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samedi 27 septembre 2008

Entretiens

posté à 00h05, par Lémi
4 commentaires

Eric Chevillard : « J’admire l’angélisme des pessimistes. Comme si la situation pouvait empirer encore ! »
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Éric Chevillard nous intrigue. On aimerait le laisser tranquille, ne pas l’asticoter, il n’aime pas trop parler de lui, paraît-il. Alors on se retient. On retourne discrètement à ses textes, au savoureux Démolir Nisard, à l’étonnant Le Caoutchouc décidément, au drôlement sombre La Nébuleuse du crabe. On pense pouvoir s’en contenter. Erreur, il nous intrigue trop. Il faut s’enhardir, le contacter.

On revient rôder sur son site, sur son blog. A pas de loup (il ne s’agit pas d’être repéré), en éclaireur timide. Quelqu’un a dû planquer un aimant : on y revient toujours, dans son sillage stylé, comme la mouette après le thonier.
On relit cette notice autobiographique tirée du Dictionnaire des écrivains contemporains de langue française par eux même1, et on sourit de cette élégance, comment ne rien dire de soi tout en disant tout :

Éric Chevillard, né un 18 juin à la Roche-sur-Yon, anciennement Napoléon-Vendée, il ne s’endort pas pour autant sur ses lauriers puisqu’on le voit encore effectuer bravement ses premiers pas cours Cambronne, à Nantes. Il a deux ans lorsqu’il met un terme à sa carrière de héros national. Il brise alors son sabre sur son genou puis raconte à sa mère qu’il s’est écorché en tombant de cette balançoire et elle feint gentiment de le croire.
Ensuite, il écrit. Purs morceaux de délire selon certains, ses livres sont pourtant l’œuvre d’un logicien fanatique. L’humour est la conséquence imprévue de ses rigoureux travaux.
Il partage son temps entre la France (trente-neuf années) et le Mali (cinq semaines). Hier encore, un de ses biographes est mort d’ennui.

Un jour d’outrance éthylique, on s’enhardit, courage d’ivrogne, à lancer un mail, comme une bouteille à la mer. Pas grand risque qu’elle atteigne son destinataire, se rassure-t-on lâchement. Elle doit voguer dans le néant, loin du regard perçant de l’écrivain, de ses coups de patte pressentis féroces2.

Catastrophe, un mail revient. Bouteille interceptée. Le sieur Chevillard n’a pas été rebuté par les lieux, Article 11 ne le dérange pas, dit-il, enfin il n’en dit rien, il accepte l’idée de l’entretien par mails interposés, c’est tout. Parano subséquente. Il faut trouver des questions, s’enhardir à formuler. Cela devient très risqué. Est-ce un piège ? On est sûrement attendu au tournant, une formule assassine nous guette. On n’en mène pas large.

Chevillard devient tigre, en embuscade derrière son écran. On est l’envahisseur parasite décrit dans Du Hérisson, cette bête nuisible et bruyante qui envahit le calme de l’écrivain, renifle à son oreille, agite son museau disgracieux devant ses yeux révulsés, vampirise ses journées et déclenche la haine. Il ne fera qu’une bouchée de nos prétentions à l’entretien civilisé. On tremble.

Et puis non. Fausse alerte. Les réponses arrivent, soignées, recherchées. On y retrouve tout ce que l’on aime dans les livres d’Éric Chevillard, légèreté et virtuosité de l’écriture. On l’en remercie, chaleureusement.


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Vous tenez un blog assez étonnant sur Internet, L’autofictif, surtout composé d’instantanés d’écriture très courts et d’aphorismes. Est-ce que vous pensez qu’Internet change le rapport à l’écriture ? Pour un écrivain, c’est important de se frotter à ça ?

Je pratique depuis toujours la forme fragmentaire, je mentirais donc en vous disant que le mode de diffusion de ces textes sur Internet entre en jeu dans leur conception et que mon rapport à l’écriture s’en trouve bouleversé. Ce qui change, c’est la vitesse. L’écrivain après tout le monde est entré dans l’ère de la vitesse, du moins lorsqu’il intervient sur la Toile. La vitesse, une sensation que cet homme de bureau ralenti par la gravure sur marbre de ses phrases intemporelles ignorait jusqu’alors. L’action d’écrire porte tout de suite, dans l’instant. Il y a une ivresse nouvelle, là, pour l’écrivain, c’est indéniable.

La régularité – une livraison par jour – est dure à tenir ?

Non, l’assiduité est partie prenante de ce nouveau mode de diffusion. Et je m’offre égoïstement ce plaisir dont rêvait Flaubert d’un livre, disait-il, “où il n’y eût qu’à écrire des phrases”.

C’est une discipline que vous appliquiez déjà à vos romans, cette quotidienneté de l’écriture ?

En effet, j’écris tous les jours, il me faut ce moment paradoxal où je me retire pour faire acte de présence, pour m’éprouver en vie et vérifier que je ne suis pas mort la veille, à mon insu. Je finirai de toute façon par faire cette désagréable surprise, paraît-il.

L’air de rien, votre blog touche parfois à l’actualité : Ingrid Betancourt, le prix unique du livre... Alors que ce n’est pas le cas dans vos livres. C’est quelque chose qui vous manquait ?

Je fais feu de tout bois, dans ce blog. Ma présence sur la grand-place d’Internet m’amène en effet parfois, assez rarement tout de même, à prendre part aux conversations qui bruissent autour de moi. On trouverait aussi dans mes romans des allusions à notre monde et à notre temps, mais sous forme plus allégorique ou métaphorique, c’est vrai.

Vos livres semblent se construire autour d’une idée de départ que vous étirez tout au long de l’ouvrage. C’est le cas avec Démolir Nisard, par exemple, ou le récit s’enroule autour de la haine envahissante du narrateur pour un écrivain du 19e siècle, Jean-Désiré Nisard. Est-ce que dès le départ vous savez ou vous allez ? Ou bien est-ce que vous vous laissez emporter vers une destination inconnue ?

J’ai parfois simplement l’idée d’une situation de départ et l’intention, sinon de l’étirer, du moins de faire jouer jusqu’au bout la logique narrative ou spéculative qu’elle porte en germe, et quand je dis jusqu’au bout, ce peut-être jusqu’au délire ou au vertige. Le livre commence à prendre corps pour moi lorsqu’il invente sa forme particulière, c’est-à-dire lorsqu’il déborde du cadre romanesque souvent assez classique au départ pour devenir un objet inassimilable et même monstrueux. Cela peut se produire assez vite. Dans Préhistoire, par exemple, la situation de départ est devenue la scène sur quoi se referme le livre, parce que le personnage a tout bonnement refusé de prendre ses fonctions de gardien de la grotte ornée où il se trouvait affecté ainsi que celles de héros de mon roman et qu’il m’a fallu tout au long de ce livre le convaincre, l’amadouer, insidieusement le conduire à entrer dans son rôle. Je me moquais un peu là des écrivains qui prétendent que leurs personnages leur échappent et dictent leur loi, ce qui m’a toujours paru être une affirmation de très mauvaise foi et d’une affectation ridicule.

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Vous vous sentez proche des travaux de l’Oulipo5, popularisés par Perec et Queneau, de cette idée de « procédé littéraire » poussé au maximum de ses possibilités ?

Pas du tout, même si j’apprécie certains des livres nés de ces contraintes. Ces écrivains sont des esprits mathématiques. Je n’ai pas cette rigueur, et j’avouerais que certaines de leurs prouesses de verbicrucistes me paraissent assez vaines. Tant qu’à faire, je préfère les poses grandiloquentes des surréalistes.

Parlant de votre roman Du Hérisson, vous avez déclaré que, de vos romans, c’était celui que vous préfériez car il se rapprochait de votre fantasme du « livre sur rien ». C’est vers ça que tend votre œuvre, vers ce livre sur « rien », qui s’autosuffit, sans la béquille de la fiction et de la narration ?

L’œuvre littéraire, œuvre de langue, aventure de l’être et de l’esprit dans la langue, est un monde en soi qui pour moi n’a pas moins de réalité que l’autre. C’est même plutôt celui-ci que j’habite. Le « rien », en l’occurrence (cette fois encore le concept appartient à Flaubert), circonscrit plutôt ce champ littéraire ou poétique qui n’est pas encombré par la vulgarité des préoccupations humaines, la banalité de nos sentiments et de nos destins en série, etc, toutes choses dont il est d’usage de penser qu’elles constituent le matériau même du roman. Il va de soi que nous ne pouvons faire autrement, écrivant, que de prendre en compte le réel. Mais « le réel m’a toujours semblé quadrupède », dit Segalen. On voudrait pouvoir inventer autre chose. Quoi ? Eh bien justement : rien. Le rien. Quelle légèreté soudain ! Quel essor ! Tous nos fardeaux à bas. La langue alors comme pure extase, jubilation, danse, harmonie, et réforme radicale des lois de ce monde, y compris et surtout de ses lois physiques.

Est-ce que ce n’est pas un peu dangereux comme fantasme ? Pour moi, des livres sur « rien », ils y en a pléthore, surtout en période de rentrée littéraire. De Beigbeder à Angot, le « rien » est omniprésent. Alors que chez vous je trouve énormément de vie, de matière littéraire. C’est le style qui différencie le « livre sur rien » du livre vide ?

Je le crois. Un livre vide est affreusement plein : de vent (l’air du temps), de considérations vaines, de bavardages complaisants et oiseux, de détails sans intérêt, et surtout de mots dont aucun n’est pertinent. Livres vides, c’est-à-dire surchargés tout comme le sont les croûtes en peinture. Aucun rapport, donc, avec le livre sur rien qui est le ciel enclos, la chair faite verbe. Le livre sur rien, ce serait le grand déménagement du monde hors de ses greniers et de ses caves. Sur le trottoir, les encombrants, tout ce qui pèse et depuis toujours nous plombe, on s’en va, on laisse tout, on existera dans la langue, dans le livre sur rien, fait de mots justes et si bien articulés que rien précisément dans les phrases qui le constituent ne grippe ni ne grince. On approchait ce bonheur dans l’eau, dans l’air, dans la musique, mais ce n’était pas ça encore, trop de limbes, tandis que livre sur rien réjouit l’intelligence, elle se trouve là enfin dans son élément...

Vous travaillez beaucoup votre style ? Pourriez vous le définir ?

Je ne saurais le définir, ce serait redondant. Tout écrivain qui a un style travaille surtout à élaborer le dispositif dans lequel celui-ci pourra donner sa pleine mesure. Il dame la piste. Puis il lâche ses chiens, ou ses chevaux, qui courent naturellement.

A part Antoine Volodine dont je sais que vous appréciez le travail, est ce qu’il y a d’autres écrivains français contemporains qui vous passionnent ?

La liste serait trop longue et il me faudrait citer des amis. Mais j’ai été récemment impressionné par les Fragments de Lichtenberg, de Pierre Senges. Un livre remarquable, maîtrisé de bout en bout et pourtant tout en contre-pieds, en digressions, en glissades. Je crains qu’il n’ait pas reçu l’accueil qu’il méritait, ce qui en dit long sur l’état de la critique et l’incuriosité des lecteurs. Un tel livre illustre pourtant ce que serait la littérature bien comprise. Il me semble qu’une si haute ambition eût été mieux perçue à d’autres époques. Mais la grande paresse contemporaine devant ce livre ample et généreux n’aura encore une fois pris acte que de son poids et de son volume.

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Et hors du champ de la littérature française contemporaine ? Est-ce que des écrivains comme Brautigan, dont je vous rapprocherais, vous ont influencé ? Vous avez des modèles d’écriture, des maîtres à écrire ?

Autre liste trop longue, mais j’ai peu lu Brautigan que l’on m’a pourtant souvent recommandé. J’y reviendrai donc sur votre conseil. Mes admirations sont nombreuses, mais les écrivains qui ont le plus compté pour moi m’ont plutôt appris à refuser les modèles d’écriture ou les maîtres à écrire.

On est en pleine rentrée littéraire, avec tout ce que cela suppose comme impostures littéraires et poses médiatiques. Sur votre blog, on lit : « Son roman a fait grand bruit en dévalant le toboggan de mon vide-ordures. » Ils sont beaucoup, les romans à emprunter le chemin de votre vide-ordure ?

Vous aimez décidément les listes interminables... Quel ennui, la rentrée littéraire ! Quel ennui ! Quel ennui ! Dois-je le répéter ? Oui, jamais assez. Quel ennui ! Comme l’était la rentrée des classes autrefois pour moi, une période des plus déprimantes qui me fâcherait pour le coup avec la littérature : si ce n’est que ça. Quel cartable ! Comme il pèse ! Allégeons ! Même de très bons écrivains se laissent prendre à ce piège. Me quitte aussitôt l’envie de les lire.

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Vous ne livrez rien sur vous même. Vos livre ne recèlent quasiment aucun détail biographique. Et votre site Internet annonce parlant de vous : « hier encore, un de ses biographes est mort d’ennui ». Vous êtes d’accord avec Beckett quand il déclarait au sujet de la littérature : « qu’importe qui parle » ? Vous rechignez à laisser transparaître l’homme derrière l’auteur ?

Le style justement en dit assez, en dit long, dit tout ce qu’il faut savoir. Certains de mes livres pourtant, Du hérisson ou Oreille rouge empruntent des éléments de ma vie, de même que certains fragments de L’autofictif (dont le titre, on l’aura compris, est d’abord une dérision), mais le récit de celle-ci n’est jamais une fin en soi, toujours un prétexte. J’écris plutôt pour vivre enfin.

Vous avez commencé à publier chez Minuit, avec Jérome Lindon, désormais disparu. Est-ce que c’est quelqu’un qui a joué un grand rôle dans votre rapport à l’écriture ?

Etre adoubé par Jérôme Lindon fut pour moi une grande fierté, je m’en rengorge encore aujourd’hui. Il n’est jamais intervenu directement dans mon travail. On lira avec profit le délicat portrait que Jean Echenoz a fait de lui. Il décrit très exactement et avec beaucoup de finesse de quelle façon discrète et détournée s’exerçait son influence. Son exigence devenait la nôtre. Dans son petit bureau, passaient encore à cette époque Beckett, Deleuze, Bourdieu, Pinget, Claude Simon. Je n’ai jamais rencontré aucun d’entre eux mais Lindon les invoquait par sa seule présence extraordinairement stimulante. Une des rencontres les plus décisives de ma vie, incontestablement.

Avec la disparition de quelques grandes figures éditoriales comme Lindon ou Christian Bourgeois, c’est à mes yeux un modèle d’éditeur, exigeant et passionné, qui a disparu. Vous pensez que la relève existe ?

Il y a beaucoup d’éditeurs courageux. Le travail de POL, de Verticales, de Verdier, de Fata Morgana ou de Tristram, par exemple, est digne d’éloges. Mais il est vrai que les choses se déplacent. Ce n’est pas tant la faute des éditeurs, de ceux que j’ai cité en tout cas, mais la littérature ne jouit plus de la même considération aujourd’hui. Non sans raisons, sans doute. Tout le monde dans ce milieu fait le jeu de la petite presse littéraire à sensations. On s’en dégoûte.A l’exception de quelques programmes de France Culture, les émissions de télévision ou de radio consacrées au livre sont d’une médiocrité confondante. Avez-vous essayé d’écouter Le Masque et la plume ? Sans mentir, on regrette parfois d’être nés avec cette paire d’oreilles qui, non seulement est terriblement disgracieuse, mais en plus laisse entrer vraiment n’importe quelle bouillie dans nos crânes.

Sur votre blog semble transparaître un certain manque de confiance dans vos écrits. A chaque fois revient l’idée que les relire vous est une épreuve. On lit par exemple ceci : « Pourquoi cette convulsion douloureuse dès que j’ouvre un de mes livres ? Comme si, me retournant, il m’apparaissait que je n’avais fait que semer sur mon chemin le désastre et la désolation, la gale, l’incendie, et briser tout ce que l’on m’avait confié, ruiner tous les espoirs, corrompre toutes les matières, souiller, saccager, violer, torturer, trahir, anéantir... ? » Encore aujourd’hui, vous manquez de confiance dans ce que vous écrivez ? Vous vous sentez imposteur ?

Pardonnez-moi, mais il faudrait citer jusqu’au bout le fragment en question : « ... Et comment surtout ce pénible sentiment de ratage coexiste-t-il si bien avec la présomptueuse certitude de ma force et la vanité de l’œuvre accomplie ? » Je ne saurais mieux vous répondre...

Vous déclarez également : «  quand ce n’est pas le silence qui accueille la parution d’un livre, c’est le bruit. » Pourtant, vous semblez être situé entre ces deux extrêmes. Avec des écrivains comme Jean Echenoz ou Jean-Philippe Toussaint, il me semble que vous n’êtes ni occultés, ni matraqués. Vous pensez que c’est une position rare, cet entre-deux médiatique ? Que cette position va disparaître ?

Il me semble au contraire que c’est aujourd’hui le sort et le lot de nombreux auteurs. Les communautés se réduisent (mais Toussaint ou Echenoz sont beaucoup plus lus que moi), nous rassemblons quelques milliers de lecteurs fidèles qui souvent nous ressemblent comme des frères (et d’ailleurs, ils le sont, d’une certaine façon). La littérature ne concerne de toute façon vraiment qu’un très petit nombre de gens, parmi lesquels une bonne moitié de simulateurs. N’oublions jamais que presque tout le monde vit sans littérature et s’en passe aussi aisément que d’une cornemuse ou d’un hibou dans le grenier.

Lindon était quelqu’un de très engagé : Guerre d’Algérie, « manifeste des 121 », bataille pour le prix unique du livre etc. Est-ce que ça a joué un rôle dans votre décision de proposer votre premier roman, Mourir m’enrhume, à Minuit en 1987 ?

Cet engagement participait en effet de la haute estime que j’avais pour cet éditeur. Mais je n’avais que 22 ans lorsque je lui ai envoyé Mourir m’enrhume, je n’étais pas très au fait de tous les faits d’armes de la maison. Honnêtement, c’est surtout parce que je lisais Beckett presque exclusivement à ce moment-là, en totale immersion si je puis dire, que j’ai eu le toupet de proposer mon manuscrit à Lindon.

Vous vous considérez comme quelqu’un d’engagé ? Je n’ai jamais eu d’échos de prises de position de votre part (j’ai pu passer à côté). Par contre, vous êtes présents sur un disque éditée par les éditions Leo Scheer : Le Ralbum Rouge, qui est une forme de cri du cœur musical contre l’actualité sociale et politique. Est-ce que la situation politique actuelle vous donne particulièrement envie de réagir ?

Démolir Nisard et Sans l’orang-outan sont dans mon esprit des livres qui possèdent une dimension politique. On peut les lire comme des satires. Je pense que mes convictions seront assez facilement devinées, mais je ne sais les exprimer que sous une forme ironique qui ménage aussi mon scepticisme fondamental. Encore une fois, je cherche la vérité, la justesse et peut-être la justice dans le style. Des comptes se règlent dans mes livres.

Sur votre blog, il a ce cri d’horreur : « nous ne sommes jamais assez méchants, nom de Dieu ! Yves Duteil vient de me proposer de mettre en musique les pages de ce carnet ! » Est-ce véridique ?

Vous n’y croyez pas, n’est-ce pas ? Eh bien vous avez raison. Mais cette plaisanterie pour dire que tout s’émousse aujourd’hui, les coups ne portent pas. Nous cognons dans des ventres mous, prêts à tout encaisser, tellement mous, on s’enfonce jusqu’au coude dans ces ventres ! C’est pourquoi aussi je privilégie l’ironie. Ce sourire-là possède encore quelques dents qui mordent.

L’humour tient une place prépondérante dans vos livres. C’est indissociable de l’écriture selon Éric Chevillard ?

C’est l’écriture même. Je ne peux lire un livre qui en soit dépourvu. Il me semble que toute phrase aspire à se dénouer dans un rire. Les mots sont chargés de trop de significations vieillies, avilies. L’emphase les a faussés. Nous ne pouvons plus nous en remettre à eux en confiance. Il faut ruser pour atteindre nos buts et feindre afin de mieux la dynamiter cette gravité inhérente à la langue, laquelle fut tout de même conçue pour garantir l’ordre social, pour servir la raison, et pour que rien de ce qui fut une première fois nommé ne bouge jamais plus. Ces usages ne sauraient me convenir. L’humour fait de la phrase une anguille. Son sens échappe d’abord, il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour le saisir. La langue se retrempe dans l’humour, comme un linge et comme un fer, pour se laver et se durcir.

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Vos personnages sont souvent en butte aux « taquineries » du destin. Dans La Nébuleuse du crabe, par exemple, Crab est un inadapté qui cherche à se concilier les grâces d’un monde hostile où tout se paye. Vous y écrivez : « La main droite qui caresse un sein ne peut complètement ignorer qu’un chien est en train de manger la main gauche. » Et plus loin : « Sa langue rencontra quelque chose de dur. J’ai la fève s’écria Crab naïvement – c’était l’hameçon. » Vous êtes quelqu’un de pessimiste, méfiant envers l’avenir ?

J’admire l’angélisme des pessimistes. Comme si la situation pouvait empirer encore ! Cette remarque se trouve à peu près en ces termes dans le roman que je suis en train d’écrire et qui est si noir que j’en tremble.

Il y a un bestiaire omniprésent dans vos romans, d’Oreille rouge à Sans l’Orang-outan. Le règne d’animal est votre principale source d’inspiration ? Ou est-ce une manière de faire appel à des métaphores imagées ?

Je ne cherche pas à botter en touche, mais les deux hypothèses que vous avancez sont vraies. Le monde sans l’animal, borné à l’homme, serait d’une tristesse infinie. On crèverait bientôt de cet inceste. Or nous vivons dans une insouciance totalement irresponsable vis-à-vis des animaux. Une caille aux raisins et un documentaire animalier nous tirent parfois de notre indifférence, mais elle se reforme vite. Nous le paierons cher. Par ailleurs, en effet, les animaux hantent mes livres comme autant de figures poétiques qui me divertissent de l’homme : on sait ce qui va inévitablement arriver à ce héros fatigué, il va aimer une femme, puis n’en sera plus aimé. Pauvre garçon. L’animal me surprend encore. J’aime ses formes, l’animal comme plastique, comme terre glaise, à modeler, il est aussi comme vous le supposez à juste titre un parfait gibier pour métaphores.

Quelle est votre actualité littéraire ?

La première année de L’autofictif sera publiée le 20 janvier sous ce même titre aux éditions de l’Arbre Vengeur, une jeune maison dont j’apprécie beaucoup les choix. Ils viennent notamment de republier La Cité des fous de Marc Stéphane, un écrivain furieux à cheval (et ça galope) entre le XIXe et le XXe siècles, au sujet de qui on ne manquerait pas d’évoquer l’influence de Céline s’il n’était son aîné et peut-être plutôt son précurseur. Je prépare aussi, pour le printemps sans doute, chez Fata Morgana, un livre court illustré par Philippe Favier, En territoire Cheyenne.

Avec une vingtaine d’ouvrages publiés, vous avez l’impression d’avoir construit un tout cohérent, une œuvre globale ?

Je ne conçois évidemment pas cet ensemble comme une œuvre. L’avenir le dira, ou plutôt il ne dira rien, qui sera bien trop préoccupé de son présent inassimilable. J’essaie à chaque livre d’aborder mon sujet sous un angle différent, de varier les formes, pour ne lasser personne, ni moi le premier. Mais je veux bien croire que l’on n’écrit jamais qu’un seul et même livre : n’a-t-on pas qu’une vie ?

Il y a quelque chose que vous tenez à ajouter ?

Ceci peut-être : je joue tout de même un peu à me montrer aussi péremptoire. En réalité, je suis un allergique, un intuitif, un spéculatif. Je pense par analogies. J’éprouve le sentiment de toucher à la vérité ou le frisson du physicien qui aurait élucidé l’énigme de la matière quand j’ai énoncé dans une phrase joliment tournée un séduisant paradoxe (car voici mon angoisse écartelée).



1 éditions Mille et une nuits

2 Éric Chevillard a une plume, une vraie, ses livres le prouvent. L’arme n’est pas à négliger, son potentiel dévastateur est avéré.

3 Photo Guy Robert

4 L’infâme Jean-Désiré Nisard, piètre figure littéraire du 19e siècle, lâche et vil, sujet obsessionnel de haine de Démolir Nisard. Extraits : « Si mon mépris était un moulin, Nisard serait tout le blé de la France. » « Vilain cafard, bon élève par défaut d’imagination et servilité naturelle, doué par ailleurs de la phénoménale mémoire des pauvres d’esprit dont le cerveau est cousin des mousses et des éponges, Désiré subit les brimades de ses camarades mais rend hardiment coup pour coup, écrasant sous son poing les coccinelles et les fourmis qui passent à sa portée. »

5 Ouvroir de Littérature Potentielle, site ici


COMMENTAIRES

 


  • dimanche 30 novembre 2008 à 12h12, par mon prénom Bertille

    Bernard Comment de Dominique Viart sont venus à Toulouse dans le cadre des métiers du livre.
    De tous les auteurs « neufs » dont il a été question c’est Eric Chevillard que j’ai envie de lire.
    J’ai 66 ans et suis assez imperméable à la nouvelle littérature.



  • Qu’ajouter ? Ceci peut-être : http://www.jyvais.org/article-26039167.html, critique d’un livre d’Eric Chevillard à paraître le 20 janvier 2009.



  • Eh bien, perso, j’aimerais assez pouvoir poser des questions à Eric Chevillard. Mais je ne sais vraiment pas comment faire. En fait, je fourmille de questions à son endroit. A son envers aussi, et contre tout. Si je pouvais lui poser des questions, ce ne serait certes pas les mêmes que les vôtres, pourtant fort pertinentes. Je ne vous dirai pas lesquelles, pour l’appâter, sait-on jamais.

    Clopine, un peu découragée

    Voir en ligne : http://www.clopinet.canalblog.com



  • J’ai lu « Mourir m’enrhume » à l’époque de sa sortie et je l’avais trouvé artificiel (!). Que de temps perdu par la faute d’un jugement trop hatif ! « Démolir Nisard » a été une révélation : depuis cette décapante - et récente - lecture, j’ai pu découvrir ces merveilles que sont « Les absences du capitaine Cook », « Sans l’orang-outang » ou « Palafox » : jamais rien rencontré de mieux depuis les grands Beckett, « Murphy » et « Molloy » !
    Merci à Eric Chevillard. Lire en français etait devenu périlleux depuis une trentaine d’années : ce n’étaient plus que textes ringards et nombrilistes dont la vacuité et la prétention décourageait la plus acharnée des bonnes volontés. Chevillard c’est le Sterne - l’écrivain et aussi l’oiseau - de notre pauvre littérature cacochyme

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