vendredi 14 juin 2013
Le Charançon Libéré
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Louis Lépine a officié comme préfet de police de Paris pendant dix-huit ans. Un règne, pas moins. Il en a profité pour initier le maintien de l’ordre (dit) moderne et pour promouvoir le port de la moustache (martiale).
Cette chronique, première de la rubrique « 22, V’là le maintien de l’ordre », a été publiée dans le numéro 11 de la version papier d’Article11
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Il se la joue bravache, souvent au premier rang. C’est sa marque de fabrique : se montrer au milieu de ses hommes, face aux manifestants. Tout devant. Quitte à prendre un mauvais coup. Le 13 octobre 1909, lors d’une manifestation anarchiste contre l’exécution de Ferrer1, il s’en faut de peu. « Un homme surgit près des responsables policiers, brandissant un browning et criant : ’’Assassin, je vais te faire ton affaire !’’ La balle qu’il tira passa si près du visage du préfet que la déflagration de la poudre brûla sa joue gauche et roussit sa barbiche. »2 Raté.
Fier à bras, Louis Lépine souhaite être reconnu et admiré de ce peuple parisien que ses agents cognent à tour de bras. Alors, il s’affiche – haut-de-forme et martiale barbiche. Lui prétend : « La foule m’attend, elle [serait] déçue de ne pas me voir. »3 D’autres persiflent : « On le dit très courageux. C’est simplement un détraqué, un malade que les nerfs poussent irrésistiblement en avant et qui professe pour le rouge l’horreur particulière aux taureaux. »4 Vrai : il déteste les révolutionnaires, les agités, les révoltés. Et goûte l’autorité, les gouvernements forts, les policiers bien rangés, les rues dégagées. « La loi est la loi. […] Elle exige que l’ordre règne dans la cité. »5
Faire régner l’ordre dans la cité, c’est son truc. Son pêché mignon. Son boulot, surtout : de juillet 1893 à octobre 1897, puis de juin 1899 à mars 1913, il est préfet de police de Paris. En clair : grand manitou du maintien de l’ordre. Il le dirige, l’oriente, le modèle. Et va jusqu’à superviser la commission en charge du recrutement des gardiens de la paix : Lépine les veut grands, beaux et moustachus – question de prestige. Il a les coudées franches, pourquoi se priver ? « Ne te gêne pas, bourrique ! Abuse tout à ton gré : c’est toi, chef des flics, le vrai chef de notre République ! »6
Trente ans auparavant, le baron Haussmann charcutait Paris, perçant la ville de grandes trouées (notamment) pensées pour mettre au pas un peuple frondeur – des régiments peuvent manœuvrer sur ces boulevards, des canons être mis en batterie. Ces rues, il faut maintenant les tenir. Lépine s’en charge, qui donne à la ville moderne une police à son image. Sa tactique est simple : « En cas de troubles dans la rue, il faut faire les sommations légales puis opérer par grandes masses de forces publiques », résume-t-il7. En clair, les cognes n’agissent plus par petits groupes, mais opèrent en nombre, par larges mouvements d’ensemble. Et leur action se règle désormais sur quelques grands principes : « Limiter les événements à un périmètre délimité, occuper la place, être le plus fort, empêcher ou disperser tout rassemblement à l’aide […] de charges des réserves et d’arrestations pour refus de circuler. »8
Bref, le préfet met en ordre le maintien de l’ordre. Mieux : il innove. Le bougre a des idées, de celles qui restent, traversent les années, gaillardement. Jusqu’à aujourd’hui. Les canons à eau ? C’est lui. Les gaz lacrymos ? Itou.
1er février 1906, d’étranges paroissiens sont barricadés dans l’église Sainte-Clotilde. Grenouilles de bénitier et militants de l’Action française refusent l’inventaire prévu par la loi de séparation de l’église et de l’État. Lépine marche sur des œufs : pour une fois, ce sont des bourgeois qu’il doit mettre au pas. Gaffe ! Une fois la porte enfoncée, il en appelle aux pompiers ; une lance à incendie est mise en batterie, son jet dirigé contre les plus excités. Bien vu.
Lépine recycle l’idée : lors de certaines manifestations, des lances à eau complètent l’arsenal du maintien de l’ordre. Avec plus ou moins de succès : le 13 octobre 1909, les protestataires voient ainsi les pompiers « s’approcher assez près des prises d’eau pour y brancher leurs lances, protégés par les policiers déployés autour d’eux. Mais bientôt, un immense éclat de rire secou[e] la foule qui [… s’est] reculée de quelques pas. Un pitoyable jet d’eau [sort] en effet des larges tuyaux que les pompiers mani[ent] et qu’ils finiss[ent] par reposer au sol, découragés »9.
27 avril 1912, les hommes de Lépine assiègent une maison de Choisy-le-Roi. À l’intérieur, l’anarchiste Jules Bonnot, qui termine ici une sanglante odyssée faite de braquages et de fusillades. Une véritable armée se déploie autour de la demeure, mais l’illégaliste résiste, tenant à distance les flics et les soldats. Qui finissent par faire sauter son refuge à la dynamite. Boum ! Ultimes coups de feu, Bonnot est mort.
Pour les autorités, le bilan est mitigé : quel ridicule déploiement de forces pour un seul homme ! Cette fois, Lépine ne peut guère pavoiser. Piqué au vif, il charge le laboratoire municipal de Paris de dégoter une substance chimique permettant de neutraliser les malfaiteurs retranchés. Quelques mois plus tard, les scientifiques procèdent à de premiers essais avec l’éther bromacétique. Bingo : « Sensation de suffocation, larmoiement intense empêchant de relever les paupières, voire début de vertige : ses effets sont ceux d’un lacrymogène […] assez puissant. […] Deux essais officiels, à l’automne, scellent l’adoption du premier gaz de police de l’histoire. »10 Une équipe de policiers spécialisés est créée dans la foulée, la Brigade des gaz. Ses membres sont équipés d’un « pistolet asphyxiant », d’une cuirasse et d’un bouclier, ainsi que « de deux modèles de grenade suffocante, l’une à main et l’autre propulsée par un ’’canon portatif’’ ». Ils entrent pour la première fois en action en mars 1913, contre « un jeune dément retranché » ; le journal Le Matin vante alors « l’arsenal humanitaire » de la Brigade des gaz.
Arsenal humanitaire ? Une rhétorique très contemporaine : les dites « armes non létales » sont nées. Peu à peu, elles vont occuper une place croissante dans l’équipement policier. En novembre 1938, la police parisienne fait – pour la première fois – usage de lacrymogènes dans le cadre du maintien de l’ordre. Pour cibles ? Des grévistes barricadés dans une usine de Billancourt. Lépine, mort en 1933, n’en a rien su. Mais il aurait aimé, lui qui clamait que « les grévistes sont toujours les agresseurs »11.
1 Anarchiste mis à mort par l’État espagnol, qui l’accusait d’être l’un des instigateurs de la Semaine tragique.
2 Anne Steiner, Le Goût de l’émeute, L’échappée, 2013.
3 Louis Lépine, Mes souvenirs, 1929.
4 Dans l’hebdomadaire Les Hommes du jour.
5 Louis Lépine, ibid.
6 Extrait de « Stances à Lépine », chanson de Gaston Couté.
7 En décembre 1983, devant le Conseil municipal de Paris.
8 Jean-Marc Berlière, « Du maintien de l’ordre républicain au maintien républicain de l’ordre », Genèses, mai 1993.
9 Anne Steiner, ibid.
10 « La Brigade des gaz », Histoire mondiale des conflits, décembre 2003.
11 Cité par Jean-Marc Berlière, ibid.