lundi 1er juin 2015
Inactualités
posté à 13h43, par
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« Comme la désacralisation participait d’un mouvement général de remise en cause de l’ordre social, on a pu croire un moment qu’il n’y avait plus rien de sacré, et que l’humour et la provocation étaient forcément du côté de la subversion. Double erreur, hélas. »
Cet texte a été publié dans le numéro 19 d’Article11, toujours en kiosques. Il est ici mis en ligne dans une version actualisée par son auteur, Serge Quadruppani.
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Pour traiter de la séquence d’attentats ouverte avec l’assassinat d’un employé du nettoyage et de membres de la rédaction de Charlie Hebdo, le moins qu’on puisse faire est de tenter de se situer à la hauteur des moments de lucidité de ces deux rédacteurs assassinés. Pour commencer, élucidons ce qui motive ce texte : tout à la fois l’émotion et sa manipulation. Pour que le refus de la seconde ait une consistance, il est important d’avoir ressenti la première, d’en avoir mesuré l’intensité et analysé les racines.
1. Tuer les Juifs redevient à la mode
Il me semble qu’on est mal parti si, devant la tuerie du supermarché casher, on commence par se sentir obligé d’évoquer les crimes de guerre israéliens à Gaza ou les crimes policiers dans les banlieues, sans prendre en compte d’abord ce qui devrait sauter aux yeux : ces meurtres survenant après l’affaire Ilan Halimi, l’assassinat d’enfants par Mohammed Merah et la tuerie du Musée juif de Bruxelles, il n’est pas insignifiant qu’une nouvelle fois, des descendants de colonisés croient pouvoir soulager leurs légitimes frustrations en appliquant le programme nazi – tuer des Juifs parce qu’ils sont juifs. L’horreur du constat ne devrait pas interdire de le faire.
Nier qu’il existe une forme d’antisémitisme populaire au sein des populations d’origine immigrée en France serait aussi intellectuellement stupide et politiquement dangereux que de surestimer l’importance de ces préjugés ou pire encore de les attribuer à l’ensemble de ces populations. Les données manquent pour prendre la mesure du phénomène, qui a tout de même pris la forme, à Sarcelles de l’attaque d’une synagogue et d’une épicerie casher, le 21 juillet 2014, après une manifestation pro-palestinienne.
Depuis des décennies, des forces multiples et superficiellement antagonistes ont conjugué leurs efforts pour racialiser et communautariser la question sociale en France. D’un côté, la Licra, le Crif et tous les politiques qui se bousculent pour participer au banquet annuel de cette organisation de soutien à l’apartheid et au colonialisme israéliens. Ceux-là disposent de l’appui sans faille de l’État français, y compris de ses magistrats qui n’hésitent pas à assimiler les appels au boycott des produits israéliens à de l’antisémitisme2 et qui soutiennent sans vergogne les crimes policiers régulièrement perpétrés dans les banlieues, en acquittant les criminels et en refusant de reconnaître la composante raciste de leurs actes. Ces politiques sont en symbiose avec tous ceux, nombreux, dans les médias, qui se servent de l’accusation d’antisémitisme comme d’une arme de délégitimation massive contre leurs adversaires politiques, tel l’ineffable Val qui proclame maintenant que derrière la critique de l’argent ou de l’Amérique, il y a forcément la haine des Juifs.
Tant que l’État français continuera d’interdire les meetings (déguisés en « spectacles ») de Dieudonné et d’autoriser et de protéger les meetings (déguisés en « soirées ») de soutien à Tsahal, tant qu’il continuera à interdire les manifs dénonçant les massacres de Gaza, la conviction qu’il y a décidément deux poids deux mesures en faveur des Juifs et contre les arabes aura de puissantes raisons pour elle.
D’un autre côté, après les Dieudonné et Soral qui voient des Juifs partout et principalement derrière les malheurs des Noirs et des Arabes, voici qu’ Houria Bouteldja (du Parti des Indigènes de la République) compare les Juifs à des « goumiers », en référence aux Sénégalais qui servaient dans les troupes coloniales au Maroc. Et de conclure, texto : « Les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe. » Vous avez bien lu : « Les » Juifs, pas « Des » Juifs instrumentalisés ou enrôlés. Face à la haine de certains Marocains envers tous les Sénégalais à l’époque coloniale, le rôle des intellectuels critiques n’était-il pas d’expliquer que tous les Sénégalais n’étaient pas des goumiers ? Dieudonné, Soral, Bouteldja : ces intellectuels-là sont les zélés auxiliaires d’une politique étatique et d’un battage médiatique qui travaillent à transformer des préjugés populaires diffus en tirs de kalachnikov.
Combattre ces « deux mâchoires du même piège à con »3 est une exigence pour tout esprit libre qui tient à le rester. Pour ceux qui ont pris le parti de l’émancipation humaine, c’est une nécessité vitale.
2. Feu Charlie, ou la disparition des salopes
Il faut être prisonnier d’une carapace idéologique et caractérielle bien épaisse pour ne pas avoir été ému en voyant la vidéo où l’un des frères Kouachi achève froidement un flic étendu sans défense sur le trottoir. Pour quiconque souhaite un tant soi peu agir contre la domination capitaliste, les forces de l’ordre constituent par nature4 la première ligne de l’ennemi : penser cela ne devrait pas empêcher de percevoir que ce geste du djihadiste était aussi immonde que, par exemple, celui du pilote de drone qui dégomme sa cible à des milliers de kilomètre. Dans les deux cas, on retrouve, facilité ici par le fanatisme religieux, là par l’aseptisation des écrans, un processus de déshumanisation de l’ennemi qui déshumanise aussi l’exécutant, soit l’exact contraire, et le premier ennemi de tout processus de libération.
Ceci posé, on se permettra ici de dire qu’on n’a pas éprouvé plus de peine pour les morts de Charlie Hebdo que pour celles des flics. Ni plus, ni moins. Ce qui est un peu paradoxal, s’agissant d’un titre qui est l’héritier, certes lointain et tout à fait indigne, mais l’héritier tout de même, d’un mouvement qui criait (ce n’était pas ce qu’il a fait de mieux5) « CRS-SS ».
Malgré l’évolution résumée par Charb dans la citation introductive, Charlie avait conservé dans le paysage culturel francophone une charge imaginaire très marquée par ses origines. On ne peut saisir ce qu’incarne ce titre sans rappeler ce segment temporel, autour de 1968 où, en Occident et dans les zones de la planète sous son influence, des millions de personnes ont participé à des mouvements dont l’ampleur leur a fait croire à la possibilité d’instaurer une société plus libre et plus juste, débarrassée de l’aliénation capitaliste et de l’oppression étatique.
C’est dans ce contexte que l’humour noir, la provocation, le mauvais goût portés à des sommets ont pu prendre une portée puissamment subversive. Rappelons par exemple que c’est Charlie, avec Le Nouvel Observateur, qui a fait connaître le manifeste de femmes revendiquant d’avoir avorté. Ce texte, qui n’a pas peu contribué à la fin de la criminalisation de l’avortement, à la suite de la Une de Charlie soutenant l’initiative (« Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? ») a longtemps été appelé « Manifeste des 343 salopes »6. Récemment, on n’a plus parlé que du « Manifeste des 343 » : dans cet effacement d’un mot, il y a tout un changement d’époque marqué par la disparition de l’esprit 68.
Ce qu’on appellera par commodité la décennie 68 est advenue à un moment particulier de l’histoire du XXe siècle. La critique en actes du travail à la chaîne et du fordisme, et à sa suite du travail tout court, la critique du consumérisme, de l’autoritarisme, de la domination masculine, etc. sont l’aboutissement d’une évolution économique et culturelle qui s’est déroulée durant les dénommées Trente glorieuses. Cette époque de presque plein emploi, d’essor de la consommation et de désagrégation d’anciennes hiérarchies a été précédée et, dans une large mesure rendue possible, par un demi-siècle de massacres de masse (guerres, génocides coloniaux, famines staliniennes, judéocide nazi, bombardements nucléaires), qui ont accompagné la destruction d’une grande quantité de capital fixe et d’anciens liens sociaux, et se sont conclus par le triomphe de l’american way of life.
À partir des années 1980, la contre-révolution néo-libérale a entraîné au niveau planétaire la destruction des solidarités ouvrières, qui avaient paru porteuses d’un dépassement possible du capitalisme, et, avec la précarisation de masses toujours plus vastes, l’essor de réflexes identitaires et de fanatismes religieux. Entre ces deux segments temporels, la décennie 68 fait donc figure, jusqu’à aujourd’hui, d’exception dans l’histoire du capitalisme moderne. C’est dans le cadre de cette exception qu’il faut replacer l’esprit des origines de Charlie : avec leur talent d’auteurs et de dessinateurs, ses fondateurs ont su, comme Mad aux USA ou Male en Italie, faire de la désacralisation un acte politique. Que les gens de Charlie l’aient voulu ou pas, pour beaucoup de leurs lecteurs, l’attaque contre la religion était perçue comme le billet d’entrée d’une autre vision du monde, ouvrant la porte à l’utopie. Aujourd’hui, le blasphème en couverture, c’est juste l’occasion de servir la soupe aux fachos de Riposte Laïque. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Comme la désacralisation participait d’un mouvement général de remise en cause de l’ordre social, on a pu croire un moment qu’il n’y avait plus rien de sacré, et que l’humour et la provocation étaient forcément du côté de la subversion. Double erreur, hélas.
D’une part, l’élan libertaire de 1968 a été récupéré par le néo-libéralisme. Tandis que la sexualité explicite était à la fois surexposée et enfermée dans l’enclos du porno, la transgression sans effet et la dérision généralisée sont devenus la norme dans une bonne partie du divertissement télévisé. Le vieux Charlie mourait ainsi en 1982, faute de lectorat. Et dix ans plus tard, les couilles et les culs de l’hebdo ressuscité n’ébranlaient plus rien dans un monde où toutes les morales étaient invitées à cohabiter. En outre, sous la férule ultra-autoritaire de Val qu’étrangement tout un chacun, anciens compris, acceptait7, le rédactionnel ne cessa de se droitiser. La honteuse éviction de Siné, qui faisait partie du plan de carrière sarkozyste du directeur de la rédaction, aurait dû achever de convaincre tous ceux qui s’intéressaient à la transformation du monde qu’il n’y avait plus rien à attendre de ce canard enchaîné au néo-conservatisme à l’extérieur et à l’intégrisme citoyenniste à l’intérieur. On trouvait encore pourtant des lecteurs qui n’étaient pas de droite, et défendaient Charlie au nom de la critique de « toutes les religions ». Mais de quelle critique s’agissait-il ?
3. Comment critiquer l’opium ?
En Charlie, l’exception soixante-huitarde consistant à considérer la provocation comme un acte politique forcément positif car « libertaire » par essence était renforcée, s’agissant de la religion, par l’exception française. Il suffit d’avoir un peu lu et voyagé pour s’apercevoir que l’anticléricalisme, composante essentielle de notre tradition politique, reste une position extrêmement minoritaire sur la planète : les croyances et les pratiques religieuses continuent de réguler plus ou moins profondément la vie quotidienne de la grande masse de sa population8. Aux USA, même durant la décennie des sixties, la contestation du modèle dominant s’est traduite par la diffusion de croyances orientalistes, mais pratiquement jamais par l’affirmation d’un athéisme militant. Aujourd’hui, comme l’écrit un éditorialiste du New-York Times, « les journalistes de Charlie Hebdo sont maintenant célébrés comme martyres de la liberté d’expression mais voyons les choses en face : s’ils avaient essayé de publier leur journal satirique sur n’importe quel campus d’université américain, ils n’auraient pas duré trente secondes. Étudiants et groupes de la faculté les auraient accusé de discours de haine. L’administration leur aurait coupé leur financement et les aurait fait fermer »9. Dans le monde tel qu’il est, elle a encore de beaux jours devant elle, l’« odeur d’œufs pourris que répand l’idée de Dieu »10.
Il ne fait point de doute que si Dieu existait réellement, il faudrait le supprimer. Aujourd’hui, les organisations religieuses font partie de la constellation des pouvoirs de conservation de l’existant. Elles peuvent être concurrentes du pouvoir d’État (Frères musulmans) ou leur alliée (Église orthodoxe russe), elles peuvent s’associer entre elles comme les évangélistes étatsuniens et les sionistes religieux qui s’entendent si bien pour préparer l’Armageddon au Proche-Orient, leur essor a pu être favorisé par l’État (le Hamas par Israël, le FIS par le gouvernement algérien, les Frères par le pouvoir égyptien et Daesh par Assad) qui les préférait à une opposition laïque. En tous les cas, réactionnaires et racistes, elles sont toujours et partout nos ennemis.
On peut trouver vraiment assez insupportables les conditions qui règnent dans tant de pays, et en particulier dans l’aire arabo-islamique (la pudibonderie et la misère sexuelle, la brutalité de la domination masculine et la sinistre séparation hommes-femmes, les interdits absurdes et l’obscurantisme intellectuel), et en même temps apprécier la puissance imaginaire des fantasmagories religieuses, aimer parfois le tour charmant que peut donner à la vie quotidienne la présence de superstitions qui la règlent, et reconnaître plus généralement la créativité civilisationnelle des religions.
On est bien obligé de reconnaître le besoin de croire comme inséparable de l’humanité : l’apparition de sépultures, et donc d’une idée de la vie après la mort, est un marqueur des débuts de l’hominisation. Comme ensemble de croyances dans une dimension transcendante qui régit tout le reste, les religions, antérieures à l’État, puis longtemps fusionnées à lui, sont la plus ancienne forme de gouvernement de ce qui définit l’humain : le lien social. Aujourd’hui encore, elles gèrent largement le besoin de fraternité, de solidarité, d’empathie. Et la gaudriole charliesque n’a guère de prise là-dessus. Cela fut particulièrement évident lorsqu’on vit, après les attentats, se constituer à Paris, sur la place de la République, un autel à un nouveau culte jesuischarliesque, énième sous-produit de cette religiosité au rabais qu’on voit se manifester après le traumatisme d’une mort spectaculaire, sous forme de bougies, de petits mots ou de nounours déposés pieusement devant les objectifs télé.
Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’il faille renoncer au besoin de croire. L’ingénieur indien qui fait « baptiser » sa voiture par un prêtre hindou croit-il vraiment qu’elle sera protégée par les dieux ? Le djihadiste qui change de slip avant de partir se faire sauter pour se présenter le cul propre devant les vierges du paradis croit-il vraiment qu’il va les niquer après qu’il aura été pulvérisé ? Peu importe, ce qui compte pour l’un comme pour l’autre, c’est qu’il fasse comme si. C’est sur ce « comme si » que s’est bâtie la vie quotidienne des civilisations, c’est sur lui que s’orientent encore la plupart des vies humaines. Penser, à la vue du monde tel qu’il est aujourd’hui, qu’il pourrait être meilleur, est-ce autre chose qu’une forme de pari pascalien, c’est-à-dire une forme rationalisée de la foi ? Se battre comme si la victoire était possible est encore la meilleure manière de gagner : tous les révolutionnaires de l’histoire vous le diront. Et que la plupart d’entre eux aient perdu n’infirme en rien la portée de leur expérience.
C’est pourquoi, face a la puissance du besoin de croire et aux forces qui le rackettent, on peut s’interroger sur la stratégie à adopter pour critiquer les croyances. Pour des motifs où il est difficile de faire la part entre les convictions sincères et les basses raisons mercantiles11, Charlie Hebdo choisissait avec une certaine régularité de taper sur le clou de l’anti-islamisme12. Le succès commercial que représentait chaque couverture spectaculaire13 aurait quand même dû mettre la puce à l’oreille des rédacteurs, si convaincus qu’ils fussent de ne se battre que pour la liberté d’expression : parmi leurs si nombreux acheteurs inhabituels, combien de racistes et d’électeurs du FN ?
L’islamophobie, qui est le masque contemporain du racisme anti-immigrés, et en particulier anti-arabes, est-elle sortie entamée ou renforcée par les provocations de Charlie ? Apparemment, à la rédaction, on ne s’est pas posé la question. Une chose est sûre, pourtant : l’indispensable critique de la religion aura été rendue encore plus difficile par la dérive charliesque, et malheureusement, plus encore, par la dérive jesuischarliesque qui a suivi le massacre.
4. Esprit du 11, es-tu là ?
Que, dès la nouvelle du premier attentat connue, des milliers de personnes soient descendues dans la rue pour parler ensemble, directement, qu’elles se soient refusé à rester dans l’hébétude télévisée qui accompagne si souvent les événements traumatiques, est une heureuse nouvelle. Réaction d’autant plus saine que les paroles racistes n’étaient guère tolérées dans les rassemblements. Mais c’est aller un peu vite en besogne que d’y voir l’expression d’un besoin de communauté humaine14.
Et quant à imaginer réinventer une espèce de néo-SOS racisme à partir de « comités Je Suis Charlie », il faut vraiment toute la frustration d’un post-militant en quête d’une orga où ses talents seraient enfin reconnus pour tomber dans une telle débilité15. Car dès l’invention, par le designer d’un gratuit16, du slogan déposé « Je Suis Charlie », dès l’essor de ce phénomène mondial d’identification sans risque, à la fois victimaire et narcissique (on est bien loin de « Nous sommes tous des Juifs allemands », qui s’inscrivait dans une lutte), le mouvement spontané de gens qui cherchaient à comprendre et partager leur peine a été récupéré par le spectacle médiatique et par les politiciens, avec pour point d’orgue la pantalonnade de masse du 11 janvier.
Depuis que la première version de ce texte a été publiée, j’ai eu l’occasion de discuter avec des amis et des camarades qui m’ont raconté avoir été à cette manif et ne pas l’avoir ressentie autrement que comme une manifestation aux objectifs plus qu’estimables : défense de la liberté d’expression, refus de la peur, refus du lynchage. Cela n’efface pas la pseudo-tête du cortège mise en avant sur tous les écrans, cette brochette de dirigeants qui ont si bien fabriqué la situation dont sont issus les attentats. Ni les applaudissements de la foule aux forces de l’ordre, tireurs sur les toits compris.
Quelle que soit la valeur « scientifique » du livre d’Emmanuel Todd17, son mérite est d’avoir, avec quelques autres écrits, mis le doigt sur le caractère « classiste » de la manifestation du 11 janvier : les classes moyennes, et surtout moyennes-supérieures, affirmaient pour la première fois une forme d’appartenance : la défense de la liberté au prix de l’oubli de l’égalité. Une bonne partie de ces foules était constituée par ce peuple de gauche qu’on a vu il y a vingt ans dans les manifs en faveur des sans-papiers (le « Manifeste des cinéastes »18 avait été alors bien l’expression de ces classes moyennes compassionnelles), ce peuple de gauche qui a déserté depuis une décennie les manifs contres les crimes de guerre israéliens, retenu qu’il est désormais par la peur du terrorisme et de l’accusation d’antisémitisme. L’esprit du 11 janvier n’est pas allé jusqu’à prendre en compte l’absence des banlieues et de la classe ouvrière. En se cantonnant à la défense du droit de blasphémer contre le mythe central d’un groupe minoritaire opprimé, un groupe majoritaire qui l’est moins n’aura pas fait beaucoup plus, dans la réalité de la rue comme dans celle de la politique, que du sur-place.
On sait la suite, la triste bouffonnerie d’une intolérance nouvelle née d’une soi-disant lutte contre l’intolérance, avec ces innombrables persécutions étatiques (lourdes peines judiciaires, convocation chez les flics, ennuis professionnels…) à l’égard de tous ceux, ados en mal de provoc’, mecs bourrés, enfants et prof de philo adepte du débat, qui refusaient d’obéir à la dictature du chagrin. « Je suis flic, je suis Juif, je suis Charlie » : dans son insupportable confusionnisme, l’écriteau brandi par une jeune manifestante résume à merveille le résultat de cette séquence. C’est de là qu’il nous faudra repartir. On a connu de meilleures périodes.
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P.S. : Dans la continuité de cette bien particulière « lutte contre l’intolérance », le jour où on votait à l’Assemblée la très liberticide loi sur le renseignement, on votait dans certaines mairies la désignation d’un « Correspondant citoyenneté » voué à défendre l’« esprit d’union nationale » contre « certains comportements ».
Pps : L’article de Paris Match contenant la citation de Charb :
1 Pour voir cette citation dans son contexte, se référer au pdf placé en fin d’article.
2 Sur le sujet, voir notamment cette tribune publiée sur Rue89 en 2010 ; le texte rappelle notamment que cette année-là, « près de 80 plaintes ont été déposées contre des militants et militantes français issus de la société civile, de mouvements associatifs, de syndicats, et de partis politiques, pour avoir appelé à boycotter les produits en provenance d’Israël ».
3 Pour paraphraser Jean-Patrick Manchette dans Nada. La citation originelle est celle-ci : « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à con. »
4 Rémi Fraisse tué par un gendarme qui n’a fait « que » son devoir, en sait quelque chose.
5 Au passage, j’ai toujours trouvé stupides les slogans pseudo-radicaux du type « Un flic, une balle », ou « Un bon flic est un flic mort », heureusement pures rodomontades.
6 Sur le modèle du fameux « retournement du stigmate », qui voyait à la même époque les Black Panthers s’appeler niggers entre eux.
7 En fait, Siné, après avoir assisté à quelques séances de rédaction, ne communiquait plus avec l’équipe que par fax. Il faut par ailleurs souligner que plusieurs collaborateurs ou salariés du journal ont rompu les ponts avec le Charlie Hebdo de la période Val (directeur de la rédaction de 1992 à 2009) ; citons Mona Chollet en 2000, Olivier Cyran en 2001, Michel Boujut en 2003 et Philippe Corcuff en 2004 (sur le sujet, se reporter à cet article publié en 2006 par Olivier Cyran dans Les Mots sont importants.)
8 Selon « La carte de l’athéisme dans le monde : la France numéro 4 » (article mis en ligne le 18 janvier 2015 sur le site Rue89), 59 % des habitants du monde se considèrent comme religieux, tandis que 13 % se revendiquent athées convaincus.
9 « I Am Not Charlie Hebdo », éditorial signé David Brooks et mis en ligne sur le site du New York Times le 8 janvier 2015.
10 Suivant la plaisante expression qu’employaient les Situs quand ils refusaient bêtement de s’intéresser aux beatniks.
11 Sur le sujet des premières caricatures du prophète, lire « ’’Charlie Hebdo’’ : le casse-tête de la reconstruction », article mis en ligne sur le site du Monde le 19 février 2015. Et se reporter aussi à « Un beau coup de pub », billet mis en ligne sur mon blog Les Contrées magnifiques le 2 novembre 2011, soit juste après l’incendie des locaux du journal – plus de trois ans après son écriture, je n’en retire pas un mot.
12 Voir l’article « ’’Charlie Hebdo’’, pas raciste ? Si vous le dîtes... », signé Olivier Cyran et mis en ligne ici-même le 5 décembre 2013.
13 La palme de l’ignominie est remporté par la couverture qui, en juillet 2013, a immédiatement suivi le massacre perpétré par la nouvelle dictature égyptienne (des centaines de manifestants désarmés fusillés) : « Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ». Est-il besoin de préciser que le fait que les morts étaient des sympathisants des Frères musulmans n’excuse rien ?
14 Sur le sujet, lire « L’être humain est la véritable communauté des hommes », article publié le 3 février 2014 sur le site Temps Critiques.
15 Allusion à une pompeuse tribune du sociologue Philippe Corcuff, « Après Charlie, bal tragi-comique à gauche radicale-sur-Seine », publiée le 19 janvier 2015 sur le site Rue89.
16 Le slogan « Je suis Charlie » a en effet a été imaginé par Joachim Roncin, directeur artistique du magazine gratuit Stylist, où il fait aussi office de journaliste musical.
17 Qui est Charlie ?, tout récemment paru au Seuil.
18 Dit aussi « Manifeste des 66 », et publié en 1997.