mardi 3 décembre 2013
Sur le terrain
posté à 18h18, par
6 commentaires
« Il se souvient bien, lui Léon, de ses patrons – le genre très bien ! De la cité, aussi, sa bonne ambiance, sa fraternité, un peu empoisonnée par les communistes. Eux n’allaient pas à la messe, Léon rancune dans le film en levant sa canne. [...] Ils croissaient et multipliaient en grèves ! Aussi ! Eh oui ! Ça avait le don de pourrir l’ambiance ! Une vraie manie ! »
Ce reportage a été publié dans le numéro 13 de la version papier d’Article11
*
Lafarge, le leader mondial du ciment, ne s’en vante guère : pendant la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise a collaboré avec l’occupant nazi. À la Libération, juste sanction : les ouvriers décrètent l’autogestion de l’usine-mère du Teil, sous l’égide de la puissante CGT. Une belle expérience, qui durera trois ans avant de disparaître dans les limbes. Pierre Souchon a découvert cet épisode méconnu en 2010. Un peu par hasard : il vient d’Ardèche et Lafarge y avait son siège social. Il a alors décidé de dévider le fil historique de ce passé autogestionnaire. Une jolie réflexion sur la mémoire ouvrière – celle qu’on entretient et celle qu’on oublie1.
*
Je me baladais de fromages de chèvre en saucissons sur mes terres ardéchoises, ce printemps 2010. En passant par Privas, je me suis arrêté dire bonjour aux copains de la CGT.
« Ça fait un bail que je t’avais pas vu !, m’embrasse Chantal, la secrétaire de l’Union départementale. Je voulais t’appeler, justement, parce qu’y a un copain qui veut te voir. Marc Sauret, du Teil... C’est son père qui a piloté l’autogestion de Lafarge après la guerre.
- Il a piloté quoi ?
- Ah, t’es pas au courant non plus ? Les ciments Lafarge, tu sais, leur siège historique est en Ardèche, au Teil... Bon, ben pendant la guerre, ils ont fabriqué du ciment plein pot pour les Allemands. Du coup, en 1944, les ouvriers ont viré les patrons, et ils ont autogéré la boîte jusqu’en 1947.
- Non mais tu déconnes ? Là, au Teil ?
- Je te jure ! Je le savais pas non plus ! C’est Marc qui a fait ressortir toute cette affaire, parce qu’un documentaire vient d’être tourné sur la cité Blanche, là où les ouvriers de Lafarge vivaient... Il a été projeté au Teil, on y est allés, putain, ça a été l’émeute.
- Quoi ? C’est quoi cette histoire ? »
- Photographie de Mathieu Hautemulle, prise il y a trois ans en compagnie de l’auteur (comme toutes les images illustrant cet article) - L’intégralité de la série est à voir ICI.
Mémoire d’un père
Depuis qu’il est en retraite de la SNCF, ça fait pas longtemps, Marc Sauret a du temps. Il glande un peu, Marc... Il fait le bilan. Un truc qui l’a allumé, c’est la mort de Ferrat, son voisin ardéchois. Il l’a accompagné longtemps, toujours, ses disques, sa voix, le poète moustachu, et Marc s’est envoyé tous les numéros spéciaux de L’Huma sur sa disparition.
« C’est un joli nom camarade
C’est un joli nom tu sais
Qui marie cerise et grenade
Aux cent fleurs du mois de mai... »
La CGT, le Parti, ça a été sa vie, à Marc – une affaire de famille.
Militant communiste, son père bossait à Lafarge. Ouvrier passé contremaître, il a vite disparu, le papa, en 1966. Plutôt taiseux, Gabriel Sauret, pas le genre à se raconter, le type qui la ramène jamais, qui s’éclate sportif sur les terrains de foot et emmène ses gamins voir des matchs, le Tour de France, aussi, plusieurs fois.
Alors, dans son dialogue ininterrompu avec un père qui n’existe plus depuis quelque quarante ans, Marc fonce cet hiver 2009 voir Les Enfants de la cité Blanche2. Il est projeté en avant-première à Viviers, juste à côté de chez lui, ce documentaire sur la cité Lafarge en Ardèche. Des centaines d’ouvriers habitaient là-dedans, au pied des carrières, à portée de main de l’immense usine, siège historique du groupe – on parle du dix-neuvième siècle. Ils vivaient fidèles de l’église Lafarge, des boucheries Lafarge, des coiffeurs Lafarge, des boulangeries Lafarge, des bistrots Lafarge, de l’électricité et l’eau Lafarge, des jardins Lafarge, des écoles Lafarge, même, leurs patrons paternalistes qui la fidélisaient là, leur main d’œuvre en entier, en bord de Rhône l’influence de la Méditerranée, des oliviers et des figuiers.
Voilà que ce film ressuscite cette histoire d’hommes et de ciment, elle est vieille, maintenant : des 850 ouvriers à la Libération, il reste sur le site moins de 200 salariés, pas mal dans des bureaux, des ingénieurs, de la recherche et développement – la cité est abandonnée. On y a même tourné, décor de fin du monde, Adieu Gary, un film avec Jean-Pierre Bacri3.
Sous les yeux de Marc, ce soir d’hiver, au cinéma, les ouvriers qui usinaient avec papa.
« À Lafarge, il y avait toujours de la place pour ceux qui voulaient travailler ! » Léon Noharet déplace allègrement à l’image ses 103 ans. Il se souvient bien, lui Léon, de ses patrons – le genre très bien ! De la cité, aussi, sa bonne ambiance, sa fraternité, un peu empoisonnée par les communistes. Eux n’allaient pas à la messe, Léon rancune dans le film en levant sa canne. Il anathème maintenant, tenace ! Ils croissaient et multipliaient en grèves ! Aussi ! Eh oui ! Ça avait le don de pourrir l’ambiance ! Une vraie manie ! C’était bien beau, de s’arrêter de marner, pour un oui pour un non, en attendant c’était évident, l’usine partait en confiture, « en ruine complètement ».
Les plans s’enchaînent, et Léon en a, des compagnons à profusion qui fustigent les travailleurs bolcheviques. Tous les témoins interrogés dans le documentaire tombent d’accord, leurs mains crevassées d’ouvriers s’embrasent : et les gros de la CGT, parlons-en ! On leur donnait du ciment, toutes leurs combines – et même de l’argent. Le pire, ils s’indignent, le culminant, c’était en 1944, ils ont géré l’usine, eux les syndicalistes, une calamité alors la vraie, les Lafarge avaient fini par tout arrêter, en 1947, heureusement ! Plus rien ne tenait debout là-dedans ! Les patrons avaient remis les choses d’aplomb, viré la CGT, cette horreur, une saleté, une corromperie.
D’ailleurs les voilà, les patrons, à l’écran. Cette vieille dame très digne sous les platanes qui ne sont plus taillés de la cité, c’est Mme Maurice Pavin de Lafarge, une des héritières de l’empire du ciment. Elle rentre dans l’église désaffectée. Les réalisateurs l’ont faite revivre le temps d’une messe, pour montrer au spectateur comment ça se passait, dans le temps, et Mme de Lafarge s’avance lentement vers le banc gravé à son nom, escortée par les anciens ouvriers souriants, prévenants.
Une messe grand écran, le curé tout devant, comme avant, dans la cité du ciment.
- Dans la cité désaffectée. Photographie de Mathieu Hautemulle
Un fameux paquet de conneries
Marc sait. Marc sait que c’est un fameux paquet de conneries, ce qui se raconte là. La CGT, un ramassis de bons à rien avinés ? Il sait son père droit. Il sait le ciment Lafarge vendu aux Allemands pour bâtir le mur de l’Atlantique. Il sait les travailleurs ardéchois foutre dehors en 1944 leurs patrons collabos, et son père prendre la tête du comité de gestion ouvrière de l’entreprise.
Il sait... Un peu... Il croit savoir. Il croit savoir, Marc, il ne se souvient plus trop, c’est tellement loin, tout ça, c’étaient les histoires à papa. Il en parlait pas, lui, et Marc était gamin, et toujours son obsession de jamais se mettre en avant. Alors il rumine, le fils de Gabriel, dans la salle, il s’énerve, il tempête, mais tout seul, bouillant bien en-dedans. Il n’oppose rien aux réalisateurs présents, félicités, applaudis par les spectateurs venus en nombre. Marc rentre chez lui.
Je l’imagine, Marc.
Je l’imagine fou de rage, à taper dans les murs contre cette réécriture de l’histoire.
J’imagine son impuissance – on vient d’enterrer son père une deuxième fois, et lui n’a rien à répondre, sa révolte muette.
Mais il lui restait sa cave.
La cave.
Il doit y avoir des trucs dans la cave.
« Papa avait des dossiers », Marc a dû réfléchir.
« Il archivait... Où c’est que c’est, nom de dieu ? Toutes ces malles, là... Soixante ans après, tu parles... Ça a jamais vu la lumière... Des cartons en pagaille... Je retrouverai rien. Faudra que je regarde demain... Et puis... Et puis au fait ! Merde ! Ce type... Bordel de saloperie de mémoire... Comment c’était son nom... Il... Bonnaud, il s’appelait ! Pierre Bonnaud ! C’est ça ! Il a appelé quand ? Y a un peu plus d’un an, peut-être... Il faisait une enquête sur la gestion ouvrière de Lafarge... Un prof d’histoire ardéchois... Il voulait savoir des trucs sur papa... J’avais expliqué que je m’en souvenais pas...
’’Vous comprenez, M. Bonnaud, je suis né en 1944, moi... Et mon père est mort très jeune... Alors je peux pas vous renseigner...’’
Faut que je retrouve ce Bonnaud. »
- Photographie de Mathieu Hautemulle
« Ils racontent des trucs, c’est pas vrai ! »
« C’était un matin, je venais d’arriver, Marc m’appelle. Je comprenais rien à ce qu’il me disait, rigole Chantal.
- Qu’est-ce qu’il te racontait ?
- Il était fou furieux ! ’’C’est un scandale !, il gueulait au téléphone. Ils ont fait un film sur Lafarge, ils racontent des trucs c’est pas vrai ! En 44, l’autogestion, ça a marché du tonnerre, mon père me l’avait dit, et ils sortent que c’était la cata ! Faut appeler le Parti, l’Institut d’histoire sociale, la CGT de Lafarge ! Et Bonnaud, tu connais ? T’as son numéro ? Un prof ?’’ »
Je me marre comme un âne :
« Tu lui as répondu quoi ?
× Ben que j’allais m’en occuper, quoi ! Mais je savais même pas de quoi il parlait ! »
Marc a passé d’autres coups de fil furieux partout où il pouvait.
Les copains, les élus, les camarades, tous les concernés, de près ou de très loin.
Pierre Bonnaud, alerté, a fini par le contacter. Ils se sont rencontrés. Ce prof d’histoire à la retraite avait effectivement publié en 2008 un formidable travail de recherche sur l’autogestion à Lafarge, dans Mémoire d’Ardèche et temps présent, une revue historique locale, 700 exemplaires sur abonnements4. Cette fois, Marc avait des trucs à lui dire. Un paquet, même, puisque sa cave avait fini par rendre ses secrets, et des documents d’époque, et des carnets de son père, et des feuilles ronéotypées, sous les yeux émerveillés de Pierre Bonnaud.
Marc avait débusqué une feuille unique.
Une feuille originale, raturée, griffonnée, annotée par son père :
« Les travailleurs des usines Lafarge, le mardi 19 septembre 1944 […],
Approuvent à l’unanimité […] la mise sous séquestre des usines Lafarge dont l’activité antipatriotique des administrateurs s’est pleinement manifestée au cours des quatre années d’occupation.
Réclament l’épuration du personnel des traîtres collaborateurs qui se sont mis au service de l’ennemi. [...]
S’engagent à travailler avec une ardeur accrue à la reconstruction de la France et à fournir au maximum des possibilités le ciment et la chaux nécessaires pour que soient rétablies les maisons, réparés les ponts, les voies et toutes constructions indispensables à la reprise économique. […]
Vive la gestion ouvrière
Vive le travail libéré
Vive la CGT. »
- Photographie de Mathieu Hautemulle
« C’était comme chez Lip ? »
Les Enfants de la cité Blanche est repassé au Teil quelques mois plus tard, de nouveau en présence des réalisateurs.
« T’aurais vu le truc ! »
Chantal se bidonne franchement :
« Marc avait ramené les copains du syndicat, les copines, Bonnaud, tout le monde... Ça a été un festival ! Les deux cinéastes comprenaient plus rien, quand on leur a dit qu’ils étaient complètement passés à côté du sujet. Ils hallucinaient : ’’Ah mais alors à Lafarge, c’était comme chez Lip ?’’ Et nous, on gueulait : ’’Ouais, comme chez Lip !’’ »
La mémoire ouvrière avait enflammé la salle, explosé la projection. La presse locale sidérée s’en était fait l’écho. Chez les auteurs du film, pourtant, nul parti pris politique. Nulle volonté de mentir, d’occulter. Une enquête de terrain, juste, ils avaient fait, travail honnête, avec des témoins méthodiquement interrogés, tous ou presque favorables au cimentier. Les documentaristes découvraient ce soir-là une page d’histoire oubliée, oubliée encore six mois auparavant par ceux-là même qui la rappelaient avec force dans le public. Une page d’histoire exhumée par Marc Sauret, par sa fidélité à son père, dont presque tout le parcours lui échappait – demeurait sa grande œuvre comme une légende pour le fils, mythe enfantin lointain, l’autogestion à Lafarge. La grande œuvre de Gabriel Sauret que seul, Pierre Bonnaud avait sorti du néant, dans une revue ardéchoise inconnue de tous.
Un travail d’oubli, vraiment.
Sur soixante ans.
Chantal m’a filé le numéro de Marc Sauret, et une semaine plus tard, je frappais à sa porte.
« C’est vous Pierre Souchon ? Vous êtes jeune ! »
Un branleur.
L’Humanité lui avait envoyé un jeune branleur5, à Marc, pour parler du séquestre de Lafarge.
« Euh, oui..., je me suis excusé.
- Rentrez. »
On a parlé un peu de Ferrat.
Ça a réchauffé l’ambiance, au détriment des patrons de Lafarge.
« Vous savez comment ça fonctionnait, là-dedans ? Le paternalisme ? Ils ont viré 200 personnes suite à une grève de 109 jours en 1938. Les quelques-uns qui ont été réembauchés ont été mutés d’office dans les carrières pour casser des pierres. Pour faire bonne mesure, ils ont supprimé l’arbre de Noël pour les enfants des ouvriers. Vous comprenez ? »
Il a une voix douce, Marc.
« C’est fou, ce qu’on raconte dans ce film et partout sur Lafarge, les patrons chrétiens, l’entreprise sociale... C’étaient des exploiteurs, en réalité, ils ont collaboré... C’est une chape de plomb qui leur profite. Alors qu’en 1945, après un an d’autogestion, la production annuelle dépassait celle de 1938 ! Et ils avaient embauché plus d’une centaine d’ouvriers ! »
Marc ouvre religieusement une chemise en carton :
_ « C’est le courrier que le PDG de Lafarge a envoyé à ma mère quand mon père est mort. Lisez. »
« Madame,
C’est avec une peine profonde que j’ai appris la mort de votre mari. _ C’était un homme droit, loyal, rigoureux dans ses convictions, mais incapable de manquer à sa parole. Je considère que c’est une grande perte pour ses camarades et son syndicat. »
Marc me tend une autre feuille :
« Regardez celle-là, c’est le discours de la CGT au cimetière. »
« Gabriel Sauret était intègre, droit, loyal et hors de toute compromission. Il est resté ferme sur ses positions de délégué syndical. »
Marc me guette.
« Ce qui me frappe, c’est que la CGT emploie les mêmes mots que le patron du groupe pour la disparition de mon père. Pourtant, ils étaient pas en relation... »
J’ai photocopié dans le tabac voisin quelques-uns des documents, « vous êtes sûr que ça va pas les abîmer ? », Marc s’inquiétait.
On a bu un café au bistrot, parlé de son père, encore, un petit moment.
« Vous savez comment il était venu au communisme ?
- Oh ben comme disait Picasso... Comme l’eau vient à la fontaine... Je crois que c’est ça qu’il a dit... La fontaine... Ou je sais pas quoi... C’est-à-dire naturellement. »
« Accepter la poussière »
Recevoir un journaliste de L’Huma, Acacio Ricci6 l’a fait nettement moins « naturellement ».
Cet « ouvrier lafargeois » à la retraite, 82 ans, pose gravement ses lunettes sur son bureau :
« Je ne veux pas que Mme Maurice Pavin de Lafarge me voie dans L’Humanité. Je m’entends très bien avec elle. »
Il veut bien me parler quand même, Acacio, connu dans ce coin d’Ardèche comme le dépositaire, un peu, de la mémoire de la cité Blanche, où il a longtemps vécu. Lafarge ? C’est toute sa vie. Le paternalisme ? Une chance, évidemment. « Je vais vous dire, M. Souchon, quand on vous donne un logement gratuit, l’électricité et l’eau gratuites, l’école gratuite, des épiceries où ça ne coûte presque rien, eh bien ça a du bon. Vraiment. Surtout pour mon père : il avait fui Mussolini, qu’il n’aimait pas, et s’était retrouvé sans rien de ce côté des Alpes – alors Lafarge, c’était le Pérou. Le Pérou, je vous dis ! Et la cité Blanche, une ambiance ! Une entraide ! Une solidarité ! On vivait avec peu, mais heureux ! Oh, ces souvenirs ! Je peux plus y aller, maintenant ! Ah non ! Ça me déprime... Ça me désole... Tout est à l’abandon... Alors que j’y ai vécu des moments... Exceptionnels... Mais c’est comme ça... C’est le progrès. »
J’imagine le père d’Acacio antifasciste, franchir les montagnes à pied, cœur et poing serrés.
« En revanche, il fallait accepter la poussière. Vous savez, les carrières, nous on vivait à leur pied. Alors y avait de la poussière partout, jusque dans les maisons, sur les meubles, sous les lits, vous pouvez pas vous imaginer... Et le travail était dur. J’ai commencé comme apprenti boulanger à 13 ans, dans la cité. Ils ne me payaient pas. J’avais le droit de ramener un peu de pain... Il servait pour mes frères et sœurs... Vous voyez, ça me fait pleurer... Quand j’y repense... On faisait notre jardin, notre vin, on essayait de tirer le maximum de choses... Je vous garantis qu’on a souffert... Ça s’oublie jamais. En 46, j’ai changé de poste, on m’a fait comptabiliser les wagons de pierres que cassaient les ouvriers. Mon père était casseur de pierres, lui. J’ai encore sa masse chez moi, une masse de huit kilos, et pourtant elle est usée ! Un wagon à l’heure, il faisait ! Il était payé au wagonnet, 1 tonne 200 de pierres. Quand les Italiens sont arrivés, on les a tous mis là, à casser des cailloux... Mon père était un dur... Pourtant il a abandonné. C’était trop terrible... Il a pas tenu le choc, il voulait retourner en Italie. Lafarge lui a trouvé une autre place, mais sa retraite était trop maigre, alors de 60 à 65 ans, il a travaillé dans une entreprise de maçonnerie. On a pâti, je vous le dis. »
Avec pareille vie de misère, je l’aurais rêvé drapeau bien haut, Acacio. Sous mes yeux, il le lève maintenant pour ses patrons : eux ont donné du boulot à sa famille affamée.
« Et les mineurs de montagne, ceux qui faisaient tomber les pierres de la falaise, pour leurs collègues qui les cassaient en bas... Ils descendaient de 500 mètres de haut... En rappel... Des cordes immenses... Mon frère en faisait partie. En 49, un jour de juillet, sa ceinture a cassé... Il est tombé de 60 mètres... On s’était dit bonjour une heure avant. Il est mort sur le coup. Mon père a pas voulu porter plainte... On avait peur d’être renvoyés... Mais c’était courant... Un copain à moi s’est fait tuer en graissant une machine, il est mort broyé contre le mur... Un collègue de mon père s’est fait écraser la tête en vidant un wagonnet... Y a eu des morts en quantités. Et des mains, des doigts, pfoua ! C’est même pas la peine d’en parler. Moi j’ai eu les pieds et les mains brûlés... Deux mois sans pouvoir bouger... Et puis tout était contrôlé. Les livres, à la bibliothèque... Les gens qui n’allaient pas à la messe étaient renvoyés... Mon oncle, ce couillon ! Il était de gauche ! Il a été licencié dès sa première grève. C’est pour ça que si vous voulez, le séquestre de Lafarge, l’autogestion, c’était une vengeance de la CGT. Ils se sont vengés, et l’usine a failli couler. Et à la projection du film, vous savez qu’une dame dans le public a dit qu’on était exploités ? ’’Comment ?, j’ai répondu. Nous, exploités ? Mais on était payés pour ce qu’on faisait !’’ »
Comme je partais en le remerciant chaleureusement, Acacio m’a murmuré complice que Pierre Pavin de Lafarge, l’un des héritiers, était un type très sympa – son « copain ». Administrateur du groupe, il habite toujours dans le château Lafarge voisin, « là-bas, vous le voyez ? »
Pierre possède 43 000 actions.
« Ça en fait un wagon ! Moi, j’en ai quelques-unes... »
- Le Château Lafarge. Photographie de Mathieu Hautemulle.
« Ils ont dégagé les patrons »
Au téléphone, quelques jours plus tard, Pierre Bonnaud m’explique que c’est vrai, il a fait un petit boulot historique sur le sujet, oh, pas grand-chose, mais que tout ça, c’est grâce à son « vieux copain » Raoul Galataud. Fondateur des FTP en Ardèche, Raoul lui a un jour montré les archives qu’il conservait d’un camarade de résistance, Raphaël Evaldre :
« Tiens, Pierre, j’ai retrouvé ça, regarde s’il y a quelque chose qui t’intéresse... »
Raphaël Evaldre, ingénieur des mines, est désigné en 1944 administrateur-séquestre de Lafarge sur proposition de la CGT. En ouvrant ses dossiers, soixante ans après, Pierre Bonnaud tombe de sa chaise d’historien : une mise sous séquestre de Lafarge en Ardèche ? Témoin de mariage d’Evaldre, Raoul lui confirme qu’il y a eu de l’autogestion, là-bas.
« Et tu m’en as jamais parlé ? »
Pierre Bonnaud se lance alors dans une longue enquête, publiée quelque temps après.
« Oui, on peut se voir, il m’annonce. Chez Raoul Galataud, ça vous va ? Ça lui fera plaisir de rencontrer L’Huma... »
Un petit homme ouvre la porte.
« C’est toi, Pierre Souchon ? Ah ! Salut, camarade ! »
Raoul Galataud me tend une chaise.
Ses 93 ans nous préparent un café.
« La mise sous séquestre de Lafarge, ça a été une initiative populaire de la base. C’est pas venu d’en haut. C’est parti des ouvriers, ils ont dégagé les patrons. »
Il est appuyé contre sa cuisinière.
« Moi, j’ai griffonné un ordre de mission à Raphaël Evaldre sur un bout de papier, et il a demandé au Comité départemental de Libération et à Yves Farge, le commissaire de la République, de régulariser la situation. Et nous, ceux d’en haut, on a suivi tout de suite, parce que quelque temps avant, on était trois dans un réduit plein de moustiques à se demander qu’est-ce qu’on pouvait faire pour appliquer le programme du Conseil national de la Résistance en Ardèche. »
On touille les cafés.
« Tu comprends ?, me demande Raoul. On a pris le train en marche. Tous les grands chefs auraient été chefs que de leurs fesses s’il n’y avait pas eu les hommes de terrain. »
On a laissé Raoul faire une sieste, et Pierre m’a emmené boire un verre chez lui. Devant sa baraque, un ruisseau était en crue. Impossible de passer en bagnole... Le futal remonté jusqu’aux genoux, on a traversé l’eau glacée pour aller dans son jardin.
« L’autogestion a été une réussite économique. Ils ont embauché 300 personnes, dépassé largement la production d’avant-guerre. Ça a tenu sur la durée. Les structures mises en place préfiguraient les comités d’entreprises. Les écoles Lafarge sont devenues publiques, les salaires ont été augmentés, la retraite est passée à 60 ans... On est bien avant Mitterrand, pourtant7 ! »
Pierre me ressert une tournée.
« Dans des conditions matérielles très difficiles, des gens se retroussent les manches, gèrent eux-mêmes l’économie et le social, obtiennent une vie plus convenable... Ça donne à réfléchir sur aujourd’hui. »
Il m’a raccompagné jusqu’au ruisseau, que j’ai traversé de nouveau pour m’en aller, jambes dénudées.
« Fais gaffe à pas glisser ! »
Deux ans plus tard, l’été 2012, Pierre Bonnaud a monté une exposition au Musée de la Résistance et de la déportation du Teil : « Lafarge, une histoire ouvrière. 1830-1947 ».
Elle a eu du succès. Je n’ai pas pu y aller.
Je m’en suis excusé, d’autant que mon enquête sur Lafarge n’avait débouché finalement sur aucune publication dans L’Huma.
Lafarge, une maison de « valeurs »
Le 26 février dernier, j’achète Le Monde. Dans le supplément « éco & entreprise », je lis une longue interview de Bruno Lafont, le PDG de Lafarge, qui « détaille le basculement du numéro 1 mondial du ciment vers les pays émergents ».
Les journalistes du « quotidien de référence » présentent l’entreprise ainsi :
« Lafarge est une maison de chrétiens et d’ingénieurs. L’homme et le progrès sont deux valeurs revendiquées depuis des décennies par ses dirigeants. »
Voilà des gens qui ont étudié leur dossier.
J’ai téléphoné à Lafarge.
Au service communication, à Paris, on m’a expliqué que s’il n’y avait rien sur le site internet de l’entreprise à propos de la collaboration pendant la guerre, ni sur le séquestre entre 1944 et 1947, c’est que la frise historique en ligne n’était « pas très exhaustive ».
On y commente pourtant longuement les années 1833, 1887, 1921, etc, jusqu’à nos jours.
« Mais vous savez, M. Souchon, Lafarge s’engage pour le rayonnement et le respect de la mémoire. On a participé à la réhabilitation du camp des Milles, à côté d’Aix-en-Provence. C’était un camp de transit pour le gouvernement de Vichy avant la déportation. 10 000 personnes ont été déportées vers les camps de la mort depuis là-bas. On y a investi 1,8 million d’euros dans le cadre d’un mécénat d’entreprise. Ceci pour vous dire que Lafarge s’inscrit dans une démarche citoyenne. Nous sommes très attachés à défendre le devoir de mémoire. »
J’en étais complètement convaincu...
J’ai raconté ça à Pierre Bonnaud, récemment.
Ça l’a presque fait marrer, les anciens collabos qui fourbissent leurs armes et leurs euros contre Vichy.
« Ce qui est vraiment incroyable, tu vois, c’est comment les choses passent et s’oublient. Et surtout comment la mémoire fonctionne, la mémoire collective, dans le cadre de rapports de force. »8
Il m’a demandé si j’allais passer en Ardèche, cet été.
Certainement.
« Viens à la maison, alors. En août, le ruisseau est à sec ! »
J’irai chez lui en repensant à Raphaël Evaldre, à Gabriel Sauret, tous les oubliés que Pierre a fait ressurgir.
Je lui amènerai une bouteille en me récitant, pour me la jouer, du René Char.
Et je lui dirai, même si on s’en fout, la bouteille aidant, je dirai à Pierre qu’il m’a fait comprendre René Char. J’ai jamais rien compris à Char, moi. Un type qui « dort sous la canicule des preuves » dans « le miroir du vomito » m’a toujours paru louche. Mais Char a écrit sur la mort de son pote Camus, et j’y vois maintenant, dans ces quelques vers, j’y vois Marc Sauret.
Marc cherchant son père, le retrouvant.
« Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors ? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant. »
Tout devant.
- Photographie de Mathieu Hautemulle
1 Et un joli pied de nez à Article11 : publier un papier (plus ou moins) à la gloire de l’appareil communiste dans une revue libertaire, il fallait oser.
2 Un film de France Bonnet et Kamel Chérif, France, 2009, Métis Productions.
3 Un film de Nassim Amaouche, France, 2009.
4 Le travail de Pierre Bonnaud est disponible en ligne, ici. Pour consulter les excellents travaux de cette revue, la soutenir, et même s’abonner : http://www.memoire-ardeche.com/
5 Quand je ne m’égare pas dans des journaux libertaires, je travaille pour d’autres titres, dont L’Humanité.
6 Le nom a été changé.
7 C’est seulement en 1982, sous la présidence de François Mitterrand, qu’une ordonnance accorde la retraite à 60 ans pour 37,5 années de cotisation.
8 Sur le sujet, Pierre Bonnaud a publié (encore) un très chouette papier : « Le séquestre des cimenteries Lafarge. Pourquoi l’oubli ? » Dans Envol, le mensuel de la Fédération des œuvres laïques de l’Ardèche, N°622, juillet-août 2012. Disponible en ligne ici.