lundi 30 juin 2014
Sur le terrain
posté à 14h47, par
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En grève de la faim depuis douze jours contre leur licenciement, deux ouvrières tunisiennes de Latécoère s’éteignent peu à peu. Les syndicats, dont elles ont porté haut les couleurs révolutionnaires, brillent par leur inertie - l’heure ne devrait pourtant franchement pas être au « dialogue social »… L’ami Pierre Souchon, qui les accompagne depuis un an dans leur combat, dénonce cette terrible situation.
« Dégage ! »
Latécoère le mérite. Oui, la multinationale toulousaine de l’aéronautique, implantée en Tunisie depuis 2005 pour fabriquer des équipements avioniques moins cher, mérite de voir le slogan révolutionnaire retourné contre elle. « Notre pratique de relations sociales a contribué à l’essor du groupe, se rengorgeait d’importance ce sous-traitant d’Airbus et Dassault. Nous sommes passés d’un effectif de 700 personnes à la fin des années 1990 à un effectif de 4 400 personnes aujourd’hui, qui sont pour le groupe autant de collaborateurs égaux en dignité, droits et devoirs. » Seulement certains collaborateurs sont moins égaux que d’autres : pour avoir fondé après la chute de Ben Ali un syndicat puissant dans leur usine de la banlieue de Tunis, Sonia Jebali, Monia Dridi et huit de leurs camarades furent licenciées1 – ce type de « relations sociales » devant sans doute « contribuer à l’essor du groupe »...
« Dégage ! »
Latécoère, décidé à respecter les révolutionnaires, prit le mot d’ordre à la lettre : « Pendant les périodes de perturbation dues à l’activité du syndicat UGTT, nous avons dû créer en France une unité de production de toutes pièces. Elle fonctionna huit mois, grâce à nos partenaires sociaux ici, qui avaient conscience du danger. »2 Qu’on retranche l’euphémisation du réel propre à ces imbécillités managériales, et on pourrait lire : On a ramené la boîte en France pendant huit mois pour détruire le syndicat tunisien. Heureusement qu’ici, nos syndicalistes maisons nous ont aidés. Et qu’importe si, pour remercier les 400 ou 500 intérimaires français qui ont usiné tout ce temps, brisant l’activisme de leurs camarades tunisiens, on les a finalement lourdés eux aussi sans autre forme de procès, une fois la « tranquillité sociale » revenue à Tunis...
« Dégage ! »
Dégage, l’investisseur. Dégage, toi qui nous fais bosser 50 heures par semaine pour cent euros. Dégage, cadre français qui nous harcèle dans les vestiaires quand on se déshabille. Dégage, directeur sorti d’une école de commerce parisienne qui nous appelle « les esclaves ». Dégage, colonisateur désormais sans fusils, mais armé d’un arsenal législatif tunisien et européen qui fait de toi le maître incontesté chez nous. « Achaab yourid ! » Le peuple veut ! Le peuple de l’usine Latelec-Fouchana veut sa réintégration.
Fondatrices du syndicat, licenciées, persécutées – menaces, tentatives de corruption, tabassages, peines de prison ferme – pour avoir seulement exercé leurs droits, Sonia et Monia combattent l’injustice depuis plus d’un an.
« Dégage ! »
Elles ont impulsé une campagne internationale de soutien à leur cause, des filiales de Latécoère au Brésil en passant par l’usine Dassault d’Argenteuil3. Mis sous pression, l’équipementier réintègre en mars six syndicalistes licenciées sur dix. Sonia, Monia, Houda et Rachida restent à la porte. Depuis douze jours, deux d’entre elles sont en grève de la faim4. Atteinte d’une grave maladie chronique, Sonia martèle qu’elle ira « jusqu’au bout » : hospitalisée d’urgence il y a quelques heures pour anémie, à huit de tension, elle a refusé tous les soins et planté là les médecins. Le ramadan vient de commencer : pieuse, elle s’interdit désormais toute consommation de sucre et d’eau...
« Dégage ! »
Le cri a retenti hier... Devant le siège de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT)5. Le nom de son secrétaire général a été conspué : « Abassi, dégage ! », scandait la foule. Qui pour ainsi désigner à la vindicte un « militant valeureux » ? Qui pour ensuite hurler et répéter « Boughdiri Bouchamaoui ! », réunissant dans le même opprobre le nom de Mohamed Ali Boughdiri, puissant syndicaliste de l’union régionale UGTT de Ben Arous, et celui de Wided Bouchamaoui, présidente de l’UTICA, le Medef tunisien6 ? Des islamistes conservateurs ? Des nostalgiques allumés de l’ancien régime ? Des salafistes obscurantistes, hostiles au progrès social ?
Le salut de la Révolution impose de dénoncer ces dangereux réactionnaires. Nous les avons retrouvés. Quelques jours plus tôt, les mêmes concluaient un communiqué par ces mots : « Vivent les luttes syndicales. Gloire à l’UGTT en tant qu’organe défenseur des travailleurs et rempart contre l’exploitation des opprimés. » Cette littérature, qui rappelle les plus belles heures de La Pravda, est signée Sonia, Monia, Houda et Rachida. Et c’est au siège de l’UGTT, juchée sur les épaules de syndicalistes quinquagénaires, applaudie par un rassemblement large et spontané de militants, que la même Monia a traîné dans la boue les Abassi, les Boughdiri, ces combattants d’opérette.
Que Latécoère fasse son sale boulot, que Latécoère licencie, exploite, harcèle, maltraite, tabasse, persécute, voilà qui est dans l’ordre des choses. Seuls les naïfs s’en indigneront : la mémoire des luttes, elle, sait que des suzerains aux écoles de management, la domination change seulement de nom. En revanche, lorsque des jeunes filles trentenaires sont en train de mourir lentement en revendiquant cette fabuleuse utopie, le droit de travailler, et qu’elles s’éteignent chaque jour un peu plus dans l’indifférence suffisante des « grands combattants » Abassi, des « valeureux » Boughdiri, et de leur centrale syndicale, rejoints dans leur mépris par quelques suprêmes guerriers cégétistes de Montreuil qui se demandent en se frisant la moustache s’ils ne devraient pas, baïonnette au canon !, employer les très grands moyens et éventuellement envoyer un mail à Latécoère – quand ces jeunes filles quittent peu à peu notre monde, donc, que leurs voix se font plus faibles au téléphone, que leurs corps fondent, que leurs familles prient, notre camp s’en contrefout : voilà qui n’est plus du tout dans l’ordre des choses.
« Abassi dégage ! »
« Boughdiri Bouchamaoui ! »
Et l’on frémit.
Sonia et Houda meurent. Camarade Abassi, camarade Boughdiri, camarade de Montreuil, tu connais leur passé. Leur discipline. Leur organisation. Leur abnégation. Tu sais qu’elles n’ont rien de gauchistes énervées, érigeant leur impatience en programme politique, qu’elles sont soutenues par des débrayages massifs, qu’elles ne jurent que par vos syndicats. Tu sais qu’elles sont ce que la lutte produit de meilleur – elles sont notre noblesse. Elles sont notre honneur, et elles en meurent.
Vous avez lu Simone Weil, camarades.
Vous avez lu comme nous tous ces lignes célèbres : « C’est quelque-chose, quand on est misérable et seul, que d’avoir pour soi l’Histoire. » Celle qui les écrivait n’était pas condescendante, elle n’était pas bouffie de certitudes et de bonne chère, elle ne professait pas sa suffisance à la classe ouvrière : elle en était. Et abrutie de servitude dans cette Condition ouvrière qui ravagea sa santé, cette travailleuse à la chaîne et ses camarades de souffrances trouvèrent leur salut dans l’immense souffle libérateur de 1936 : misérables et seuls, ils avaient désormais pour eux l’Histoire.
Quelque quatre-vingts ans plus tard, la même a fait les comptes. Ceux qui trahirent, en 1936, ceux qui déçurent, ceux qui abandonnèrent l’espérance – ceux-là ont leurs noms dans les livres. Sonia, Monia, Houda et Rachida sont misérables et seules. Elles ont l’Histoire pour elles : elle a pour nom Révolution.
Rejoignez-les, camarade Abassi, camarade Boughdiri, camarade de Montreuil. Pour ne pas finir misérables et seuls, face à l’Histoire, et devant les hommes.
*
Pour soutenir Sonia et Houda, pour suivre leur combat, la page Facebook du Comité de soutien aux luttes du peuple tunisien est actualisée quotidiennement.
1 Lire « Une relocalisation ? Non merci ! », reportage publié dans le numéro 62 de Fakir, septembre-octobre 2013.
2 Cette fulgurance est signée Pierre Burello, alors directeur des ressources humaines du groupe Latécoère.
3 Lire « Solidarité syndicale sans frontières : le cas de Latécoère », Le Monde diplomatique, 8 novembre 2013.
4 Lire « Contre Latécoère, les estomacs tunisiens crient justice », Fakir, 21 juin 2014.
5 Pilier historique de la lutte pour l’indépendance du pays, l’UGTT est la puissante centrale syndicale unique. Depuis la débâcle du clan Ben Ali, d’autres organisations, plus marginales, ont été créées.
6 Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat.