samedi 14 février 2015
Invités
posté à 22h22, par
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« Je réalise que c’est la seule utilisation de l’expression ’comité de rédaction’ au téléphone qui a fait de moi un suspect de terrorisme. Je suis déjà habitué au délit de faciès : depuis une dizaine d’années, je suis parfois arrêté pour contrôle d’identité parce que j’ai un look ’nord-africain’. Mais le soupçon de terrorisme, c’est nouveau pour moi… »
Il s’appelle Raymond. Un membre de son entourage souffre de troubles apparentés à la schizophrénie. Depuis septembre 2013, Raymond s’est donc inscrit à Profamille, programme de psychoéducation destiné aux proches de schizophrènes piloté par le CHU de Montpellier. Objectif : « Apprendre [aux] parents, souvent en première ligne pour s’occuper de leur proche, à décrypter les troubles si déroutants de la schizophrénie ; leur donner des clés pour mieux communiquer avec lui, et pour se préserver eux-mêmes. » Un soutien précieux, explique Raymond : « Même si nos proches resteront handicapés toute leur vie, le stress a pratiquement disparu et nous avons acquis des outils pour avancer. Dans nos familles, nous avons ainsi trouvé une certaine paix. »
Les progrès étant encourageants, le groupe charge Raymond de le mettre en relation avec la presse écrite, notamment locale ou régionale. L’idée est de faire connaître Profamille au grand public. Pour que le message passe bien, le groupe a d’ailleurs écrit une « Lettre ouverte aux familles ayant un proche souffrant de schizophrénie ou de troubles apparentés ». Il s’agit de bien se faire comprendre.
Mais Raymond ne pouvait guère se douter que le principal risque d’incompréhension se situait ailleurs, bien loin de la lettre. Il ne savait pas qu’il valait mieux éviter, quelques jours après la tuerie de Charlie Hebdo, d’utiliser certaines expressions très anodines. Quand la peur gagne et que les forces de l’ordre s’affolent, il suffit d’un rien pour se retrouver suspect de terrorisme. Quelques mots au téléphone, et puis…
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Raymond raconte :
« Nous sommes le 19 janvier 2015, je suis chez ma compagne et je lis l’Hérault du Jour, canard régional en Languedoc-Roussillon. Page 9, voici la rubrique « Infos pratiques ». J’y découvre que l’agence locale du journal a déménagé – il n’y a nulle mention de la nouvelle adresse, juste un numéro de téléphone. Comme j’ai été missionné pour faire connaître Profamille au Hérault du Jour, j’appelle le numéro indiqué pour connaître la nouvelle adresse de l’agence et annoncer ma visite le lendemain. Mais la jeune femme qui me répond ne comprend pas ma question. Elle me demande pourquoi je veux rencontrer un journaliste ; je lui parle du programme et de notre démarche. Pour ne pas gêner le fonctionnement de l’agence, croyant bien faire, je lui demande « à quelle heure se réunit le comité de rédaction ? » Pas de réponse. Je repose la question : « À quelle heure se réunit le comité de rédaction ? » Elle répond à côté, puis me demande de rappeler le lendemain en début de matinée. Je raccroche.
Le soir venu, ma compagne et moi sommes à table quand on sonne à la porte. Lorsqu’elle ouvre, une petite horde de personnes déferle littéralement dans la salle à manger. L’une d’entre elles tient en main un morceau de tissu orange imprimé avec des lettres en noir – il me faudra dix secondes pour saisir qu’il s’agit d’un brassard « Police ». Je ne comprends pas du tout ce qui se passe.
Malgré ma légère surdité, j’entends quelqu’un demander à ma compagne : « C’est vous qui avez téléphoné à l’Hérault du Jour ? » J’interviens : « Non, c’est moi. » On me demande de raconter les raisons et circonstances de mon appel. Je m’exécute, parle de la lettre ouverte. « Où est cette lettre ? », lance l’un des policiers. Je me dirige alors vers l’ordinateur de ma chambre, suivi par les sept policiers – ils sont tous jeunes, voire très jeunes, sauf deux légèrement en retrait qui ont l’air plus aguerris.
Ils me demandent d’imprimer la lettre, puis me posent plein de questions. « Monsieur, il faut se présenter quand on téléphone », remarque l’un d’eux. La policière qui m’interroge réclame une pièce d’identité, ainsi que les noms et les prénoms de mes parents. Je m’attends à ce qu’on demande la même chose à ma compagne – mais il n’en est rien. Les questions continuent à fuser : « Qui êtes-vous ? », « Quel est votre travail ? » etc. La policière m’explique alors que suite aux récents et sanglants événements, l’expression « comité de rédaction » est devenue sensible ; son usage peut susciter des vérifications. Puis les uniformes lèvent le camp ; ils sont finalement restés un peu moins d’une demi-heure. Les policiers ont été corrects. Ils étaient sept, nous étions deux ; sous leurs vestes, j’ai vu des armes.
Passé le choc, je réalise que ces policiers sont venus « visiter » le domicile d’un suspect de terrorisme. Ils ont d’ailleurs monté les quatre étages à pied (ma compagne m’a dit ne pas avoir entendu l’ascenseur alors que la porte de ce dernier fait un boucan énorme), avant de faire irruption dans notre séjour. Je réalise aussi que c’est la seule utilisation de l’expression « comité de rédaction » au téléphone qui a fait de moi un suspect de terrorisme. Je suis déjà habitué au délit de faciès : depuis une dizaine d’années, je suis parfois arrêté pour contrôle d’identité parce que j’ai un look « nord-africain ». Mais le soupçon de terrorisme, c’est nouveau pour moi…
Le lendemain, j’ai appelé l’Héraut du Jour à Montpellier, et j’ai demandé à parler à Annie, la rédactrice en chef, que je connais depuis longtemps. C’est elle qui m’a détaillé l’enchainement des faits ayant conduit à la « visite » policière. Elle m’a ainsi expliqué que la préfecture avait briefé les employés du journal, les prévenant notamment qu’il fallait désormais se méfier des gens utilisant l’expression « comité de rédaction » – elle pouvait être synonyme de « danger terroriste ». Le reste relève d’un fortuit enchaînement de circonstances. Quand j’ai appelé l’Hérault du Jour, la personne qui m’a répondu s’apprêtait à partir et n’avait plus accès au standard. Et c’est seulement après avoir raccroché qu’elle s’est souvenue du briefing préfectoral. Las : toute trace de mon appel ayant été malencontreusement effacée, impossible de me rappeler pour vérifier mon identité ou mes intentions. Elle a alors informé sa direction du coup de fil, laquelle a transmis à la préfecture. Le préfet a ensuite fait suivre au procureur de la république, qui a ouvert une enquête. C’est là que la police est entrée en jeu, chargée de tirer l’histoire au clair. À partir de l’heure approximative du coup de téléphone, elle a obtenu le numéro de téléphone de l’appelant, c’est-à -dire celui de ma compagne, puis son adresse. La suite, vous la connaissez. »
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Illustration de vignette / détail de « Return of the central figure », par Jean-Michel Basquiat :