mardi 1er décembre 2009
Entretiens
posté à 13h08, par
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30 ans qu’ils sévissent dans Paris, en toute clandestinité. À leur actif, plusieurs coups d’éclat, dont l’organisation de festivals de cinéma clandestins ou la rénovation en douce d’une monumentale horloge du Panthéon. Ils ? Ce sont les membres de l’UX (Urban eXperiment), organisation dévouée à la sauvegarde d’un patrimoine délaissé et à l’exploration urbaine. Entretien avec Lazar Kunstmann, un des historiques de l’organisation.
Deux fois déjà, eux qui agissaient dans le plus grand secret ont défrayé la chronique, percés à jour. Soudain, les médias se penchaient sur eux, avec des yeux gourmands, armés de révélations fracassantes : il y avait dans Paris un peuple étrange qui passait ses journées à restaurer un patrimoine délabré, à l’abri des regards. Des gens qui, gratuitement, investissaient des lieux oubliés pour les faire revivre sous l’enseigne UX (Urban eXperiment). Des drôles d’oiseaux que personne n’arrivait à vraiment cerner.
La première fois, c’était en 2004. La police découvrait à côté de la cinémathèque du Palais Chaillot un complexe souterrain doté d’une salle de projection. Un lieu où un mystérieux groupe baptisé La Mexicaine De Perforation organisait tous les ans un festival de cinéma. Quelques jours plus tard, de mystérieux déménageurs embarquaient l’ensemble du matériel resté sur place, envolé comme par magie malgré la surveillance policière. Sur une planche posée au milieu de la pièce, un simple message : « Ne cherchez pas ».
La deuxième fois, c’était en 2006 : les Untergunther, sous-division de l’UX, avaient entrepris de restaurer clandestinement une horloge monumentale située en plein Panthéon. Une année de boulot pour sauver une pièce de patrimoine qui pourrissait sur place, un travail parfait et... un procès intenté par l’administration du Panthéon, vexée de l’humiliation et fort heureusement déboutée. La presse en avait fait ses choux gras : des bienfaiteurs portés devant la justice par ceux-là même qu’ils avaient aidés, l’affaire ne manquait pas de piquant.
Tout ça est très bien raconté – entre autres – dans un livre récemment publié par les éditions Hazan, La Culture en clandestin, l’UX, plongée jubilatoire dans l’univers de cette armée souterraine. On y croise les membres de La Mexicaine De Perforation et leurs festivals de cinéma clandestins, les Untergunther, spécialisés dans la restauration, les filles du Mouse House, professionnelles de l’infiltration en lieu public, des légions d’amateurs de zones urbaines délaissées et de flics qui cherchent à les coincer. Tout un monde destiné à rester loin de la surface et soudain porté en pleine lumière par une plume bien trempée. L’auteur ? Un certain Lazar Kunstmann, qui depuis plus de 30 ans agit clandestinement avec ses congénères et a récolté le statut de porte-parole de l’organisation clandestine. On a voulu le rencontrer.
Quand est née l’UX ?
Au début des années 1980. On était quelques gamins et on s’est mis à explorer les dessous de Paris en vue d’y réaliser des projets. Au départ, c’était une organisation pas du tout hétérogène, constitué uniquement de collégiens du Quartier latin. On avait tous le même âge, on habitait dans le quartier et on venait d’un milieu social proche. Ça a rapidement changé : des gens se sont joints au groupe originel, souvent par binômes. L’agrégation s’est faite progressivement, autour d’une volonté commune : faire vivre des zones inutilisées. C’est très fédérateur, comme idée, rien d’étonnant à ce que des gens nous aient rejoints.
A priori, tu ne me dévoileras rien de plus que l’affaire du Panthéon ou celle de la Cinémathèque, les deux seules à être connues du public ?
Oui, désolé. Dans le livre publié en 2009, les seules choses qu’on évoque concrètement sont les interactions entre l’UX et la surface ; pour cet entretien c’est pareil, je ne peux rien te dévoiler précisément. Ce qui est interne à l’UX n’est jamais abordé, doit rester inconnu. C’est une règle de base, même si certains voudraient parfois en dire plus.
L’UX a un fonctionnement simple, basé sur le consensus, sur l’unanimité : on ne fera jamais rien contre l’avis de nos camarades. C’est parfois chiant, mais cela reste une règle d’or.
Dans ces condition, pourquoi avoir contacté Bernard Jeannot, administrateur du Panthéon, dans le cas de l’horloge restaurée en 2006 ?
Le rendez-vous avec l’administrateur du Panthéon était un rendez-vous informel, il n’a jamais été question de rendre officiel ce travail de restauration. Par contre, il fallait quelqu’un pour remonter l’horloge, on pensait que Bernard Jeannot se montrerait enthousiaste et discret. On était un peu naïfs.
Nous avions pourtant une bonne connaissance des gens qui étaient là-bas. On les avait observés et on avait vite vu que ça ne servait à rien de leur proposer quoi que ce soit. Seul Bernard Jeannot semblait pouvoir être réceptif à notre approche. Mais on a sous-estimé les tensions internes de ce panier de crabes qu’est le Centre des Monuments Nationaux, et particulièrement le Panthéon.
Est-ce qu’il n’y avait pas aussi la tentation, compréhensible, de voir votre travail reconnu ?
Pas du tout. Quand tu commences ce genre de travail, il faut tout de suite savoir ce que tu en attends. Si tu espères une gratification extérieure, tu ne fais pas ça dans un groupe clandestin : tu montes une association, tu fais un site Internet, tu communiques avant de te lancer.
Ce qui sous-tend l’action commune de l’UX, c’est précisément le fait de se passer d’autorisations et de subventions. C’est ce qui nous permet d’avoir des projets de plus en plus ambitieux. Quand tu veux monter un projet officiel, les premières démarches prennent un temps fou. On a au contraire choisi de court-circuiter les pesanteurs pour pouvoir multiplier les réalisations.
« On a choisi de court-circuiter les pesanteurs pour pouvoir multiplier les réalisations. »
Il doit aussi y avoir un côté excitant dans cette clandestinité ?
Très honnêtement, cette excitation ne dure que les six premiers mois de l’exercice de la clandestinité. Pendant ce laps de temps, le fait de transgresser l’interdiction et d’accéder aux lieux de manière secrète sont effectivement des éléments enthousiasmants. Mais voilà : il n’y a pas d’excitation permanente.
Et donc, il y avait une excitation de l’interdit quand on a commencé en 1981, ça a beaucoup joué dans le lancement de notre activité. Aujourd’hui, ce n’est plus ça que l’on cherche en priorité. De loin.
Untergunther, UX, La Mexicaine De Perforation, Le Mouse House… Qu’est-ce qui différencie ces groupes ?
Ce sont des surnoms donnés à des thèmes d’activité plus qu’à un groupe. L’UX est un groupe de gens qui ont pour point de commun de réaliser des projets en se passant de subventions et d’autorisations. Mais il y a beaucoup d’activités complémentaires au sein de l’UX et elles se matérialisent à l’intérieur de ces groupes. Ce n’est pas formel, les groupes bougent.
Pourquoi segmenter à ce point vos activités ?
Cela s’impose à partir du moment où tu consacres la totalité de ton temps libre et de ton attention à quelque chose. La meilleure manière de ne pas gaspiller du temps est de rationaliser, de compartimenter les tâches. Cela nous permet d’avoir des résultats infiniment plus satisfaisants avec le même nombre de personnes et la même quantité d’efforts.
Il est logique de fonctionner par petits groupes, ça permet de tomber d’accord plus aisément. Si tu es habitué à avoir un dialogue pragmatique, c’est facile : tu acceptes de transiger, de discuter. Il n’y a rien de territorial, de possessif, tu peux lâcher du lest, te dire « Ok, ça ne va pas être fait exactement comme je l’imaginais, mais au moins ça va être fait vite et bien. »
Si demain tu souhaites te lancer dans quelque chose de ce genre avec quelques amis, d’infiltrer un bâtiment pour en réparer clandestinement une partie, tu vas tomber sur un grand nombre d’os. Il te faudra gérer l’électricité, la menuiserie, les problèmes de serrurerie, la fabrication d’un atelier. Si tu dois faire tout ça avec uniquement ces quelques personnes, tu n’auras même pas fini les travaux préliminaires au bout d’un an.
Il faut que le cycle soit court, sinon la motivation s’émousse. Avec l’UX, on est toujours dans cette idée : si ça ne va pas assez vite, raccourcissez la boucle. Ce n’est pas la clandestinité qui fait vibrer, c’est ce cycle court : les choses aboutissent vite. Ça n’a pas de prix.
« Si ça ne va pas assez vite, raccourcissez la boucle. »
Est-ce que ce travail que vous faites clandestinement recoupe vos activités professionnelles ?
Quasiment jamais. Dans le cas du Panthéon, à part Jean-Baptiste Viot, horloger de profession, aucun des membres du groupe n’avait fait d’horlogerie de sa vie. Au sein de La Mexicaine De Perforation, personne ne bosse dans le spectacle, le cinéma ou le divertissement.
Si tous ces gens font ça de manière clandestine, c’est justement parce que la manière dont ça se passerait professionnellement ne les intéresserait pas : ce ne serait pas assez rapide, libre, créatif…
Vous êtes toujours satisfait du résultat ?
Au final, sur le nombre d’expériences, aucune n’a été véritablement décevante. J’utilise le terme d’« expérience », car c’est bien ce que nous faisons : des expériences. Urban eXperiment, voilà notre vocation, rien de plus. On n’œuvre pas en pensant que l’administration va changer son approche du patrimoine délaissé grâce à nous.
L’intérêt d’une expérience, c’est qu’après sa réalisation, personne ne peut dire : « Ce n’est pas possible ». Ça ne veut pas dire que l’on possède la méthode infaillible, mais ça prouve la possibilité et enlève l’inhibition du précédent.
Ce que vous faites aurait vocation à servir d’exemple ?
Ça rejoint la question de la communication et c’est un débat qui existe chez nous depuis le tout début : « Doit-on rendre public ce qu’on fait ? » Après même pas un an d’existence du groupe, alors qu’on n’était que des mouflets, on se posait déjà la question.
À la base, la règle était de ne jamais communiquer. Ça restait entre nous. À cette époque, le contexte concernait surtout nos parents et nos autres camarades de classe : on savait qu’ils ne pourraient pas comprendre notre démarche. Dans ces conditions, ça ne servait à rien d’en parler.
On avait aussi décidé que si quelque chose était découvert, alors la règle devait être de reconnaître le fait connu sans parler du reste. La vérité sur ce point et rien d’autre. Au final, ça n’a servi qu’en 2004, quand une salle de projection clandestine de La Mexicaine De Perforation a été grillée.
Comment avez vous géré cette affaire ?
Il y avait deux actions différentes dans cette affaire. D’abord l’utilisation nocturne de la Cinémathèque elle-même, dans laquelle nous organisions des projections clandestines. C’était connu depuis des années, et toléré. Bizarrement, personne ne nous demandait d’explications. Alors que certains projectionnistes et Jean-François Roger, le directeur de la Cinémathèque, étaient au courant…
Après tout, on ne faisait que projeter des films – sans même apporter la moindre modification aux lieux, et évidemment, sans dégrader – et c’est à ça que l’endroit était dédié depuis toujours. Ils n’y trouvaient donc rien à y redire.
L’autre dimension de notre action se situait à côté de la Cinémathèque (sachant que celle-ci est souterraine), dans une salle appelée « Les Arènes de Chaillot », où La Mexicaine De Perforation organisait un festival de cinéma dans un lieu aménagé par nos soins. C’est à partir du moment où la police est intervenue dans ce lieu, sur une dénonciation, qu’il nous a vraiment fallu nous justifier. D’autant que France 3 Île-de-France avait fait un reportage fantaisiste qui parlait d’un repère de nazis souterrains...
Quand c’est arrivé, certaines personnes de l’UX – dont moi – ont commencé à se dire que c’était dommage de rester si fermé sur l’extérieur. Avec ce festival de cinéma, il y avait déjà interface entre des personnes venues de l’extérieur et nos expériences. La Mexicaine De Perforation cherchait à partager une expérience qui puisse se répandre. On se disait que cela pouvait se généraliser à d’autres choses, même si tout le monde était plutôt réticent.
« La Mexicaine De Perforation cherchait à partager une expérience qui puisse se répandre. »
Nous-même, on passe notre temps à repérer des expériences et à profiter de leurs résultats, positifs ou négatifs. Cela nous permet de gagner du temps. Ce serait normal de faire la même chose. Mais, pour un certains nombre de raisons techniques, on n’a jamais réussi à tomber d’accord.
Du coup, il est un peu difficile de s’imaginer l’ampleur des différents travaux que vous avez mené ou que vous êtes en train de mener. Il y a d’autres chantiers de l’ampleur de la rénovation de l’horloge du Panthéon ?
C’était une petite rénovation, ça…
Nos autres actions restent dans le même esprit. On essaye de faire en sorte que les chantiers ne durent pas plus de deux ans, pour éviter la perte de motivation. Si tu veux faire quelque chose d’intéressant, il ne faut pas compter moins d’un an : il y a une recherche de mise en place, une grosse documentation, quantités de détails imprévus… Pour l’horloge du Panthéon, ça a duré un an, quasiment jour pour jour, mais on le savait avant, on avait presque tout planifié.
Le but n’était pas de la faire fonctionner, mais plutôt de faire en sorte qu’elle ne disparaisse pas. La seule chose qu’on a oublié de faire, c’est de bien étudier la psychologie administrative. Mais l’erreur servira : tout le monde sait maintenant que toute communication faites à l’un des éléments de l’administration locale sera forcément instrumentalisée.
« Le but n’était pas de la faire fonctionner, mais plutôt de faire en sorte qu’elle ne disparaisse pas. »
À propos de cette restauration vient l’image d’une action millimétrée, un peu comme les cambriolages dans les films de gangster : rien n’est laissé au hasard ?
Dans les films de cambriolage, tu vois à chaque fois une préparation quasi militaire, à base de gadgets. Mais n’importe quelle opération, qu’elle soit criminelle, militaire, ou autre, demande une forte organisation. Quand tu montes un film ou une pièce de théâtre, c’est pareil : si tu n’as pas tout planifié, c’est souvent une catastrophe.
Dans votre cas, il y a quand même un facteur supplémentaire, celui de la surveillance policière à déjouer…
Comme beaucoup de gens, tu surestimes la chose. Au Panthéon, par exemple, il n’ y a pas de surveillance nocturne. C’est le cas de la plupart des bâtiments publics dans Paris. Il n’y a des gardiens qu’à partir du moment où il y a des objets d’une valeur marchande instantanée. Et encore, c’est facilement déjouable…
A ce sujet, il y a un fait-divers récent plutôt évocateur. Le Musée d’Orsay est un lieu qui a des objets d’une valeur immédiate et importante. Et pourtant c’est gardé de manière plus que légère. Il y a deux ans, cinq jeunes bourrés se sont introduits par une issue du secours et ont dégradé une toile de Monet (dépêche AFP ici). Ils sont repartis comme ils étaient venus, tranquillement. Il y a eu un reportage de France 2 avec un interview du responsable sécurité du Musée d’Orsay, Philippe Gomas ; les journalistes lui ont demandé pourquoi on pouvait entrer dans son musée comme dans un moulin. Il a répondu, en gros : « Maintenant on a fait ce qu’il faut, c’est réglé. » Les journalistes sont sortis et ont filmé la porte en question : on pouvait toujours entrer par là…
D’une manière générale, il y a en France un problème de conception de la valeur de ce qui est public : on considère que ce qui n’est pas privé n’a pas de valeur.
D’une certaine manière, ça nous aide beaucoup à agir, ça facilite notre démarche. Il n’y a pas de violation de propriété privée, dans notre cas. Et comme la notion de propriété publique n’existe pas, on est à l’abri des lois. Quand tu rentres clandestinement dans un lieu public, la seule chose que tu transgresses est le règlement interne du lieu. Pénalement, on ne peut rien te demander, on peut juste te demander de sortir, mais ça s’arrête là.
« Il y a en France un problème de conception de la valeur de ce qui est public : on considère que ce qui n’est pas privé n’a pas de valeur. »
C’est spécifique à la France ?
Oui. Tu prends n’importe quel autre pays, au Sud au Nord, en Europe, en Asie etc., il y aura toujours cette idée que le bien public est sacré. Ce qui est à tout le monde a plus de valeur que ce qui est à une seule personne. En France, c’est le contraire : ce qui est à tout le monde n’a aucune valeur. Seuls les biens privés sont importants.
Les gens l’ignorent. Prenons le cas du Panthéon : tout le monde imagine qu’il est bien gardé, ce qui est totalement faux. C’est seulement quand les assurances rentrent en jeu qu’il commence à y avoir une forme de sécurité. Et même là, cette sécurité reste minimale.
Avec l’intitulé qu’il y a sur le Fronton du Panthéon (Aux grands hommes, la patrie reconnaissante), ce monument serait traité autrement dans n’importe quel autre pays : il y aurait au moins deux gardes républicains en faction jour et nuit, les portes seraient ouvertes 24 heures sur 24 pour que l’on puisse voir l’intérieur depuis l’extérieur, il serait éclairé, il y aurait des drapeaux dessus, etc…
L’administration française gère très mal son patrimoine ?
Théoriquement, le Panthéon est censé être un temple avec une forte valeur symbolique. En réalité, c’est juste une attraction à touristes, un bâtiment qui rapporte un peu de fric. Et c’est le cas de la plupart des bâtiments. Ça dépend juste de ce qu’ils rapportent. Le Louvre brasse beaucoup d’argent et donc il est impeccable dans les parties visitées par le public. Les Invalides sont gérés par l’armée et rapportent aussi beaucoup : c’est donc nettoyé au coton-tige…
Par contre, le Musée de paléontologie fonctionne toujours en 110 volts. Il va d’ailleurs fermer parce que c’est vraiment une catastrophe au niveau de l’entretien. C’est pourtant un musée extrêmement intéressant, l’un des derniers à être à la fois musée et laboratoire. Ce type de musée survit mal dans un pays qui a une conception de la culture très négligente.
Pour toi, le patrimoine est laissé à l’abandon ?
Le virage de l’art contemporain a été mal négocié. Initialement, c’était une arnaque sympathique, une manière de blanchir de l’argent sans véritable prétention artistique. Mais le marché de l’art contemporain a tellement grossi que ça a remplacé la culture. Partout ailleurs, il y a eu une barrière érigée entre art ancien et art contemporain. En France, on a laissé les deux s’interpénétrer.
Au final, la culture cesse d’exister et est remplacée par une industrie du divertissement qui a l’avantage d’être rationnelle économiquement. La culture au sens large, touchant toutes les couches de la société – pas la culture élitiste ni la culture populaire, plutôt l’environnement artistique d’une région, d’un lieu –, a été totalement bouffée par des organismes qui survivaient mieux dans ce milieu.
Votre approche collective s’inscrit en réaction à cela ?
Pas une « réaction » : on n’a pas la prétention de changer quoi que ce soit ; on est même persuadé que notre action ne changera rien. Il y a juste une volonté d’échapper, même si c’est illusoire, à ce procédé.
L’approche française est un cas heureusement unique. On n’est pas les seuls à trasher notre patrimoine, mais on est les seuls à le faire avec cette arrogance. En France, l’idée dominante se formule ainsi : « Du patrimoine on en a à n’en plus savoir que faire, on ne va pas s’inquiéter là-dessus, il nous en restera toujours. » Il y a une arrogance par rapport à la culture passée, un chauvinisme tout à fait déplacé laissant penser aux dirigeants et à la population qu’il y a des réserves inépuisables.
« On n’est pas les seuls à trasher notre patrimoine, mais on est les seuls à le faire avec cette arrogance. »
Dans toutes les villes, le niveau culturel régresse. Il suffit de prendre l’architecture comme exemple : en France, tu entres toujours par une espèce de zone d’activité industrielle qui est l’absolue négation de tout critère esthétique. Balade-toi en Europe en voiture, tu verras que c’est une spécificité typiquement française. Et l’architecture est tout sauf un art mineur, car elle touche par définition le plus grand nombre : tout le monde ne lit pas mais tout le monde habite dans un endroit où il y a une structure architecturale, même en pleine cambrousse.
Il faudrait reconsidérer notre rapport quotidien à l’art ?
C’est important que l’art soit autour de toi, qu’il reste quelque chose de palpable dans ton environnement. L’expression artistique n’est pas quelque chose qui se met sur un CD, mais qui se ressent. La seule vocation de l’art est d’être vu, vécu, expérimenté au quotidien, pas de se trouver à l’abri des regards. C’est très bien qu’il y ait des musées, mais il ne faut pas que ça serve de tremplin à l’idée que tout le reste peut bien être merdique. Dans notre démarche, il y a l’idée qu’il est révoltant de laisser pourrir des œuvres majeures dans leur coin.
« La seule vocation de l’art est d’être vu, vécu, expérimenté au quotidien, pas de se trouver à l’abri des regards. »
A partir du moment où les gens sont capables de ressentir de manière collective des émotions artistiques, ils peuvent plus facilement communiquer, partager. C’est comme le vocabulaire : plus tu en as et plus tu peux communiquer. Dans notre monde acculturé, il y a très peu d’éléments partageables. Tout est binaire : gratification sociale ou pas. Tu consommes la dernière bagnole, les dernières pompes, le dernier spectacle. Si tu réussis, tu te sens bien. Sinon non. Ça restreint le champ des conversations, forcément…
Avec l’UX, on fuit un monde où il serait interdit d’avoir plus de quelques mots de vocabulaire.
Quelle était votre perception du mouvement des free-parties dans les années 1990 ? Ces gens cherchaient aussi à faire vivre des lieux délaissés…
On trouvait ça éminemment sympathique. Certains membres de l’UX ont d’ailleurs été très séduits quand les Spiral Tribes sont arrivés à Paris dans les années 1990. Ils leur ont filé les clés de certains accès à leurs usines désaffectées. On se baladait dans leurs camions, ils nous disaient ce qu’ils cherchaient comme lieu et on leur dégottait ça. Même s’ils étaient toujours défoncés, ils étaient extrêmement organisés.
C’est vrai que, pour nous, le côté festif n’a jamais constitué une activité. C’est pour ça qu’il m’arrive de moquer gentiment les « cataphiles » qui descendent sous terre uniquement pour fumer des pets et boire des bières. Par contre, avec les Spiral Tribes, on a rencontré des gens qui savaient vraiment structurer leur approche festive : ils y mettaient une telle énergie, c’était tellement réussi, qu’on faisait tout pour les aider.
Ce qui nous rapprochait, c’était cette volonté d’investir des espaces délaissés. Beaucoup de nos camarades se sont extasiés – sans mauvais jeu de mot – sur la proximité des moyens techniques utilisés. Il y avait par exemple un type des Spiral Tribes qui s’appelait Nigel et avait un talent dément pour redémarrer un gros groupe électrogène d’usine en rade depuis plusieurs années en utilisant un petit groupe électrogène. C’était terriblement réaliste. Nos mécanos respectifs pouvaient discuter pendant des heures…
Dans votre approche comme dans celle des free parties à l’époque on retrouve aussi certains éléments de la théorie d’Hakim Bey sur les TAZ, cette idée que la liberté se conquiert en investissant des lieux délaissés par le pouvoir…
Effectivement. C’est une très bonne application de l’idée selon laquelle si la société, telle que tu l’as trouvée à ta naissance, ne te convient pas, tu peux en faire autre chose, à ton niveau. Il serait malvenu de se plaindre. On a suffisamment de libertés sous la main pour réinventer à notre guise des espaces qui nous soient propres.