jeudi 5 mai 2011
Médias
posté à 18h56, par
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Acheter Challenges, l’hebdomadaire de la gauche (sic) libérale et patronalo-nantie, n’est pas seulement l’occasion d’en mettre plein la vue à son kiosquier – SARL Lémi Inc, oui Monsieur –, c’est aussi une bonne manière de pénétrer par effraction dans les intérieurs crâniens louches des carpes humaines qui guident ce pays. 20 000 lieues sous les glaires, bathyscaphe conseillé.
Aujourd’hui, c’était ma première fois. Par le passé, j’avais souvent été tenté, notamment par leur catch-line/gimmick de maboul – « Que dit l’économie cette semaine ? » Dis-moi vite, je tiens plus –, mais avais toujours raison gardé, conservé ma thune pour des lectures saines –Super GTI Mag ou la très sous-estimée Gazette des uniformes. Mais là j’ai craqué, c’était plus fort que moi. Une bonne raison à ça : en couverture du numéro du 5 mai, c’est Christophe de Margerie qui triomphe, moustache et bajoues hautes, avec un titre salement alléchant : « Énergie, la vérité ». Je ne sais pas pour toi, mais moi, quand le PDG de Total, plus grand groupe pétrolier de France (et dans le big four mondial, cocorico), me promet la « vérité » sur l’énergie, je fonce. L’instinct.
J’ai beaucoup appris de cette lecture. D’abord, je ne savais pas que Christophe de Margerie, neuvième fortune de France, était un rigolo. Je le croyais froid et vénal, comme ses pairs (vois jusqu’où la malsaine rhétorique de la lutte des classes nous pousse : de joyeux zigues dépeints en salopards juste parce que possédants – affligeant). Mais non. Comme l’écrit Vincent Beaufils dans l’éditorial de ce numéro, Margerie est un type « détonnant ». C’est même le titre de l’édito : « Détonnant ». Ah ah, quel drille ce Margerie, t’as qu’à demander aux esclaves Birmans, il y a même un proverbe en l’honneur de son entreprise là -bas – Total dans la place ? Totale poilade. Et chez AZF Toulouse, propriété de Total, nul doute qu’ils goûtent pas mal l’utilisation du terme détonnant...
Les premières lignes de l’édito du Beaufils ne manquent pas d’humour, le keum n’est pas le premier butor venu, il sait que ça pourrait jaser, si – mettons – l’interview était publié ailleurs que dans la presse patronale, division Strauss-Kahn : « Il peut paraître étrange d’ouvrir notre enquête de couverture promettant « la vérité » sur l’énergie avec une interview du patron de la quatrième entreprise pétrolière de la planète. » Indeed, mon gars. Mais voilà , insiste Beaufils, Margerie est pas le mauvais bougre : « curiosité fantasque », « logique déconcertante », « sans langue de bois » etc etc, ce n’est plus un patron, c’est un pounk des affaires. Le mec aurait du sang sur les mains, on ne s’en rendrait même pas compte tellement il détonne. Les choses sont bien faites. Mieux, « il assume tout : la fermeture de la raffinerie de Dunkerque, la présence de son groupe en Birmanie, le litre de carburant à deux euros... » Hmm. Tu dis ? Il « assume » ? Fantastique...
Alléché par un tel édito, je file directement à l’entretien. Et là , je vais te dire, je trouve qu’il y a un peu abus de confiance, publicité mensongère. Deux petites pages ou moustache & bajoues ne dit rien de rien. Tiens, la Birmanie qu’il est censé « assumer » ? Expédiée en deux lignes : « L’argent du pétrole ne justifie pas tout [Impayable, ce Margerie, on vous dit]. Aujourd’hui, dans tous les pays où nous travaillons, nous y sommes parce que nous pouvons agir conformément à notre code de conduite. C’est vrai, y compris en Birmanie. » Pour ceusses qui seraient incrédule, prière de s’adresser à un célèbre French Doctor, paraît que c’est un spécialiste. Le reste de l’entretien est encore plus vide. On hésite à s’étonner réellement que le patron de Total, pas des masses de billes dans le nucléaire, soit un tantinet critique sur la question atome. Comment dire ? Mon Beaufils a beau en faire des tonnes dans son édito (« Qui en France se serait permis, avant l’accident de Fukushima, de reconnaître que l’énergie nucléaire avait un avenir des plus incertains ? » Oui, qui ?), ça me semble un peu facile. Comme si on félicitait le PDG de rosé d’Anjou Inc. d’avoir dénoncé le lobby de la bière.
Seul point intéressant : les déclarations de Margerie sur les énergies renouvelables qui prouvent que le type et son board ne sont pas totalement neuneus, le greenwashing est en cours, de nouveaux habits verts pour les suceurs de planète. Du pétrole ? Meuh non : « Nous investissons donc dans des énergies nouvelles : le solaire, le charbon propre, la biomasse et peut être le nucléaire. » Quant à savoir ce qui le motive dans les affaires, c’est surtout le dialogue, la curiosité de l’autre, la beauté du monde. Christophe de Bisounours dixit : « [Au G20], on apprend à se connaître, à s’écouter ». Plus loin, Monsieur se fait philosophe : « On ne sait jamais tout. Si l’on veut connaître la fin avant de commencer, il n’y aura jamais de fin parce qu’il n’y aura pas eu de début ». Puissance de la pensée margerienne qui fait d’une pierre deux coups : 1/ envoyer du steak philosophique ; 2/ renvoyer les tristes obscurantistes à leur caverne et à leur âge de pierre.
Malgré tout, je suis frustré – on m’avait promis la « Vérité ». So, je cherche dans le reste du magazine des raisons de ne pas pleurer mes 2,5 euros. Quelques perles me consolent un peu – je stoppe assez longuement sur ce bel article de Patrick Arthus intitulé « Les retombées positives du tsunami japonais », qui explique quelle vitalité attend l’empire du Soleil levant, petits chanceux, va –, je reluque les quatre pages de pub Audi qui ouvrent le magazine (eh, Beaufils, tu sais pas lire ? Strauss-Kahn roule en Porsche...). Las... Enthousiasme vite émoussé. L’enquête de 24 pages (j’ai compté) sur les meilleurs MBA me laissant un peu froid (je ne sais pourquoi, avec l’âge je me fais exigeant), j’abandonne ma lecture. Pas le courage, il fait beau dehors, les pélicans gazouillent, et j’overdose du MBA.
D’ailleurs, plus j’y pense, plus j’en suis convaincu : j’aurais très bien pu écrire ce papier (sic) rien qu’en zieutant attentivement la couverture, tout y est. Même : un simple zoom sur le regard vide de moustache-bajoues tricotant avec ses mains un avenir énergétique planétaire en « une » aurait suffi. Monde de merde.