samedi 3 octobre 2009
Le Charançon Libéré
posté à 13h17, par
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Il en a marqué l’apothéose autant que le linceul. C’est avec Émile Henry, l’un de ses plus farouches partisans, que l’idée de propagande par le fait a commencé de refluer. En posant la responsabilité collective de la bourgeoisie et en réalisant le premier attentat « aveugle », cet anarchiste a inauguré un nouveau cycle historique du terrorisme. Et a surtout nui à la doctrine dont il se réclamait.
Honte à moi et à la descendance que je n’aurai jamais : je ne connaissais pas Émile Henry. Oh, bien sûr : je savais que c’était un anar, pur de dur, qu’il avait fait joujou avec des explosifs, sans guère de considération pour les victimes innocentes, et qu’il avait mal fini, le cou dans la lunette, la lame qui tombe et fait « zip », tête séparée du corps et balancée dans un bête panier d’osier. Je connaissais tout ça, donc. Mais je ne maîtrisais guère les détails de l’itinéraire de cet apôtre absolu de la propagande par le fait, j’ignorais qu’il fut - finalement - le premier d’une longue liste, celle des terroristes préférant frapper aveuglément plutôt que de s’en prendre à une cible précise et symbolique, et surtout je n’avais pas pris la totale mesure de l’incroyable vague anarchiste des années 1880-1896, attentats qui se multiplient et vraie dynamique idéologique. Et puis, j’ai lu Dynamite Club, L’invention du terrorisme à Paris, ouvrage de l’historien américain John Merriman, bon bouquin, vivant et instructif2. Et la lumière fut, comme dirait l’autre.
La misère comme terreau de l’anarchisme
Planter le décor, John Merriman fait ça à la perfection. Il raconte le Paris populaire repoussé aux portes de Paris par les travaux de Napoléon III et du préfet Haussmann, de 1852 à 1870. Il décrit la misère incroyable du petit peuple - ouvriers crevant la dalle et exploités jusqu’au trognon - et l’effarant fossé social qui les sépare des bourgeois. Il revient sur la Commune et sur la haine qu’elle a révélée, politiques tremblant de voir les ouvriers reprendre les armes et nantis, ceux-là même qui encourageaient et applaudissaient les soldats fusillant les insurgés, prêts à tout pour les en empêcher. Il dit le terreau fertile que ce fut pour les idées anarchistes, et combien ceux-ci ont un temps donné les pires cauchemars à des possédants certains que venait l’apocalypse sociale. Et il tourne - tout au long de l’ouvrage - autour de cette idée cruciale : peut-on poser des bombes aveugles au nom d’une très respectable volonté de renverser un ordre social injuste ? John Merriman ne semble guère y croire, réponse en filigrane dans le bouquin, même si son propos est de dresser le contexte du passage à l’acte plutôt que de donner un avis tranché. Tant qu’on y est, je ne te cache pas que je n’y crois pas non plus, autant d’un point de vue éthique qu’au regard de l’efficacité : le deuxième attentat réalisé par Émile Henry, bombe jetée en un café bourgeois, fit infiniment plus de mal au mouvement anarchiste - par la répression qu’il a déclenchée - qu’il ne causa de tort aux dominants.
Reprenons. 1892, l’anarchisme a le vent en poupe. Les groupes sont légions dans Paris, en France et dans toute l’Europe, prônent l’action violente pour mettre bas l’ordre social et militent sans relâche pour l’avènement d’une société sans classe ni pouvoir. Les journaux anars sont nombreux et les idées qu’ils propagent trouvent un large écho auprès d’une classe populaire encore peu défendue par un syndicalisme tout juste naissant. Les attentats anarchistes, dirigés contre des politiciens, des hommes d’affaires et des chefs d’État, contribuent largement à cette popularité, la masse des exclus les voyant souvent comme une vengeance bien méritée contre ceux qui les oppressent et les affament : Ravachol, auteur au début de l’année 1892 de deux attentats dirigés contre des acteurs judiciaires de procès faits aux anarchistes, bénéficie ainsi d’une réelle popularité, mythe d’autant plus fort que l’homme - lors de son exécution - marchait vers la guillotine en chantant. Les livres de Kropotkine ou de Sébastien Faure tournent de main en main, tandis que leurs auteurs multiplient les prises de parole. Et partout, l’idée de l’action directe, de l’affrontement avec les rosses, de la nécessité de prendre les armes.
Émile Henry, de la propagande par le fait à l’attentat aveugle
Fils de bourgeois, enfant d’un père communard, étudiant brillant venu à l’anarchisme par son rejet sans concession d’un « État qui fait le malheur des classes inférieures occupées à lutter pour survivre quand les riches vivent grassement », Émile Henry est très vite gagné à l’idée de la propagande par le fait, cette revendication de l’illégalité comme meilleur façon de hâter la Révolution. Pour celui que révulse « le spectacle révoltant de cette société (…), où tout est une entrave à l’épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée », « c’est l’amour qui déclenche la haine », la sensibilité aux souffrances humaines qui légitime l’emploi des bombes. Conséquent, il ne tarde pas à mettre ses idées en accord avec ses actes. Et dépose, le 8 novembre 1892, une bombe devant les bureaux de la Compagnie des mines de Carmaux, dont les dirigeants viennent de mater avec brutalité une longue grève de mineurs. Découverte, la bombe est amenée au commissariat de police de la rue des Bons-Enfants, où elle explose. Coup de chance pour Émile : malgré l’émotion suscitée par son attentat et la panique qu’il déclenche dans Paris, en dépit de la mobilisation de policiers bien décidés à mettre la main sur celui qui a tué cinq des leurs, il passe à travers les mailles du filet, n’est pas arrêté. et gagne l’Angleterre, alors havre relatif pour les anarchistes pourchassés dans toute l’Europe.
En France, la répression contre les anarchistes s’intensifie. Auguste Vaillant, travailleur vivant dans la misère, militant résolu à la dénoncer et à venger Ravachol, décide alors de frapper un grand coup. Et balance, le 9 décembre 1893, une bombe (emplie de petits clous, elle était conçue pour blesser plutôt que tuer) en pleine chambre des Députés. L’attentat ne fait que des blessés légers, mais Vaillant est condamné à la peine capitale et guillotiné en février 1894. Sa mort fait d’autant plus de bruit dans les cercles anars qu’elle est précédée de peu de l’adoption des « lois scélérates », ensemble de mesure interdisant de fait toute propagande des idées anarchistes.
Revenu en France, Émile Henry veut venger Vaillant (qui souhaitait lui-même venger Ravachol, je ne sais pas si tu suis…). Et imagine pour cela de s’en prendre à un café choisi au hasard, pour peu qu’il soit lieu de rassemblement des bourgeois. Le 12 février 1894, il jette ainsi une bombe au milieu du café Terminus - proche de la gare Saint-Lazare - avant de tenter de prendre la fuite. Cette fois, il est arrêté. Se sachant promis à la guillotine, l’attentat du café - qui a fait 20 blessés et un mort - s’ajoutant à celui du commissariat, il tient vaillamment son rang au procès. Et il justifie son point de vue, rapporte John Merriman :
Vaillant était inconnu de la plupart des compagnons avant son arrestation, explique Émile. Mais la campagne de la police contre les anarchistes les a rendus collectivement responsables de son acte. C’est maintenant le tour de la bourgeoisie d’être collectivement responsable de son exécution. Les anarchistes doivent-ils agir uniquement contre les députés qui votent des lois contre eux, les magistrats qui les appliquent, les polices qui les font respecter ? Non. La police agit pour le compte de la bourgeoisie qui profite du travail des ouvriers. Les petits-bourgeois ne sont pas meilleurs que les autres, puisqu’ils applaudissent les actes du gouvernement. (…) Ils sont ’la masse bête et prétentieuse qui se range toujours du côté du plus fort« . Ils sont la clientèle ordinaire du café Terminus et des autres grands cafés. C’est pour cela qu’il a frappé au hasard. Le moment est venu pour la bourgeoisie de comprendre que »ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances : ils montrent les dents et frappent d’autant plus brutalement qu’on a été plus brutal avec eux". Les anarchistes n’ont pas de respect pour la vie humaine, parce que la bourgeoisie elle-même n’en a montré aucun.
Le 21 mai 1894, Émile Henry, 22 ans, marche bravement vers l’échafaud. Crie « Courage, camarades ! Vive l’anarchie ». Et est guillotiné.
Qu’en retenir ?
Un, la vision d’Émile Henry - et surtout son deuxième attentat - est loin d’être partagée par tous ses camarades, non plus que d’être comprise par les ouvriers (qui lui préfèrent, à juste titre, un Auguste Vaillant) : eux se demandent pourquoi frapper des innocents quand le jeune homme pose qu’il « n’y a pas d’innocents ».
Deux, l’attentat du café Terminus frappe durablement les esprits, traumatisme accentué par une presse qui en fait des tonnes. Les gens prennent peur, l’État réagit avec violence, résolu à mettre bas le mouvement anarchiste. Une troisième vague de lois scélérates est votée en juillet 1894, tandis que la répression s’intensifie sans relâche. « Un ennemi mortel de l’anarchie n’eut pas mieux agi que cet Émile Henry, lorsqu’il lança son inexplicable bombe au milieu de tranquilles et anonymes personnes venues dans un café pour y boire un bock, avant d’aller s’en coucher », constate ainsi le critique et romancier anarchiste Octave Mirbeau.
Trois, l’attentat du café Terminus marque - paradoxalement ou non - le reflux de l’idée de propagande par le fait dans les cercles anarchistes. Il y aura d’autres attentats, à commencer par l’assassinat du président Sadi Carnot par le jeune anarchiste Santo Caserio en juin 1894 (pour venger Henry, qui souhaitait lui-même venger Vaillant, qui souhaitait lui-même venger Ravachol, je ne sais pas si tu suis…), mais ils vont progressivement se raréfier. Parallèlement, l’anarcho-syndicalisme, marqué d’un rejet relatif de l’illégalisme et surtout de la montée en puissance des syndicats (légaux en france à partir de 1894), prend son envol. Les bombes, c’est terminé, et l’anarchisme ne retrouvera par ailleurs plus jamais l’audience qu’il a connu dans la France de la fin du XIXe siècle.
Quatre, Émile Henry est profondément moderne. Parce qu’il annonce - premier d’une longue lignée - un phénomène qui va s’imposer au cours du XXe siècle, et à l’évidence perdurer pendant le XXIe : les attentats à l’aveugle. C’est, avec la bombe du café Terminus, le terrorisme que l’on connaît qui prend son envol. Je te renvoie, sur ce point, au billet que j’ai tiré du remarquable ouvrage de Mike Davis, Petite histoire de la voiture piégée.
Cinq, et pour en finir, Émile Henry n’aimait pas les gens. Il le revendique lui-même, d’ailleurs : « J’aime tous les hommes dans leur humanité et pour ce qu’ils devraient être, mais je les méprise pour ce qu’ils sont ». A l’évidence, il n’est guère de juste posture révolutionnaire qui puisse naître d’un tel sentiment, sinon à considérer ceux qu’on prétend défendre comme des pions un rien méprisable. Une erreur, celle d’un rapport froid et clinique à la notion d’humanité, qui sera rééditée - beaucoup plus tard - par nombre d’apôtres de la lutte armée, à commencer par les membres de la RAF ou des Brigades Rouges.
1 J’ai décidé - unilatéralement, bien entendu - de lancer un cycle sur le thème « Violence et activisme ». Que si ça t’intéresse, c’est cool, et tu peux même lire ou relire le premier acte, autour du livre de Carlos Marighella, le Manuel du guérilléro urbain et le deuxième, autour de l’étonnant destin de l’ancien terroriste d’extrême-gauche Hans-Joachim Klein. Que si ce n’est pas le cas, ben, je ne sais pas trop quoi te dire ; à demain ?
2 Même si multipliant un peu trop les coquilles.