vendredi 5 juin 2015
Sur le terrain
posté à 14h28, par
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Sur le bord des routes, ils se font rares. Mais tous les auto-stoppeurs n’ont pas dit leur dernier mot. À l’image d’Alan Balevi, pratiquant convaincu. Quinze ans qu’il fait du stop. Et quinze ans que certains l’embarquent et que d’autres l’ignorent. Typologie.
Cette chronique, première d’une série de quatre consacrée à l’auto-stop, a été publiée dans le numéro 15 d’Article11
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On ne voit plus beaucoup d’auto-stoppeurs.
J’ai 33 ans, je ne suis plus étudiant, j’ai une voiture, et pourtant je me déplace souvent en stop. J’ai commencé quand j’avais 16 ans ; je vivais à Lorient et voulais me rendre à la plage. Une fois étudiant, j’ai continué, sur le trajet Lorient-Rennes. Puis j’ai élargi les distances. Comme je n’avais pas d’argent pour payer des billets de train, le stop me permettait d’aller de Nantes à Paris ou de Bordeaux à Marseille pour une soirée. Le temps passant, j’ai continué sur ma lancée. La semaine dernière, encore, j’ai gagné Toulouse de cette manière. En quinze ans de pratique, j’ai été pris par beaucoup de monde. Peut-être par vous. Peut-être est-ce même vous qui m’avez dit qu’on ne voyait plus beaucoup d’auto-stoppeurs ?
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Le plus compliqué est d’arriver à la première station-service d’autoroute. Pour l’atteindre, je tends une pancarte indiquant une ville proche, je marche ou je prends un bus, un tram ou un métro. Que ce soit à Toulouse, Nantes ou Bruxelles, il y en a toujours un qui passe près de cette première station-service. Ensuite, c’est simple. Il suffit d’avoir le moral. Et d’interpeller les présents : « Bonjour. Excusez-moi de vous déranger, je fais du stop. Est-ce que vous pourriez me prendre ? »
Vous devez répondre. Pourriez-vous me prendre en stop ? Vous ne vous attendiez pas à cela. Je vous scrute. J’attends la réponse. On ne voit plus beaucoup d’auto-stoppeurs ? En voici pourtant un. Nous sommes face à face. Est-ce que vous pouvez me prendre en stop ? La réponse est sous nos yeux : oui, vous pouvez. Votre voiture est là, nous sommes sur une aire d’autoroute, la prochaine sortie est dans 30 kilomètres, Paris à 250 bornes. Oui. Vous pouvez. Que faites-vous ?
Plusieurs mensonges possibles. Ils me font souvent rire. Vous sortez à la prochaine ? Ah, d’accord. C’est fou le nombre de gens qui sortent à la prochaine. Je croyais que l’A10 était l’autoroute Bordeaux-Paris ; à vous entendre, c’est plutôt une départementale un peu large que vous avez prise par commodité pour traverser le Loir-et-Cher.
Souvent, il n’y a pas de mots. Vous feignez d’être sourd. Pitoyable. Je suis face à vous, je vous parle et vous tournez la tête. Vous accélérez vers la caisse, vous faites comme si vous n’aviez pas entendu. Pour vous, je n’existe pas. Vous voulez continuer votre autoroute seul, sans que rien n’arrive. Mon interférence est intolérable. Votre vie ordonnée. Je ne vous aime pas. Je vous ai vus. Maniaques. Vous êtes moche et vous ne dites rien.
Ceux qui énoncent à haute voix « je ne prends jamais personne en stop » sont encore plus effrayants. Eux verbalisent leur haine. Les autres la cachent comme une honte. C’est courant de passer devant un mendiant en évitant son regard. C’est plus rare d’avoir l’aplomb de lui dire : « Je ne donne jamais rien à personne. »
Les voitures de société sont une plaie. Elles sont brandies en boucliers : « Je ne peux pas, c’est une voiture de société, je ne suis pas assuré. » L’argument est faux, mais vous y croyez peut-être. Certains patrons interdisent à leurs employés de prendre des gens en stop. Patrons en question, vous êtes minables. Employés qui appliquez la règle débile, vous n’êtes pas glorieux.
Pourtant, j’ai parfois été pris par des patrons. Ils s’ennuient le soir sur l’autoroute et ont envie de discuter. Ils se vantent de leur vie, de leur entreprise et de leurs points de vue éclairés. Un auto-stoppeur, ça écoute, ça relance et ça s’intéresse. Forcément. C’est le public captif par excellence. Les patrons adorent. Ils roulent vite, ils ont des détecteurs de radars ou ils connaissent le préfet. Ou ils sont préfets. Ça m’est arrivé. 160 km/h sur le pont d’Aquitaine avec le préfet du coin. Ils sont comme ça, ces gens : ils interdisent de prendre des auto-stoppeurs, mais eux-mêmes en embarquent pour parler, pour faire passer le temps, pour s’évader.
Avec les voitures de société, je négocie. Quelle assurance ? Quel risque ? Vous êtes nombreux à avoir peur. Vous êtes bizarres. Vous faites corps avec la boîte qui vous fournit cette voiture et sa carte Total. Comme si vous étiez investis d’une mission supérieure. Une mission de société. Pour être à la hauteur, vous refusez les auto-stoppeurs. C’est important, cette voiture avec logo. Mais c’est encore plus gratifiant si elle banalisée : ça veut dire que vous êtes haut placé. Dans tous les cas, vous restez employé et loyal. La voiture de société, c’est votre identité.
Heureusement, vous êtes quand même nombreux à franchir le cap. Vous me prenez malgré tout. On discute un peu, vous me déposez 200 kilomètres plus loin. Ce n’est pas bien compliqué. Vous faites un écart à la règle.
Le stop, ce n’est que ça : des écarts à la règle. Les péages et les autoroutes sont interdits aux piétons, comme les voies d’accélération. Les flics et les employés de Vinci viennent déloger les auto-stoppeurs. Il faut faire gaffe. Et vite. C’est que les routes sont longées par des glissières de sécurité. Que les ronds-points sont entourés de trottoirs de plus en plus hauts. Et que s’arrêter pour prendre quelqu’un en stop, c’est risquer de se faire emboutir. Comme si tout était fait pour compliquer la vie des auto-stoppeurs.
Ou comme si ces derniers n’existaient pas. Il n’y a jamais eu d’association d’auto-stoppeurs, il n’y en aura jamais. Il y a bien les sites de covoiturage ; j’ai essayé, je préfère le stop. Les sites de covoiturage sont au voyage ce que Facebook est à l’amitié. 226 likes. Avec le covoiturage, on a des relations marchandes. En stop, on discute. Un moment imprévu entre inconnus, sans intermédiaire.
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Illustration de vignette : détail d’un tableau d’Edward Hooper, « Portrait of Orleans », 1950