mardi 28 avril 2009
Littérature
posté à 16h55, par
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« Vous êtes dynamique / vous êtes motivé / Vous rêvez de rejoindre une équipe ambitieuse / Vous êtes créatif / Vous aimez la compétition… » Euh… pas vraiment… Alors, quand quelqu’un se charge de répondre vertement - et pour nous - aux offres d’emploi sorties du cerveau faisandé des DRH, on applaudit. Et itou quand un collectif démonte radicalement les mensonges et illusions de la valeur travail : on agite les quenottes avec enthousiasme.
Renverser les rôles. A la passivité forcée du chercheur d’emploi multipliant les candidatures pour des prunes, substituer la force subversive du malpoli qui envoie bouler les règles en vigueur. Dire non. Non au monde du travail, à l’esclavage moderne, à l’obligation bouffeuse de vie, aux règles de bienséance professionnelle. Vaste programme auquel s’est employé Julien Prévieux pendant quelques années. En tout, il a envoyé plus de mille lettres en réponse à des offres d’emploi sélectionnées dans des journaux. Non pas pour postuler, étaler ses compétences et lisser le propos. Lui a préféré écrire pour dire pourquoi il ne postulait pas, n’était pas « motivé ». Des lettres de non-motivation quoi. Au total, 1 000. Pas d’inquiétude, la collection Zones1 ont taillé dans le tas, en gardant (en gros) une cinquantaine de ces petits condensés d’absurde.
Cela pourrait être chiant, le processus lasser sur la longueur. Mais non. Julien Prévieux l’a fait avec une telle inventivité qu’il a transformé en processus littéraire un projet au départ plutôt conceptuel. Qu’il mette en boite un entreprise pour ses pubs débiles, engueule une autre pour le caractère « rétrograde » du métier proposé (coupeur de verre), explique qu’on lui a volé l’incroyable lettre de motivation qu’il avait mis « dix-huit jours et dix-sept nuits » à peaufiner ou - aboutissement du processus - envoie un texte constitue d’un martelage hasardeux du clavier (« fjro er riri znfer, moumou, aaaz », ce genre) encadré des formules de politesse adéquates, il renouvelle à chaque fois l’exercice.
Son entreprise de démolition épistolaire ne serait pas complète si l’éditeur n’y avait pas joint les réponses des entreprises concernées (5 % d’entre elles ont répondu, mais beaucoup des lettres sélectionnées sont celles qui ont eu droit à cet honneur), de langage administratif toutes vêtues. C’est là que le procédé tourne au génie.
Quand Prévieux écrit « Com com cio co ! Riaire en voche voltradile. Pompiloutruche ? », la boîte répond que sa demande a été étudiée avec attention mais que, malgré toutes les qualités dont il semble doté, elle ne saurait répondre positivement à sa demande.
Quand, après toute une série de divagations sur un ton très familier, il conclut « En plus je dois dire non à ton job. Je suis bientôt dans un meilleur autre job que les croissants. », La Croissanterie s’étonne qu’il ait oublié de joindre un curriculum vitae.
Bref, la baudruche se dégonfle, la connerie administrative se fait jour, dans toute sa splendeur mortifère. Et on se surprend à jalouser Julien Prévieux, l’empaffé qui a eu cette idée géniale avant vous, celle de mêler le plaisir d’envoyer chier tous les emplois minables du monde tout en conduisant un travail subversif très efficace.
Certes, la démarche n’est pas totalement révolutionnaire. Deux autres allumés - au moins - se sont déjà essayés à l’exercice. Fransesco Finizio, artiste italien, avait en 2001 lancé une tentative de Dialogues avec la grande distribution tout à fait savoureuse, parodiant avec une verve jubilatoire les efforts d’un père tentant de placer dans les hautes instances de Carrefour un fils un peu abruti, censément très doué pour mettre les yaourts en valeur et les prendre en photo. Un dialogue de sourd à l’absurdité ravissante.
A ce petit jeu, un certain Stéphane Bérard s’est aussi fait remarquer. Lui a mis en branle les services consulaires pour une « tentatives de participation aux jeux Olympiquers d’hivers 1998 à Nagano, sous les couleurs de la République gabonaise. » Bérard expliquait ainsi aux intéressés - les services consulaires, donc - , embarrassés, que pour un Français il était moyen en ski, mais plutôt bon pour un Gabonais…
Mais l’expérience de Prévieux, étalée dans le temps, méthodique et splendidement imaginative, met vraiment à jour quelque chose : la stupidité toute kafkaïenne du Travail tel qu’il est conçu dans notre société.
Et si tu n’es pas convaincu par la symbolique de l’affaire, il te restera toujours le plaisir de lire la longue litanie des « non » jouissifs égrenés tout au long de l’ouvrage par l’auteur. Comme le souligne Grégoire Chamayou en introduction : « À l’heure du ’travailler plus’ pour vivre moins, ces lettres de non-motivation nous réapprennent quelque chose de fondamental. Retrouver cette capacité jouissive, libératrice, de répondre : non. » C’est exactement ça :
« Je me vois dans l’obligation de refuser votre offre. »
« Vous êtes un frein à l’innovation, aussi je me vois dans l’obligation de refuser le métier rétrograde que propose votre entreprise. »
« Je vous en prie, ne m’embauchez pas. »
« Je vous demande de retirer votre offre d’emploi de ma vue. »
« Travailler pour Noos, c’est vraiment trop nul de toute façon. Je ne vais pas vendre aux gens des trucs qu’ils ont déjà comme la télé ou Internet. T’es trop marrant. »
…
Théorisation de refus du travail : le Manifeste de Krisis
Ce que Prévieux fait instinctivement, avec humour et jubilation, le collectif Krisis lui donne un sens, le théorise. A tel point que les deux ouvrages, Lettres de non-motivation et Manifeste contre le travail, semblent fait pour se répondre et se compléter, l’un démontage rigolo de l’absurdité des us et coutumes du marché de l’emploi, l’autre charge violente et très fouillée sur l’asservissante et aliénante idéologie du travail.
Un constat, d’abord : pour les auteurs - Krisis est un collectif allemand de militants et penseurs, auteur de plusieurs ouvrage sur le travail, dont ce Manifeste publié en 1999 - la lecture marxiste est dépassée. Le monde ne peut plus se penser en terme de lutte des classes, celle-ci n’étant qu’une prolongation de la société capitaliste. Et l’affrontement entre bourgeoisie et prolétariat ne doit plus se concevoir comme un rapport de force et d’exploitation, puisqu’il s’agit de « deux intérêts différents (quoique différemment puissants) » inhérents au capitalisme. En clair, il n’est qu’une façon de se libérer et de parvenir à une société sans classes : mettre à bas la valeur travail, totalement et sans concession.
Le discours peut paraître radical. Il l’est. Mais comment faire autrement « quand un cadavre domine la société » ? Quand « toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre cette institution : le pape et la Banque mondiale, Tony Blair et Jorg Haider, les syndicats et les patrons, les écologistes d’Allemagne et les socialistes de France » ? Quand « tous n’ont qu’un mot à la bouche : travail, travail, travail ! » ? Quand le travail - par le biais de ce darwinisme social qu’a instauré le néo-libéralisme - est responsable de tellement plus de détresse, de souffrance et de morts que la pire des dictatures ou le plus honteux des régimes ? Quand « il ne reste aux hommes qu’à proposer humblement leurs services comme travailleurs ultra-bon marché et esclaves démocratiques aux gagnants de la mondialisation plus fortunés » ? Quand « les porte-paroles sociaux du camp du travail, depuis les bouffeurs de caviar néo-libéraux, fous de rendement, jusqu’aux gros lards des syndicats » s’entêtent à présenter le travail comme une valeur naturelle, mais se trouvent bien en peine d’expliquer pourquoi « les trois quarts de l’humanité sombrent dans la misère parce que la société du travail n’a plus besoin de leur travail » ?
Il est malaisé de résumer l’ouvrage : se contenter de phrases piochées au hasard ne rendra pas honneur au travail et à l’audace du collectif. Le lire - par contre - est jubilatoire, tant les auteurs sont experts à renverser les perspectives, à montrer combien nos présupposés sociaux ne sont que préjugés imbéciles et idiots. Le travail ne libère pas : « Il est justement l’activité de ceux qui ont perdu la liberté ». Les hommes ne travaillent pas pour eux-mêmes : ils ont précisément dû s’y résoudre pour alimenter, par le passé, « l’État militarisé de la modernité naissante fondée sur la puissance des armes à feu, sa logistique et sa bureaucratie ». Les mouvements sociaux - enfin - font fausse route en se battant pour le droit au travail pour tous et en réclamant un labeur pour chacun : c’est ainsi que « le mouvement ouvrier est lui-même devenu un accélérateur de la société de travail capitaliste ». Las… Trois fois hélas…
Les jeux sont faits ? Même pas. Avec la troisième Révolution industrielle, celle de la micro-informatique, le miroir aux alouettes ne peut que se briser de lui-même, soulignent les auteurs : « Pour la première fois, l’innovation de procédés va plus vite que l’innovation de produits. Pour la première fois, on supprime davantage de travail qu’on ne peut en résorber par l’extension des marchés. Conséquences logiques de la rationalisation : la robotique remplace l’énergie humaine, les nouvelles techniques de communication rendent le travail superflu. » C’est ainsi que le système court à sa perte tandis que le capitalisme de casino - celui qui repose sur le marché financier spéculatif - accélère le mouvement. Et si les membres de Krisis n’ont pas été les seuls à le dire, il faut leur reconnaître une certaine prescience dans ce passage publié en 1999 et qui semble annoncer l’écroulement à venir dix ans plus tard :
Comme la hausse de la plus-value fictive des valeurs boursières ne peut être que l’anticipation de la consomption de travail réel futur (dans une mesure astronomique proportionnelle) qui ne viendra jamais, l’imposture objectivée, après un certain temps d’incubation, ne manquera pas d’éclater au grand jour. L’effondrement des marchés émergents en Asie, en Amérique Latine et en Europe de l’Est en a donné un avant-goût. Que les marchés financiers des centres capitalistes aux États-Unis, en Europe et au Japon s’écroulent aussi n’est qu’une question de temps !
(…)
Fixés sur le fantôme du travail anobli en condition d’existence positive et transhistorique, les critiques du capitalisme confondent systématiquement cause et effet. (…) Les ’méchants spéculateurs’, affirme-t-on avec plus ou moins d’affolement, seraient en train de détruire toute cette merveilleuse société de travail parce que, pour le plaisir, ils jetteraient par le fenêtre ’tout ce bon argent’, dont il y aurait ’bien assez’, au lieu de l’investir sagement et solidement dans de magnifiques ’emplois’ afin qu’une humanité ilote, obsédée de travail, puisse continuer à jouir du ’plein-emploi’.
(…)
On préfère diaboliser les ’spéculateurs’ au lieu de comprendre que, inexorablement, nous devenons tous non rentables et que c’est le critère de la rentabilité même ainsi que ses bases, qui sont celles de la société de travail, qu’il faut attaquer comme obsolètes. Cette image de l’ennemi à bon marché, tous la cultivent : les extrémistes de droite et les autonomes, les braves syndicalistes et les nostalgiques du keynésianisme, les théologiens sociaux et les animateurs de télévision, bref tous les apôtres du ’travail honnête’.
Pas mal, n’est-ce pas ? Oui : Krisis dégomme avec efficacité, trompette la charge avec talent et - surtout - sonne juste. Il reste au collectif, dans la fin de l’ouvrage, à redire combien toute critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorique avec l’idéologie du travail. À répéter qu’il faut « penser l’impensable », briser « le monopole de l’interprétation du travail détenu par le camp du travail ». À souligner combien il faut aussi en terminer avec l’État et la politique, tant un tel programme d’auto-organisation et d’auto-détermination des Hommes ne souffre aucun compromis, aucune concession et aucune participation au système au fallacieux prétexte d’en améliorer ses conditions. Et à terminer, sur cette très classe invite :
1 Rattachée aux éditions La Découverte et que votre serviteur vient récemment de découvrir. Il tient d’ailleurs à saluer le travail admirable des intéressés, tant concernant le choix des textes que le niveau graphique de la collection.