mercredi 16 janvier 2013
Médias
posté à 18h40, par
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Il faut imaginer la scène, ces gens réunis pour trouver un titre à leur magazine, l’accroche parfaite à leur projet ; brainstorming intense. Et soudain l’un d’eux se lève, frappé par l’inspiration : « Et si on l’appelait ’Winner’, tout simplement ? Avec un sous-titre type ’Le Magazine des gagneurs’ ? » Et les présents d’opiner en chœur, ravis : « C’est parfait ! » Vision d’enfer.
« Debout ! Roulons-nous dans des mots culottés qui donnent envie, qui motivent, qui soulèvent. Le courage de dire que le vital c’est la vie ! » (Véra Baudey, rédactrice en chef de Winner, janvier 2013)
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Winner, « le magazine des gagneurs », adorable mensuel dont l’achat te grillera à tout jamais auprès de ta buraliste1, en est à son sixième numéro. C’est un imprimé de 132 pages clinquant et moche qui ressemble aux chiantissimes magazines disséminés gratuitement dans les TGV par la SNCF. Sauf qu’il est vendu à cinq euros et semble plutôt massivement distribué (il y a eu plusieurs campagnes d’affichage dans les kiosques). Très mal foutu, dans la forme (textes imbitables, graphisme pseudo-chic cheap) comme dans le fond (une seule rengaine, recyclée à toutes les sauces, de la politique à l’écologie : « soyez winner »), cette charmante publication est éditée par la société Pavé dans la Mare (uh uh) et dirigée par une femme de lettres, Véra Baudey, qui est à l’écriture d’édito ce que l’ornithorynque est à la zoologie : une énigme.
Lire Winner de fond en comble n’est pas de tout repos tant les émotions assaillent le lecteur, confronté à un redoutable carrousel éditorial. De l’incrédulité initiale à la colère vengeresse, de la rage à l’ennui ferme, de la poilade au dégoût, il se verra gratifié de tout un panel de ressentis. Au fil des pages, la sensation de mal au cœur s’intensifiera, jusqu’au possible rejet digestif, conclusion adéquate mais pas forcément agréable. Pour t’éviter cette déconvenue, Article11 a pris les devants, plongeant dans les entrailles de la bête en n’écoutant que son courage aviné.
« Sérieusement ? »
C’est une blague ? Voilà sans doute la première réaction de tout individu normalement constitué découvrant la dernière campagne d’affichage lancée par Winner. Un tel titre, un tel sous-titre (« Le magazine des gagneurs »), et la ganache de Séguéla (aka Mister La Rolex fait l’homme) en couverture, ça semble presque trop gros pour être vrai. Quoi ? Des gens se seraient réunis pour discuter d’un projet de magazine et auraient débouché sur ce concept ? Des individus auraient mis la main au porte-feuille pour le financer, flairant la bonne affaire ? Et cela durerait depuis six numéros ? Dur à croire.
Une fois le magazine en main, le doute persiste. Les huit premières pages uniquement composées de publicités (Ferrari, Banque Palatine, McLaren...) laissent augurer d’un possible dénouement rapide : ce ne serait pas une vraie publication mais une sorte de piège pubesque, un happening éditorial pour fourguer des pages et des pages à des annonceurs et filer avec l’argent de la caisse dans un palace suisse, type le Grand Hôtel Kempinski (qui a droit à une pub en pages 2-3, à un entretien avec le manager général en pages 64-69 et à une dernière salve de pub en pages 70-71), point de chute tout sauf anodin : Winner précise avec emphase que ce palace genevois offre « La plus grande suite d’Europe, 1080m2, vue à se pâmer » - youpi.
Il faut attendre la page 15 pour que se matérialise le premier texte made in Winner, signé Véra Baudey, rédactrice en chef. L’édito. Gros morceau. Là aussi, tout laisse penser à une blague : prose fantaisiste, argumentation étrange, phrases absconses. C’est très mauvais mais très drôle. Extraits :
« En avant la France, aligne-toi au départ de la course à un avenir meilleur. Il est super-débile de proscrire l’optimisme. La culture française a toujours de l’entregent et son influence demeure intacte. Plus la crise sonne à la porte, plus on se réfugie dans l’utopie. Ennemis ou amis, tous les oracles s’unissent pour affirmer que, par des temps d’une aussi triste réalité, on ne peut que baisser les bras. Mais justement, c’est quand la partie semble perdue que soudain, en fulgurance, percute la volonté de renverser la situation d’un ultime coup de reins rageur et victorieux. Alors tout devient possible, parce que l’excès aveugle notre conscience et nous donne des ailes. Voici que passe l’occasion de gagner le grand match d’une ère nouvelle. Soyons Winner ! La France réveille-toi ! Secoue-toi ! Bouge-toi ! Branche-toi. Cesse de te regarder le nombril. Regarde les autres, ceux qui sont devant. Il ne faut pas les laisser mener la course. Fonce ! »
Yep, à première vue et en toute objectivité, il serait super-débile de prendre ce tissu d’inepties au sérieux. Même Le Figaro, Valeurs actuelles ou Direct-soir, pourtant experts en la matière, auraient refusé une telle avalanche de lieux communs à la Youpla-boum patriote et incantatoire. Il y a des limites au néant éditorial. En lisant cet édito, tu penses à Charles Pasqua en tutu fluo, voire à un mariage chelou entre Petit ours brun et le Grand Charles, ce n’est pas tolérable.
La suite immédiate semble confirmer l’hypothèse happening, notamment cette page 16 magistralement intitulée « Jacques Séguéla voit plus vite » et accompagnée d’une citation de Mao (« Si tu mets tes pas dans les pas de ceux qui ont marché devant toi, tu ne les dépasseras jamais »). Un mélange raffiné et absurde qui fleure bon le gag rédactionnel. Si bien que tu raccroches à l’évidence : il y a forcément un moment où arrivera l’explication, type « On vous a bien eu, les mecs ! Vous pensiez quand même pas qu’on parlait sérieusement ? »
Malgré tout, pris d’un doute, tu accélères le rythme de lecture (fini de picorer) et sautes nerveusement de page en page, en quête du dénouement attendu.
Ça défile.
P. 18 - Portrait sans concession de Séguéla2 par la rédaction. Extrait : « Il est brillant, tourbillonnant, désinvolte et concentré. Il enchaîne les pirouettes comme les années, avec légèreté. En quelques mots, Jacques donne plus de plaisirs que de longs discours. La compétition est pour lui un moteur puissant : « cela me maintient en forme et me permet de penser plus vite, pluis loin », avant d’ajouter dans un souffle : « C’est la meilleure façon d’être en contact avec le monde de demain, de mieux imaginer les méandres et contours du futur. » (Incrédule, tu relis : En quelques mots, Jacques donne plus de plaisirs que de longs discours. Sérieusement ? Un être humain pourrait pondre une telle phrase sans second degré ?)
P. 20 – Texte du dénommé Séguéla (qui n’est pas seulement publicitaire mais également penseur de haute volée) abordant la pub à l’ère numérique, « cette accélératrice digitale des pensées, des idées... ». Cinq longues pages très confuses décapitant les acquis de la Révolution française (sa marotte) et encensant ceux permis par la pub. Et en conclusion cette affirmation rassurante : « Nos enfants et nos petits-enfants n’ont pas de souci à se faire ». Voilà qui est dit.
P 29 – Entretien avec Olivier Perruchot, « General Manager de Piaget France ». Malin : comme même à Winner on ne peut placer des pubs à chaque page (question de déontologie), le publi-entretien s’y substitue, variant les plaisirs tout en ayant la même fonction (quatre montres Piaget en gros plan, dont deux occupant chacune une pleine page).
...
Et ça continue encore et encore, sur des pages et des pages, entre envolées politiques réacs (« en 2013 on cessera de rêvasser en prétendant qu’un enfant peut avoir deux papas et pas de maman », prophétise Vincent Hervoüet, penseur à TF1) et fines analyses (« la réussite est une station d’aiguillage », explique doctement Alain Marty, du Wine & Business club). Comme l’explication ne vient toujours pas, tu finis par prendre la chose au sérieux. C’est dur à croire, mais... ce n’est pas une blague. Oui, Véra Baudey est une personne réelle. Elle écrit sérieusement des trucs comme « c’est quand la partie semble perdue que soudain, en fulgurance, percute la volonté de renverser la situation d’un ultime coup de reins rageur et victorieux » (poids des mots, choc des formules). Et des gens ont réellement cogité pour pondre 132 pages de cet acabit. Boum.
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La gueule des winners
Une fois admis que Winner n’a rien du poisson d’avril, la première impulsion est de se dire qu’il convient de le disséquer page par page. D’analyser, par exemple, les propos de Robert Lafont, directeur général de Lafont Presse (dans son giron, quatre-vingt splendides publications au service de la grandeur humaine telles que Jour de France, Création d’entreprise ou Entreprendre), qui, dans une belle envolée, déclare sans rire :
« Je suis arrivé à la conclusion, avec tous les dirigeants que je rencontre, que tout le monde a sa chance. Les gros, les maigres, les vieux, les jeunes, des « monsieur » (Sic), des pauvres, des connus, des inconnus. Ce qui est fascinant, c’est qu’il n’y a pas d’archétype. Il manque aussi des entrepreneurs dans l’Assemblée […]. Les grands patrons, Bolloré, Pinault, Arnault, n’interviennent pas du tout dans la politique. Pourtant, on aurait besoin de leur avis. On dirait qu’ils ont peur, alors qu’avant Dassault et d’autres donnaient leurs opinions sur les décisions politiques. C’est dommage. »
Yep, il serait tentant de lister toutes les perles de ce type et d’en dresser une typologie. Mais outre que j’ai d’autres ornithorynques à fouetter et que je sens pondre l’insidieux Nervous breakdown à force de feuilleter l’animal, ce serait sans doute se tromper de grille d’analyse. Les puissants sont peut-être stupides, mais pas à ce point. Et imaginer que ce type de lectures serait privilégié dans les salons de la Haute relèverait surement de l’erreur d’analyse. Winner doit sans doute être distribué gratuitement dans nombres d’endroits chicos où le communs des losers ne foutra pas les pieds et il n’a pas besoin de lecteurs attentifs. C’est plutôt un support à publicités haut de gamme, entrecoupé de quelques pseudos-articles ou éditos pour (très bancalement) donner le change. Qu’il soit vendu en kiosques ou pas ne change rien à sa santé financière, parce que la manne publicitaire (essentiellement montres de luxe à plusieurs smics, bagnoles et palaces) lui suffit. C’est l’hypothèse 1, qui aurait pour conclusion : ne sous-estimons pas l’ennemi ; con peut-être, mais pas à ce point.
L’hypothèse 2 voudrait qu’on s’arrache Winner à Megève, à Saint Barth, sur les bancs du Sénat ou dans le 16e arrondissement, et qu’il soit longuement débattu par les riches et puissants de ce pays, voire de ce monde (tous les « articles » sont traduit en anglais). Hypothèse tentante parce qu’elle permet d’aisément et totalement inverser la donne de départ du magazine en nous conférant à nous, simples mortels désargentés, le statut de winners intellectuels devant l’éternel.
Pour en savoir plus et faire avancer le débat, il faudrait trouver les chiffres de vente de Winner, enquêter un tantinet, la jouer gagneur en quête de rentabilité journalistique. Le résultat se situerait surement entre les deux hypothèses. Ou pas. Perso, je m’en lave les mains, puis les désinfecte soigneusement. Je n’ai jamais été aussi fier d’être un loser revendiqué : au vu de cet étalage glauque, il serait super-débile de viser autre chose.