Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, en bons agents de la paix sociale et de la prévention de la délinquance, plongés dans la concoction d’un clip aux allures d’insurrection sur-armée, l’on évite, sinon une émeute, à tout le moins une belle bavure policière. Et l’on se prend d’estime pour un chef flic. Drôle de boulot…
Ce billet est dédié au ministre Hortefeux, ceci pour lui prouver que même les sites ouvertement anarchistes et flicophobes, parfois repris (grand honneur) par les cyber-monstres Le Jura Libertaire et Indymedia-Grenoble1, aiment la police. Enfin, une fois sur mille...
Ils sont plus de deux cents. Casqués, cagoulés, porteurs de battes de base-ball ou de flingues. Le plus jeune doit avoir sept ans, le plus âgé vingt-quatre. Trois grosses bagnoles sont garées sur une dalle pourtant piétonne entre cinq tours de dix-sept étages. Un autoradio crache à fond du gros rap ricain. Il est à peine deux heures de l’après-midi, premier jour des vacances. Il fait grand soleil et l’on débarque tranquillou avec deux collègues.
Plus d’un mois que les mômes attendent ça. Nous aussi, d’ailleurs, un peu. Parce qu’un tournage de clip sur le quartier, c’est l’assurance de voir à peu près tout le monde en même temps et au même endroit. Et en plus, les chanteurs sont des gars qu’on encadre2.
Le matin, ils avaient tourné la première partie dans les caves, histoire de bien coller au cliché du ghetto. Et l’aprème, donc, c’est la série de prises de vue dans les endroits symboliques du quartier, avec le maximum de figurants possibles. Et toujours histoire de coller au côté trop ghetto, les gars ont demandé à ce que chacun fasse son possible pour venir fringué « en mode warrior ».
La semaine dernière, Malik a même commandé cinquante cagoules et autant de flingues en plastique pour ceux qui n’auraient pas de déguisement. Il est venu nous voir ensuite, la bouche en cœur, demandant à ce qu’on l’accompagne récupérer sa livraison, pour peu qu’un banal contrôle de police peine à croire qu’il s’agissait juste d’accessoires indispensables à la réalisation d’une œuvre vidéomusicale. De retour sur le quartier, en dernière faveur, si jamais la maman tombait dessus à la maison ou une banale perquisition au domicile familial… Nous voilà donc à garder pendant une semaine cinquante cagoules et autant de flingues au siège de l’Association.
Ça nous prend une bonne demi-heure de serrer toutes les mains et de prendre des nouvelles des uns et des autres. Les gars insistent bien pour nous filer une cagoule et pour qu’on figure dans le clip mais on refuse poliment. C’est pas qu’on n’a pas envie de faire « wesh, wesh ! » et les marioles devant la caméra mais notre conscience professionnelle nous invite à rester vigilants, des fois que… On se sépare donc et on se pose à trois endroits différents : Anne reste près du groupe de chanteurs, Laurianne, la nouvelle collègue, se place un peu en retrait, tandis que je vais voir les plus grands, au bord de l’avenue, pour tailler le bout de gras en regardant toutes les trente secondes ce qui pourrait débouler.
Le tournage commence. Les mômes sont surexcités et surjouent à merveille leur rôle de petits caïds. La petite cinquantaine de filles s’est regroupée à l’écart et s’échange des confidences à l’oreille. Malik, Mehdi et René, les chanteurs, se donnent comme des possédés. Ed a coupé le son de l’autoradio et fait vrombir le moteur. Une dizaine de scooters passe et repasse. Les cagoules se marrent et les battes défient le ciel.
Yazid arrive vers moi en cavalant.
« Ubi, y a les keufs !
- Ils sont combien ?
- Au moins six voitures… »
Je saute du muret, fais vingt mètres, et vois au loin les bleus enfiler leurs casques. Fonçant voir les collègues, je crie aux gars :
« Bougez pas, faites rien, on gère… »
Mini réunion de crise, Anne court voir les keufs, je choppe le premier chanteur venu par le paletot.
« Mais vous deviez pas prévenir la mairie et le commissariat ?
- Ah oui, c’est vrai, mais on a oublié… »
Anne m’appelle et hurle dans le portable :
« T’es avec René, là ? Dis-lui de venir. Et tout de suite ! »
Pendant ce temps, le caméraman fait faire des mouvements de foule aux figurants, genre chasse à l’homme. Et de les faire traverser l’avenue en criant, en courant, les battes et les flingues dressés. Les petits s’en donnent à cœur joie, je vois les flics se rapprocher et une bagnole arriver à toute allure, freiner à mort. Une parka rouge en descend. Les mômes sont maintenant tous sur le parking de l’autre côté de l’avenue, cinquante mètres les séparent des premiers flash-balls. Je cherche les collègues dont je suis sans nouvelles depuis dix minutes.
A vue d’œil, une bonne soixantaine de flics en tenue anti-émeute, une quinzaine de mecs de la BAC, Anne et Laurianne au beau milieu de tout ce petit monde à discuter avec la parka rouge. René arrive enfin. On s’avance. Trois malabars en civil essaient de nous empêcher de passer. La parka rouge s’avance.
« Monsieur le Commissaire, je vous présente donc Ubifaciunt, éducateur spécialisé, ainsi que René, un des membres du collectif.
- Enchanté.
- Enchanté, Monsieur le Commissaire… »
Il a la cinquantaine bien fournie, les cheveux blancs, et il ne paie vraiment pas de mine, le commissaire. L’air presque débonnaire si ce n’était son regard perçant. Il prend René à l’écart quelques instants. Revient.
« Et bien maintenant, allons-y. »
La femme OPJ à ses côtés le regarde d’un air ahuri.
« Mais, Monsieur le Commissaire, vous êtes sûr que vous ne voulez pas… »
Il la toise tellement qu’elle ne finit même pas sa phrase. Elle rajuste son ceinturon, son flingue, son casque. Il est déjà parti et sort une main de sa parka rouge pour la mettre sur l’épaule de René. On se regarde vite fait avec Anne.
« A l’ancienne, hein ?
- Tu m’étonnes ! A l’ancienne… »
On sourit. L’OPJ nous suit, une peu tremblante.
Il arrive, se met au milieu des deux cents furieux, réclame la parole. La rumeur enfle que mais si, putain, c’est bien le commissaire, et il vient comme ça, tout seul et pas armé, franchement respect le gars ! Le courage et l’honneur seront toujours des vertus cardinales. Le silence se fait naturellement.
« Messieurs, bonjour. La moindre des choses quand on organise une petite sauterie, c’est de prévenir les voisins. Maintenant, j’ai rencontré vos éducateurs et un de vos amis, ils m’ont assuré que vous alliez terminer le tournage et qu’il n’y aurait pas de débordements. Je vais donc faire retirer mes hommes. Ne restez pas sur la voie publique et, à l’avenir, merci d’éviter de me faire déplacer pour si peu… »
Il remet les mains dans ses poches, discute une dizaine de minutes avec quelques mômes venus le voir. L’OPJ, à cinq mètres, semble halluciner et remettre en cause tous ses cours de l’école de police.
Il vient nous voir avant de partir.
« Je vous laisse mon portable, au cas où…
- Merci, Monsieur le Commissaire, on vous appelle dès que le tournage est terminé.
- C’est aussi ce que je voulais dire. »
Cinq minutes plus tard, plus aucun keuf. Le tournage se finit en une demi-heure. On appelle comme convenu. Les grands sont unanimes à saluer la classe du commissaire, que franchement ça fait plaisir et que c’est pas comme les abrutis qu’il côtoient tous les jours, et qu’à leur prochaine garde-à-vue, ils demanderont illico à voir le bon Dieu plutôt que les seins de la femme OPJ maintenant qu’ils le connaissent. On suggère à René, Mehdi et Malik de lui écrire une lettre de remerciement avec une copie du clip une fois que celui-ci sera monté. Ils opinent du chef. Quant aux petits, encore tout excités et n’ayant pas tout compris, ils se mettent dans l’idée d’aller au supermarché du coin pour taper des bonbecs et des canettes. Ils se démerderont avec la BAC, restée fureter dans le coin. Puis avec les grands, qui seront encore plus impitoyables que les flics sur ce coup-là.