samedi 19 juin 2010
La France-des-Cavernes
posté à 01h03, par
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Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, l’on sort d’un mois de chantier éducatif avec six sacrés gaillards. Deuxième épisode : on peint, on chante, on se bat, on s’excuse et on commence à craquer dans tous les sens. Et ce sont les Chaussettes Noires, étrangement ressurgies du passé, qui nous apaisent et nous montrent la voie…
Il fait donc au bas mot 30°C dans la tour pour ce jour de reprise. Les gars me gonflent depuis le début de la journée. La première semaine s’est bien déroulée, alors, forcément, ils ont un peu pris la confiance. À la bourre ce matin et ce midi, pauses impromptues, un je ne sais quoi de suffisance, l’absence injustifiée de Yannick ce matin, son texto en début d’aprème pour dire qu’il en a pour trois jours, et toujours le MP3 de Cédric à fond – et bordel que ça résonne dans cette tour – , rien de grave en soi mais assez pour faire monter un peu la pression et nécessiter une légère remise au point.
Premier clash, du coup, fatalement. Les gars se braquent, gueulent dans tous les sens ; arc-bouté sur mes principes et ma volonté que ça marche, j’oublie que j’ai des mômes super fragiles en face de moi, et conscient de leurs possibilités qu’eux-mêmes sans doute ignorent, devient encore plus exigeant.
Chacun retrouve son rouleau en grommelant. Cédric monte encore le son du MP3, Michel et Sergio se taisent ostensiblement, Ahmed et Yacine grèvent du zèle avec application ; dans mon coin, je me dis que le vrai boulot – c’est-à-dire les emmerdes – commence.
On tire un peu plus vite et fort sur nos clopes à la pause de l’aprème, quelques vannes sans conviction pour détendre, sinon l’atmosphère, du moins nos propres angoisses.
Sirènes qui s’approchent et s’arrêtent sur le boulevard à cinquante mètres de là. Les gars courent aussi vite qu’ils peuvent dans leurs combinaisons pour aller voir ce qu’il se passe. Desmond et son quad sont contrôlés par quatre flics. Du coup, les jeunes balancent, à défaut de caillasses ou de pinceaux, du moins quelques noms d’oiseaux.
Les keufs se retournent dans notre direction.
« Putain, vous faites chier, les gars ! Vous faites ce que vous voulez quand vous êtes entre vous, mais là je vous rappelle que vous êtes en situation de boulot. Si vous voulez que ça retombe sur la gueule de votre employeur, en l’occurrence nous, continuez comme ça…
- Wesh Ubi, c’est bon, vazy, qu’est-ce que t’as à t’énerver ?
- C’est bon les gars, allez, maintenant on se casse, y a des pinceaux qui nous attendent…
- Ouais, c’est ça, puis y a un poto qui voit qu’on le lâche… »
Je préfère ne pas demander à qui est adressé le dernier « Espèce de sale connard » qu’Ahmed marmonne entre ses dents.
De retour dans les escaliers, chacun trouve le moyen de s’isoler comme il peut, capuche sur le crâne, écouteurs dans les oreilles ou descente de trois étages. Pour Cédric, c’est pas d’écouteurs, et la musique à fond. Et inutile de lui demander de bosser. On se retape donc une nouvelle fois les merdes estampillées Skyrock, en plus il ne trouve rien de mieux à faire que de chanter en même temps. Plus qu’une heure à tenir.
Soudain, le mode de lecture aléatoire de son MP3 a un moment de grâce. Intro que je pense reconnaître même si je me dis que c’est impossible que…
Cédric commence à chanter.
« Oh Daniela, la vie n’est qu’un jeu pour toi
Oh Daniela, pourtant, ne crois pas… »
Plus de doute possible. Putain, mais il est allé la chercher où, celle-là ?
« Que tu peux, oh Daniela, jouer avec l’amour… »
J’éclate d’un rire qui doit résonner jusqu’au rez-de-chaussée.
« Sans risquer de te brûler un jour… »
Je monte à son étage et le regarde comme s’il venait de me réciter les cent premiers vers de l’Iliade en grec ancien. Il baisse à peine le son.
« Bah ouais, Ubi, tu crois quoi ? Je suis un ancien tu sais… Eddy Mitchell, ma gueule !
- Euh, ouais Cédric, sauf que c’est les Chaussettes noires, mais t’as raison, Eddy Mitchell, c’était le chanteur.
- Ah ouais, c’est vrai ! Même que y avait Dick Rivers aussi !
- Ah non, ça, c’était les Chats sauvages… »
On commence à débattre des Yé-yé, du Golf-Drouot, des santiags à Eddy et de la banane à Dick. Du coup, les autres hurluberlus rappliquent et demandent à écouter la chanson. Cédric ne se sent plus et active le mode « repeat » pour apprendre la chanson à ses potes. Au bout d’une demi-heure, nous sommes six à chanter Daniela dans la cage d’escalier, certains s’essayant même à faire les deuxièmes voix. Sur le chemin du retour, Sergio s’approche de moi et me glisse à l’oreille « Et au fait, ‘Stand by me’, tu la connais ? »
Je me réveille le lendemain sur les coups de quatre heures. Comme une sale intuition pour la journée qui s’annonce. Je pressens que les gars ne seront pas plus à l’heure que d’habitude, et en plus, cette fois, on a rendez-vous à la Mission Locale pour l’atelier CV. Je commence à stresser, impossible de retrouver le sommeil.
Marcher un peu dans le matin de Paris pour essayer de me calmer. Je repense aux Yé-yé, à la Hardy, café sur le zinc, forcément au Dutronc des « Cinq heures. Paris s’éveille » et les gars doivent roupiller sévère ou finir leur poker. Six heures, je monte encore en pression et la lecture des faits divers du Parisien ne m’a même pas distrait.
Comme prévu, je poireaute. Ahmed et Yacine arrivent d’un pas de promeneur vingt minutes à la bourre, mains dans les poches, sifflotant comme si de rien n’était. Cédric va chercher Michel qu’il suppose être encore endormi, Sergio traînasse un jus d’orange et un croissant à la main. « Bah alors Ubi, qu’est-ce que tu fous, on y va ou pas ? Parce qu’on t’attend là… » Et en plus, ils se foutent de ma gueule. Je lève la voix. Ahmed me regarde d’un air de défi : « Ta gueule, arrête de nous faire chier, connard… » Je m’approche de lui. « Pardon, t’as dit quoi, là ? » Nos fronts se touchent presque. « Je vais te casser la bouche… Tu veux qu’on se batte, c’est ça ? » Même pas le temps de réagir qu’il enlève sa veste, m’agrippe par le col et me plaque contre une bagnole. Dix secondes avant que ses potes ne s’interposent et nous séparent.
Ahmed part en hurlant : « De toute façon, je me casse, pas la peine de compter sur moi pour la suite, je veux mon chèque avant vendredi sinon je brûle tout et je vous fume tous, bande de fils de putes ! »
Le trajet jusqu’à la Mission Locale se fait dans le silence. On arrive un quart d’heure à la bourre. Le mec qui fait l’atelier CV commence en disant que la ponctualité, c’est quand même la première des politesses. Les gars se renfrognent encore plus. Quant à moi, j’ai une furieuse envie de le claquer.
Midi, réunion de crise avec les collègues et le directeur. On en a paumé un pour l’instant, maintenant faut faire en sorte de pas paumer les autres avant d’avoir terminé le chantier. Moins d’une heure avant de trouver quoi faire.
Et là, on se rend compte que, bien plus qu’Ahmed, c’est moi qui ai déconné sur toute la ligne. Que les gosses ne font que réagir à la pression que je leur mets et à celle, bien plus insidieuse et perverse, que je me mets. Que cette pression se cristallise sur un truc à la con – le respect des horaires – alors que tout le reste se passe bien. Dès lors, on ne voit qu’une solution, a priori paradoxale : que ce soit moi qui m’excuse, que je leur avoue mes faiblesses et mes doutes, et qu’on invente ensemble un je ne sais quoi, loin de nos angoisses et du couperet de la trotteuse.
« Bon, Messieurs, faut que je vous dise quelque chose. On sera peut-être à la bourre cette aprème à la Mission Locale mais c’est pas grave. Je voulais sincèrement vous présenter mes excuses… »
Les gars, étonnés, me regardent et semblent se demander si c’est du lard ou du halouf.
« Oui, ça a été violent ce matin, et j’y suis forcément pour quelque chose. Si je suis aussi chiant avec vous ces jours-ci, c’est parce que je sais que vous en êtes capables. Pas seulement d’arriver à l’heure et de bien bosser, mais de comprendre et de réfléchir avec tout ce que ça implique. Alors, forcément, quand vous faites vos petits cons, ça m’énerve. Et depuis quelques jours, je m’acharne à faire une fixette sur les horaires. Et j’ai pas su vous montrer assez vos réussites. Je vous ai mis en difficulté et j’en suis vraiment désolé. Maintenant, c’est clair qu’Ahmed n’avait pas à réagir comme ça. Vous inquiétez pas, on le lâchera pas et je l’appelle tout à l’heure pour lui dire ce que je vous dis là. Reste une question, comment on fait à partir de maintenant pour que de tels trucs ne se reproduisent plus, parce que ce ne doit pas être plus agréable pour vous que pour nous… »
Le silence est tout aussi profond que ce matin en allant à la Mission Locale ; il est bien moins pesant aussi.
Un temps.
Yacine l’ouvre :
« Bon Ubi, va peut-être falloir y retourner, là ; on a assez perdu de temps, non ? »
Sourires.
Fin de journée, sur le chemin du retour au RER, Yannick tchatche tranquillou avec Rachid et Stéphane devant le bar PMU. Il nous tombe dessus.
« Oh vraiment, je suis désolé mais j’avais un truc trop important… Bon, ben j’imagine que c’est mort pour que je revienne, non ?
- Ben non, pas forcément, tu fonces voir ton toubib, et comme t’as quarante-huit heures pour déclarer un arrêt de travail, tu lui expliques que t’as pas pu venir bosser pour je ne sais quelles raisons.
- Hey, mais j’étais pas malade !
- Là, après, tu te démerdes, c’est plus notre problème, mais on voit que ça pour que ça passe.
- Bougez pas, je reviens tout de suite ! Bougez surtout pas, hein !!! »
Une demi-heure plus tard, Yannick revient, tout sourire, brandissant son arrêt de travail comme un trophée.
Début de la dernière semaine. Ce week-end, Michel a demandé un prêt à ses parents pour s’acheter un fer à souder. C’est la première fois que ses vieux acceptent, « maintenant qu’il bosse ».
Mais, plus que le boulot, c’est l’assaut sur la flotille pour Gaza qui préoccupe la troupe. Du coup, pas de musique dans l’escalier mais France Info toute la journée. Cédric balance l’argument massue : « Non, mais de toute façon, qu’est-ce qu’ils nous font chier, Israël ? Putain mais sérieux, ils sont aussi nombreux que les Belges et ils font chier la terre entière ! Franchement, alors que tout ça c’était de la faute aux Allemands, alors ils ont qu’à aller attaquer les Allemands une bonne fois pour toutes et on n’en parle plus… »
En avance sur les travaux, la dernière semaine se finit à son rythme. Un shibani de l’immeuble, qui apprécie particulièrement que ce soit des petits jeunes qui bossent, ramène le thé à la menthe et les pâtisseries au miel. Les gars rêvent à ce qu’ils vont faire de leur paie, à la Coupe du Monde qui va commencer, à la fête organisée par l’organisme HLM pour la livraison du chantier, aux possibilités professionnelles qu’ils ont découvertes.
Yacine va essayer de monter sa boîte, il a pris des rencards avec la Chambre de commerce et d’industrie, Cédric va se payer son BAFA, Michel tenter de faire une validation d’acquis en mécanique, Sergio envisage d’entamer une formation dans les métiers du déménagement et attend surtout de pouvoir acheter le maillot de l’Argentine, Yannick attend bien plus sereinement le rendez-vous avec le Juge d’application des peines, avec la garantie de belles attestations de suivi, d’insertion et de boulot.
Dernier jour, au siège de l’organisme HLM. Les cinq gars – Ahmed s’est excusé au téléphone de ne pouvoir être présent – au milieu d’un aréopage de cravatés et d’élus venus réceptionner le chantier, boire un coup, et sans doute aussi un peu voir à quoi ça ressemble, un jeune de banlieue. Chips, Coca et cidre, les gars se détendent peu à peu et commencent à se lâcher, un cravaté lambda vient me voir : « Ah, alors c’est vous l’animateur ? Mais c’est qu’ils sont drôles, en vrai ! »
Yannick et Cédric sont occupés auprès du boss régional de l’organisme HLM à essayer de gratter un contrat, Michel a privatisé deux bouteilles de cidre, Sergio et Yacine tentent de draguer.
Les trois paquets de chips aux crevettes ruinés, les gars s’approchent de nous : « Bon, c’est bien sympa l’apéro, mais si vous nous invitiez à manger pour fêter ça ? » Clin d’œil de validation de mon directeur. Michel se fait porte-parole et ose poser la question qui fâche : « Et avec le sandwich, on aura le droit de prendre un supplément fromage et une boisson ? »
Dehors, grand beau temps, limite si, à l’approche de la sandwicherie, les potes du quartier ne font pas une haie d’honneur aux héros de la peinture.
Fin du repas, les gars enlèvent enfin leurs combinaisons, les roulent en boule, les scotchent et en font une sorte d’énorme ballon d’un mètre de diamètre. Ils l’embrassent et le brandissent à tour de rôle : « Champions du monde de la peinture ! » C’est au tour de Cédric. « Et avant le match, l’hymne ! »
Il sort le MP3.
Les gars chantent.
Et ils se mettent à taper le foot au beau milieu de la rue.
Ils jouent.
Ils jouent autant qu’ils vivent.