils ne le font pas bien ». C’est pourtant ce qu’on constate sur le terrain. Bien rares sont les producteurs qui verront effectivement leur production augmenter grâce à ces plants « productifs et résistants ». En réalité, les producteurs n’ont pas besoin de plants – ils sont bien capables d’en produire eux-mêmes s’ils le veulent – mais de prix rémunérateurs et d’un capital à investir. En un mot, d’un avenir.

Quant à l’accompagnement technique, il est réduit au strict minimum : quelques passages par an pour organiser des formations qui intéressent directement Nestlé (qualité, engrais, pépinières). Rien de ce qui est véritablement nécessaire : un appui permanent basé sur l’organisation, la diffusion de « bonnes pratiques », l’échange des connaissances au sein de groupes de travail, etc.

Comble de l’ironie, il semble que le peu de frais qui est engagé par la multinationale pour son appui technique est issu de subventions publiques. Zéro risque, zéro engagement, zéro bénéfice. L’équation est limpide.

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Les vrais enjeux

La société des médias est gourmande de mirages, de même que la démocratie est gourmande de promesses. Les multinationales l’ont parfaitement compris, et elles en profitent. Quel meilleur exemple que la mobilisation des oriflammes du « développement durable » et de la « responsabilité sociale des entreprises » pour repeindre la façade d’empires qui, par ailleurs, sont les premiers à chambouler les équilibres économiques, écologiques et sociaux ?

L’exemple de Pahuatlán en est une énième confirmation. Nestlé n’a pas aidé les producteurs de café à sortir de la précarité ; gageons même que ce n’était pas son objectif. Pourtant, elle n’a pas eu de scrupule à diffuser des publicités à la gloire de son engagement pour le développement. Des publicités où l’on retrouve les visages des compères de la communauté voisine de Xolotla…

En réalité, Nestlé travaille pour elle-même. L’entreprise est à la recherche d’un modus operandi qui puisse concilier des paramètres contradictoires : relation directe avec les producteurs, libre détermination des prix par le marché, efficience économique, transformation industrielle. En gros, ce qu’elle souhaite, c’est inventer un modèle de développement à son image. Alors que ce sont ces mêmes mécanismes — instabilités des prix, concentration de la filière, confiscation de la valeur ajoutée — qui ne cessent de précariser les agriculteurs de toute la planète...

Ajoutons que la multinationale y trouve un bénéfice direct. Sans investir des fortunes, elle fait une plus-value médiatique, mais aussi économique. Parce que moins d’intermédiaire, c’est plus de marge. Parce que contrôler la production, c’est contrôler l’amont de la filière, donc les critères de qualité et les sources d’approvisionnement. Enfin, et c’est le plus cynique, parce que travailler avec les pauvres est un excellent moyen de décrocher les aides des banques internationales de développement.

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Des plans pour l’avenir

Un communiqué de presse datant du 27 août 20101 valide, à l’échelle mondiale, la stratégie mise en œuvre dans la région de Pahuatlán. Peu importe, comme nous l’avons vu, que le gain réel des producteurs soit pour le moins infime. On y apprend que «  Nestlé est fière d’annoncer la mise en place du plan Nescafé », qui lui permettra à la fois «  d’optimiser la filière d’approvisionnement de café  » et de « donner des outils de développement durable à des milliers de caféiculteurs, dont beaucoup n’ont jamais eu accès à la formation et à l’assistance technique ».

Par quel moyen ? Et bien ! On ne change pas une recette qui ne marche pas ! « D’ici 2020, Nestlé doublera la quantité de café qu’elle achète directement aux paysans et à leurs organisations, portant à 180 000 tonnes ce volume. (…) [Elle] distribuera 220 millions de plantes résistantes aux maladies et à haut rendement d’ici 2020. Par ce moyen, les producteurs pourront rajeunir leur plantation et ainsi, multiplier les rendements actuels de leurs terres et augmenter leur revenu. (…) Enfin, Nestlé étendra ses programmes d’assistance technique, dans le cadre desquels ses ingénieurs conseillent les agriculteurs sur la production et le traitement post-récolte.  »

Le communiqué parle d’un investissement de 350 millions de francs suisses, mais reste évasif sur l’affectation de cette enveloppe — qui inclue également les frais de promotion et les investissements productifs de la firme. Il nous apprend que Nestlé s’associe à l’association Rainforest Alliance, « ainsi qu’à d’autres membres du réseau Agriculture Durable [SAN en anglais] », pour respecter les objectifs de durabilité qu’elle s’est donnée.
Et le PDG de Nestlé, Paul Bulcke, de conclure ainsi : «  Nous sommes fiers que Nescafé, la marque de café la plus importante du monde, donne son nom à cette initiative mondiale, qui crée de la valeur tout au long de la filière, des caféiculteurs jusqu’aux consommateurs. Créer de la Valeur Partagée est une part entière de notre business stratégie. Pour que l’entreprise connaisse un succès de long terme, elle doit créer de la valeur à la fois pour ses actionnaires et pour les communautés auprès desquelles elle opère. »

Que dire de plus ? La boucle est bouclée. Le grand capital s’est trouvé un nouveau créneau : le développement. Peu importe qu’il n’ait aucun savoir-faire et aucune légitimité. Peu importe qu’il ne s’attaque pas aux racines du problème. L’important n’est pas l’effet, mais l’illusion.

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1 La notice Wikipedia consacrée à la firme est, sur ce point, parfaitement révélatrice.

2 Le café parche correspond au grain de café encore enveloppé dans sa coque, après que l’ensemble ait été lavé.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 9 octobre 2010 à 09h38, par joshuadu34

    En fait, la logique est toujours la même, dans ce cas comme dans tous les autres ! Elle est à rapprocher, d’ailleurs, de ce qui se passe partout et on peut même faire un parallèle avec la situation agricole des pays occidentaux et des pratiques commerciales des grands groupes...

    Au début, le produit est racheté à un meilleur coût, et vendu avec des marges inférieures. On etoufffe ainsi totalement la concurrence, pour finir soit par la couler, soit par la racheter, instaurant ainsi un monopole...

    Une fois ce monopole mis en place, une fois la concurrence disparue, les producteurs sont totalement à la merci du groupe industriel, comme nos agriculteurs et éleveurs sont, aujourd’hui, à la botte des grandes surfaces, qui peuvent librement définir les prix d’achat (très souvent inférieurs au coût de production) pour vendre en augmentant les marges. Les producteurs sont pris à la gorge, étranglés par ces pratiques, vivent même sous la coupe totale des groupes, puisque ceux-ci, sous couvert « d’aides technologiques » les ont poussé à s’endetter, endettement qui, bien entendu, est la propriété du groupe !

    Ne reste plus au producteur qu’à supporter sans aucun moyen d’en sortir cet étranglement...

    Les producteurs occidentaux en ont fait les frais (même si, malheureusement, ils sont bien peu nombreux à s’en rendre compte, à s’appercevoir de la réalité de leur situation due non pas, comme ils le prétendent encore à « l’Europe » mais à ces groupes monopolistiques qui définissent le prix d’achat à leur libre guise)...

    Quand à ces pays « émergeants », ne leur restera plus qu’un seul choix : travailler comme des bêtes et s’esclavager volontairement pour le profit unique de nestlé ou cesser la production et mendier... Triste de voir que ce système évident n’est toujours pas plus mis en évidence....

    Voir en ligne : http://nosotros.incontrolados.over-...



  • mercredi 27 octobre 2010 à 19h58, par luc b

    S’étonner que Nestle ne soit pas un organisme à But non lucratif ???
    Il peux être intéressant de montrer que le développement durable est un business comme un autre pour les personnes qui ne le savent pas encore, mais que reprocher à Nestle ici ???
    De ne pas redonner un avenir à une région du Mexique ??
    Il faudrait être bien naïf.

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